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L'autrice afro-féministe Kiyémis, photographiée par Adeline Rapon, pour Albin Michel
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L’autrice Kiyémis s’affirme comme votre « pire cauchemar » dans un essai libérateur

Dans son essai Je suis votre pire cauchemar !, très accessible, où l’autobiographique se mêle aux références sociologiques et culturelles, l’autrice afroféministe interroge nos normes de beauté actuelles, héritage colonial, raciste, sexiste et grossophobe, pour mieux proposer de s’en libérer. Individuellement, mais surtout collectivement. Interview.

« Il y en a plein des filles désir », chante Vendredi sur Mer. Ces femmes à la plastique considérée comme parfaite selon les critères de beauté dominants en Occident, largement édictés par les hommes cis hétéros. Nombreuses sont celles à se plier en quatre pour répondre à ces injonctions tacites de nos sociétés patriarcales, comme l’ont déjà étudié Naomi Wolfdans The Beauty Myth: How Images of Beauty Are Used Against Women (1990) ou encore Mona Chollet dans Beauté fatale : Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (2012). Dans cette lignée, mais depuis une autre perspective — celle d’une femme noire, foncée de peau, et grosse —, l’autrice afroféministe française Kiyémis réinterroge nos canons de beauté et ce qui limite socialement l’accès à l’amour-propre, à travers son premier essai, Je suis votre pire cauchemar !, paru le 9 novembre 2022 aux éditions Albin Michel.

Quel est le prix à payer pour avoir la cote au « grand marché de la « bonne meuf » comme le résume Virginie Despentes dans King Kong Théorie (2006), pour être « that girl » selon TikTok ? Kiyémis sait très bien qui est considérée comme une « bonnasse » comme elle l’écrit dans son essai, puisqu’elle est perçue socialement comme son total opposé, elle, « la fille cauchemar ».

À travers six chapitres vifs et poétiques, qui mêlent introspection, ressources sociologiques et références issues de la culture populaire, l’autrice afroféministe offre une réflexion foisonnante sur le poids des diktats, le désir de validation, et la jalousie comme symptôme des inégalités sociales. Plus politisé qu’un hymne au self-love sauce développement personnel, cet essai accessible rappelle combien nos normes esthétiques s’inscrivent dans une histoire sociale du sexisme, du racisme et de la grossophobie.

Kiyémis identifie cet héritage colonial qui pèse encore sur le présent pour mieux proposer de le dépasser et ainsi transformer nos pires cauchemars en utopies. Pour Madmoizelle, elle nous parle de l’importance de revenir à la racine du body-positive et de la beauté comme régime politique.

L'autrice afro-féministe Kiyémis, photographiée par Adeline Rapon, pour Albin Michel
L’autrice afro-féministe Kiyémis, photographiée par Adeline Rapon.

Interview de Kiyémis, autrice de Je suis votre pire cauchemar !

Quand vous vous regardez dans le miroir aujourd’hui, que voyez-vous ?

Cela dépend des jours. Parfois, je vois un corps séduisant, qui apporte de la chaleur, qui nourrit, une personne capable de ressentir beaucoup d’émotions, de joie. Quand je me sens aussi alignée, c’est facile de me sentir reconnaissante du corps que j’ai, qui me permet de vivre mes rêves. D’autres fois, quand je me regarde, je trouve mon corps laid, trop gros, trop encombrant, difforme. Mais j’ai accepté ces variations. Ce qui est important pour moi à l’âge de 30 ans, c’est de ne pas laisser ces fluctuations tomber trop bas, dans une spirale de négativité. Il y a aussi plein de jours où je suis complètement indifférente face à mon propre corps.

On vous connaissait plutôt en tant que poétesse jusqu’à aujourd’hui, comment et pourquoi avez-vous basculé vers l’essai ?

Quand j’ai sorti mon recueil de poésie, À nos humanités révoltées en 2018, j’ai beaucoup de proches qui ont été surpris par cette forme et s’attendaient plutôt à un essai, donc cela m’amuse qu’on me pose la question inverse aujourd’hui. J’avais envie de créer un texte d’intervention, et c’est l’espace, la forme, que je trouvais la plus appropriée. Je voulais parler de la grossophobie, et c’est sous la forme d’un essai que ça me semblait le plus évident.

