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Pour voir des gens qui me ressemblent sur Instagram, j’ai décidé d’entraîner mon algorithme

Comme nous toutes ou presque, Auréline passe du temps sur Instagram. Mais sur le réseau social, elle ne scrolle pas en vain : elle éduque son algorithme à lui montrer des personnes qui lui ressemblent, des personnes grosses et invisibilisées.

Avertissement : j’utilise les termes « gros » et « grosse » et pas « ronde », « voluptueux » etc. que je considère comme des euphémismes. Gros n’est pas un gros mot, comme diraient les activistes Daria Marx et Eva Perez-Bello !

Je m’appelle Auréline, et j’ai une passion bizarre dans ma vie : l’algorithme d’Instagram. Plus qu’une passion, c’est une relation d’amour-haine que j’entretiens depuis quelques années.

Vous vous demandez sûrement ce que je raconte. Je parle de l’onglet discover d’Instagram, cet espace qui nous propose de nouveaux contenus en fonction de nos likes et nos activités sur la plateforme. Ce discover à l’origine de mes heures de scrolling intensif. Ce discover qui a volé ma vie… non, j’en fais trop.

Être une femme grosse, et chercher des représentations de soi

Je suis une femme grosse, et souvent, quand on est une personne grosse, on est un peu solo. J’ai toujours été la seule personne grosse dans les espaces que je fréquentais : seule grosse à l’école, au travail, au club de sport, dans les cercles de potes… Un jour, j’ai réalisé que j’avais besoin de voir d’autres personnes comme moi. Pour s’épanouir, c’est important de voir des personnes avec les mêmes corps, les mêmes problématiques d’accès aux vêtements, à l’espace public ou aux relations sociales que soi.

Sauf que sur Instagram, je suivais surtout mes proches, quelques youtubeurs et proto-influenceurs et influenceuses. Pas de personnes grosses. Mais l’onglet discover me tendait les bras, prêt à me montrer d’autres comptes : des gens qui me ressemblent, à qui je pourrais m’identifier. Enfin, c’était l’idée que je m’en faisais.

L’onglet discover d’Instagram, de l’anglais « découvrez », est une sorte de page de suggestions. En fonction de vos recherches, des personnes que vous suivez et de vos habitudes sur le réseau, cette page met en avant des contenus dont l’algorithme pense qu’ils vous plairont. Mais comme souvent, celui-ci est pétri de biais sociaux et politiques, ce qu’expérimente l’autrice de ce témoignage.

Discover, l’empire des canons de beauté ?

Hélas ! Sur discover, au début de ma quête, je ne trouvais presque que des corps minces, blancs, dans tous les canons de beauté possibles et imaginables. Du contenu orienté « healthy », « positive mind » etc. Très… Instagram, quoi.

J’ai commencé à chercher à me voir représentée parmi les personnes grosses un peu connues : c’étaient les débuts de Tess Holliday et Ashley Graham, ou Philomena Kwao et Mayra de Wilde. Timidement, Instagram a commencé à me proposer d’autres comptes de femmes grosses, modèles photos, influenceuses ou blogueuses qui font aujourd’hui encore partie de mon paysage virtuel quotidien. Big or Not, Sarah Martoni, Lalaa Misaki, ou des comptes qui m’ont donné des outils de compréhension de la grossophobie, comme celui de Jennifer Padjemi.

Ces meufs ont sauvé ma vie, sans exagération. Mais surtout, c’est là que mon intérêt a été piqué. Quand j’allais voir mon discover après avoir liké des photos de personnes grosses, Instagram me proposait une avalanche de posts célébrant la culture des régimes.

Des images culpabilisantes de nourriture, avec le décompte calorique. Des montages de photos avant-après avec des pertes de poids impressionnantes. Des exercices de sport. Des comptes de coachs spécialisés dans la perte de poids. Des posts à propos de summer body…

Le tout était super violent. Je voulais voir des femmes comme moi, pour m’identifier, me construire et on me renvoyait à la perte de poids. Circule, y a pas de grosses à voir et repose cet avocat BEAUCOUP TROP CALORIQUE, bouffe une branche de céleri à la place. N’oublie pas de faire du yoga !

Un jour, j’ai décidé d’entraîner mon algorithme

En fait, l’algorithme avait pris mon intérêt pour les personnes grosses pour une volonté de perdre du poids. Ce qui n’est pas complètement absurde, beaucoup de ces femmes ressemblant aux « avant » des montages de perte de poids qu’on trouve à foison sur le réseau.

Mais surtout, l’algorithme me résistait. Il résistait à ma volonté de liker et voir des personnes grosses, pour me rediriger vers des contenus liés à des régimes. Il corrigeait l’intérêt que j’exprimais par des engagements sur des posts (likes, clics, enregistrements…) en me redirigeant vers des propositions qui étaient à l’inverse de ce que j’avais choisi de voir.