Après, j’aime beaucoup changer de forme, ce qui compte le plus pour moi c’est de choisir celle la plus efficace pour transmettre les émotions et le discours que je veux porter. Parfois, la poésie, qu’elle soit en vers ou en prose, est la plus efficace, plus spontanée, parfois c’est d’autres formes. J’ai encore beaucoup d’outils dans ma manche [rires].

Mais la poésie reste très présente dans ma manière d’écrire cet essai, qui s’ouvre d’ailleurs sur une citation d’une poétesse que j’adore, Nayyirah Waheed [des vers du poème « salt » : And I say to my body. Soflty. « I want to be your friend. » / It took a long breath. And I replied. I have been waiting my whole life for this. » ]. La poésie fera toujours partie de moi, infusera toujours ma manière d’écrire, qu’importe la forme.

Qui est « la fille-cauchemar », et pourquoi vaut-il mieux apprendre à faire la paix avec elle selon vous ?

De mon point de vue, la « fille cauchemar », c’est celle qui est à l’encontre de tous les codes de beauté occidentaux qu’on connaît. À mes yeux, c’est donc une femme qui me ressemble : noire, à la peau très foncée, grosse, avec du ventre, du gras dans le dos, des vergetures, de la cellulite. Elle est à l’opposée de la blancheur, de la minceur, de la lisseur.

Faire la paix avec elle, c’est, de manière complètement intuitive, détruire la hiérarchie des codes de beauté qui font qu’on construit cette figure-là comme fille cauchemar. Puisque celle-ci est le résultat de systèmes d’oppressions qui s’illustrent dans les codes de beauté. Faire la paix avec elle revient donc à combattre le sexisme, le racisme, le colorisme, la grossophobie.

« Moins l’on est considéré comme désirable, moins on nous laisse le droit d’exister en paix. »

— Kiyémis

En quoi la grossophobie tire-t-elle en grande partie ses origines dans le racisme et le sexisme ?

L’essai socio-historique Fearing the Black Body: The Racial Origins of Fat Phobia de Sabrina Strings l’explique très bien : durant le commerce triangulaire, toute une pensée se construit pour définir des stéréotypes de genre (à quoi doit ressembler le corps d’une femme occidentale parfaite) en totale opposition avec celui des personnes africaines. Comme il faut diaboliser, vilifier le corps des personnes noires, afin de pouvoir justifier de les réduire en esclavage, on passe par des outils (notamment à travers les représentations) pour les considérer comme barbares. On les considère notamment comme trop en chair, ce qui amène à les bestialiser, à les hypersexualiser, et à les déshumaniser. C’est ainsi que les corps des femmes noires, a fortiori grosses, sont considérées, représentées socialement, comme étant à l’opposé de celui des femmes blanches, et de l’idéal de minceur.

Dans quelle mesure la quête perpétuelle de validation peut-elle être néfaste pour l’amour-propre et la confiance en soi ?

Je pense qu’il est irréaliste de croire qu’on n’a pas besoin de validation. Nous sommes des êtres sociaux, on a besoin de connexion les uns avec les autres, et de ce fait, cela me paraît virtuellement impossible de pouvoir complètement s’émanciper de ce désir-là. D’ailleurs, je ne pense pas que cette quête soit vaine ou vile en soi. En revanche, c’est le contexte patriarcal et raciste qui est à critiquer, selon moi : il est demandé aux femmes d’être les plus désirables possibles aux yeux des hommes, selon leurs critères. On est soumises à une société qui veut que moins l’on est considéré comme désirable, moins on a le droit d’exister en paix.

L’inégale répartition des richesses a été pendant très longtemps à l’avantage des hommes : rien qu’à partir de ce facteur économique, on peut comprendre l’intérêt de vouloir se trouver un mari dans un souci d’accès aux ressources, par exemple. Même si c’est en train de changer, que les femmes peuvent travailler, avoir leur propre compte bancaire, etc., ces générations d’inégalités ont laissé des traces et des réflexes, dont cette compétition de désirabilité. La question de l’amour de soi paraît secondaire quand on galère à survivre.

« La jalousie pose la question de qui a et qui n’a pas : qui domine et qui est écrasé ? Et comment peut-on réguler l’accès aux ressources pour garantir l’égalité ? »

— Kiyémis

On parle beaucoup de sororité, mais celle-ci peut aussi se créer dans une forme de solidarité, de détestation, que vous évoquez dans votre livre : en quoi la jalousie qu’on peut ressentir vis-à-vis d’autres femmes constitue-t-elle un tabou féministe ?

J’ai voulu parler de jalousie et de rivalité féminine dans mon livre, parce qu’il me semble important d’aborder ce sentiment que certaines femmes, même féministes, peuvent ressentir. Ce sentiment peut découler du patriarcat, mais je ne sais pas si c’est un tabou féministe. En revanche, le féminisme peut y répondre puisqu’il veut l’abolition du patriarcat, ce qui conduirait à davantage de justice sociale, et donc une meilleure répartition des ressources. Si l’on se sent en sécurité émotionnelle, financière, etc., la jalousie disparaît, je pense.

La jalousie découle bien souvent des hiérarchies créées entre les femmes, selon des critères sexistes, racistes, grossophobes et classistes. C’est ce qui fait qu’on porte certaines femmes aux nues plutôt que d’autres, qu’elles bénéficient de ce qu’on peut surnommer pour aller vite le « pretty privilege » ou le capital beauté. La jalousie naît de ces écarts entre celles qui ont et celles qui n’ont pas ou sont privées, je pense.

Le féminisme, l’anti-racisme, et l’anti-capitalisme essaient de répondre à ces hiérarchies socialement construites. Tant que ces systèmes existeront, les jalousies subsisteront. Et plutôt que de s’auto-juger parce qu’on serait jalouses d’autres personnes, on peut plutôt chercher à comprendre pourquoi, par quels mécanismes, d’où ça vient, qu’est-ce qu’elle traduit. La jalousie pose la question de qui a et qui n’a pas : qui domine et qui est écrasé ? Et comment peut-on réguler l’accès aux ressources pour garantir l’égalité ?

Le mouvement body-positive vous semble-t-il complètement dévoyé de ses origines par des personnes aux corps normés et surtout des entreprises qui y ont vu une nouvelle opportunité marketing ?

Je pense que le body-positive, comme beaucoup de mouvements venus de la gauche, a pour but que la plupart des individus se sentent mieux. Le postulat de départ, c’est que les sytèmes grossophobes, capitalistes, sexistes et racistes nous oppressent et qu’il faut les détruire pour ce sentir mieux. On l’oublie souvent, mais cette colère des militants de gauche souvent caricaturée n’est rien d’autre que de la joie frustrée, en fait : on pourrait se sentir bien si l’on n’était pas empêchés par ces dynamiques structurelles oppressives.

Or, cet élan de joie vital a été détourné par des entreprises capitalistes qui y ont vu une opportunité pour vendre des promesses de se sentir mieux qui passeraient par la consommation. Dans notre contexte social, c’est facile pour des services marketing de dire : « Nous aussi, nous voulons que vous vous sentiez mieux dans votre peau. D’ailleurs, on vous propose d’acheter notre produit qui vous y aidera ».

Ce que j’ai envie de faire avec ce livre, au-delà de ce que je vis et de mon analyse de tout ce système, c’est de rappeler ce qu’est le mouvement body-positive, d’où il vient (des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni). Au départ, il s’agit de personnes grosses qui critiquent les violences médicales, les discriminations à l’emploi, et comment on a construit l’archétype de la persone grosse comme une figure amorale qui mérite humiliation, punition, et d’être privé d’accès aux ressources.

Rappeler cette histoire-là permet de rappeler que les personnes grosses et très grosses étaient à son initiative, au centre. Cela me paraît de plus en plus essentiel à mesure que d’autres personnes se l’approprient parce qu’un bourrelet leur déplaît. Je ne dis pas que c’est mal ou qu’elles ont tort, je veux juste qu’on prenne le problème à la racine.

Mon livre veut mettre en lumière la façon dont sexisme, racisme et grossophobie sont imbriqués et rappelle que le body-positive est d’abord et avant tout un mouvement de libération des corps gros. Or, on tend à l’oublier. Les marques qui s’en réclament ne font même pas semblant de faire des dons à des associations comme Gras Politique pour faire du body-positive-washing [rires] !

« Mon livre veut mettre en lumière la façon dont sexisme, racisme et grossophobie sont imbriqués et rappelle que le body-positive est d’abord et avant tout un mouvement de libération des corps gros. »

— Kiyémis

Vous semblez avoir écrit ce livre pour lutter contre votre cauchemar « de voir d’autres femmes, des filles, des sœurs, des nièces, porter cette même haine d’elles-mêmes et de leur corps, cette même envie de se réduire et de ne pas prendre de place ». Concrètement, qu’est-ce qui pourrait les aider à rêver sans se restreindre selon vous ? 

Je pense à deux choses en particulier. Premièrement, changer la façon dont on se pense soi et pense le corps des autres, à l’échelle individuelle. Cela peut commencer, par s’entourer d’images positives de différents corps. Or, quand on a été bassiné toute sa vie par un seul et même morphotype filiforme, c’est une vraie discipline de changer ces représentations. Certes, Internet a facilité la mise en lumière de corps marginalisés jusque-là, mais les marges n’y ont pas pris le dessus pour autant. On peut débuter par diversifier son feed Instagram, par exemple. La manière dont on nourrit notre imaginaire, notre « bibliothèque mentale » pour reprendre l’expression de la psychologue Stella Tiendrebeogo, c’est essentiel !

À l’échelle collective, adhérer à des groupes militants, c’est important aussi : il peut s’agir d’un syndicat, d’un collectif féministe et/ou anti-raciste, etc. Cela contribue à casser l’esprit de compétition si capitaliste qui nous pousse à nous jalouser. Ce n’est pas pour rien qu’on emploie l’expression « se jeter à corps perdu » dans une cause : rejoindre un mouvement, quel que soit la forme, donne énormément de force. Des manifestations, des festivals engagés, peut être salvateur.

La force du groupe peut nous inonder individuellement. Cela aide à se rendre compte de notre pouvoir d’agir, de penser, de nous renforcer, de nous mobiliser. Cela invite à exercer sa solidarité, plutôt que de rester dans son coin et d’être divisé. On a besoin de penser d’autres mondes possibles. Le bénéfice ne sera pas forcément immédiat, mais ça œuvre au changement culturel, social et politique à moyen/long terme.

Quelle est la question qu’on ne se pose pas assez autour de la grossophobie aujourd’hui selon vous ?

Je trouve qu’on ne fait pas encore assez le lien entre grossophobie et misogynoir. On sent encore aujourd’hui le ruissellement des impacts de la colonisation et de l’esclavage. Ça continue de puruler, de polluer notre rapport aux autres, à nos propres corps, à ce qu’on considère d’être beau ou non. Ce n’est pas pour rien que tant de femmes noires entretiennent un rapport compliqué avec leur corps, leur nez, leurs cheveux. Ce n’est pas non plus pour rien que les industries de régime continuent de si bien se porter.

Je pense qu’on mérite toutes et tous de vivre bien : entretenir un rapport apaisé, joyeux, à nos corps ne doit pas être un privilège. Cela doit être démocratisé. La réponse ne doit pas être individuelle, il ne s’agit pas de développement personnel pour devenir une meilleure version de soi-même dans son coin. Mais je n’ai pas toutes les réponses.

Je veux rêver à un monde que je ne connais pas, en fait, et ce n’est même pas pour moi mais pour les générations futures. Parce que j’ai grandi dans le monde tel qu’on le connaît actuellement, et il m’arrive encore de rêver de minceur comme on rêve de richesse. C’est pourquoi je veux planter des graines qui germeront pour entraver les roues du racisme, du sexisme, et de la grossophobie.

Couverture du livre Je suis votre pire cauchemar ! de Kiyémis

Je suis votre pire cauchemar ! de Kiyémis, aux éditions Albin Michel, 16,90 € les 188 pages.

À lire aussi : Avec Amours Silenciées, Christelle Murhula éclaire les limites de la révolution romantique

Crédit photo de Une : L’autrice afro-féministe Kiyémis, photographiée par Adeline Rapon / Illustration de couverture du livre : Hina Hundt.


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Les Commentaires

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Avatar de EvaEva
11 novembre 2022 à 19h11
EvaEva
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