C’est là que j’ai été prise dans l’engrenage. Il fallait que je comprenne comment discover réfléchissait. Et plus encore, il fallait que j’arrive à le contrer, pour enfin arriver à en avoir l’utilité : voir des personnes grosses, qui me ressemblent, et découvrir leurs contenus sur Instagram.

C’est comme ça que j’ai décidé d’entrainer cet algorithme. Au début, je trouvais l’idée assez marrante, je voulais voir comment l’interface changeait en fonction de mes actions. Petit à petit, j’ai commencé à le faire de manière plus intensive, presque au quotidien : j’en avais assez, de voir les personnes grosses aussi invisibilisées. 

« C’est devenu une sorte de rapport de force »

C’est devenu une sorte de rapport de force : dès que j’avais cinq minutes de libres, j’allais sur discover pour m’abonner, liker, commenter sur les comptes qui m’intéressaient, et en bloquer d’autres, ou cliquer sur « ça ne m’intéresse pas ».

Avec toutes ces informations quotidiennes, je m’évertuais à transmettre mes goûts à l’algorithme pour pouvoir voir du contenu pertinent. Il forçait dans un sens, je forçais dans l’autre.

Pendant des années, donc, j’ai liké systématiquement les posts de personnes grosses, pour éduquer mon petit algo. Au bout d’un moment, discover lâchait l’affaire autour de l’esthétique régime. Mais il suffisait d’un jour ou deux sans toucher à Instagram pour que ce feed reprenne reprenne une apparence très blanche, mince, cisgenre et hétérocentrée.

Quelle représentation des personnes grosses ?

Pendant toutes ces années, cependant, discover ne m’a proposé qu’un modèle de personne grosse : une femme cisgenre, blanche, hétéra et arborant tous les codes d’une féminité exacerbée. Apprêtée, coiffée, maquillée, avec une silhouette en 8, la représentation de la femme grosse sur le réseau est souvent unidimensionnelle. Et ce, sur les comptes des influenceuses grosses autant que sur les comptes qui fétichisent et sexualisent les femmes grosses.

Car la femme grosse, sur Instagram, se doit d’être sexy, jolie, bref de faire envie. À tel point que mon algorithme met dans le même panier la grosseur et les grosses poitrines, pour bien appuyer leur sexualisation.

C’est beaucoup plus difficile de forcer discover à me montrer des corps gros, et différent de cette norme : des personnes queers, non-binaires, trans, butch, ou même des hommes. Ces comptes-là ne sont absolument pas visibilisés par la plateforme.

Autre détail troublant, c’est très difficile de forcer discover à me montrer des personnes racisées. Pourtant j’utilise aussi Instagram pour m’éduquer, notamment sur les problématiques des Natives, ou plus récemment sur le conflit israelo-palestinien. J’ai beau m’engager sur ce contenu, par les likes, l’enregistrement des posts dans mes signets ou les commentaires, cela ne ressort pas sur mon discover.

« Je dois fournir un effort supplémentaire pour avoir un fil qui me ressemble »

Et là, ça fait peut-être tilt chez vous : je dis forcer. Car au fond, c’est de cela qu’il s’agit. Ça fait des années que je me force à liker tout contenu de personne grosse, tellement automatiquement qu’il m’arrive de liker par erreur des comptes promouvant la perte de poids parce qu’on ne voit que l’avant, par exemple.

Et je sais que si je clique sur trois photos (sans engagement aucun, juste le fait d’avoir cliqué) d’une meuf mince, discover va se renouveler et ne me proposer que ça, jusqu’à ce que j’arrive à le refaire virer vers le contenu qui m’intéresse. Tout ça se joue à coups de likes en masse, de comptes bloqués et de manips « Ne m’intéresse pas…» pendant des jours.

Je dois fournir un effort supplémentaire pour avoir un fil qui me ressemble, qui me plaît. Et si je l’expérimente par jeu avec l’algorithme, je trouve aussi épuisant de devoir être aussi active. Instagram nous vend un contenu personnalisé ; dans la réalité, l’algorithme est un enfant récalcitrant, à qui on doit faire réciter ses gammes tous les jours.

L’inertie de l’algorithme, et la lutte contre l’invisibilisation

Que certains comptes soient plus poussés parce que plus bankable, je l’entends, mais ça se fait au détriment de personnes minorisées dans l’espace public. Et quand on en vient à invisibiliser des gens, ça me dérange beaucoup. Car les personnes qui m’intéressent ne font pas que du contenu esthétique et la promotion de thé détox ; ce sont aussi des personnes qui font beaucoup de sensibilisation et d’éducation sur des sujets importants comme la santé mentale, sexuelle, comme la justice sociale…

Ces comptes sont pas seulement moins mis en avant, ils sont activement repoussés plus loin dans les tréfonds du réseau social. Il me semble anormal qu’on puisse avoir si facilement un discover aussi blanc, aussi mince, aussi cis et hétéronormé, aussi centré autour de la consommation de masse et des injonctions sur l’apparence physique. Et qu’il soit à l’inverse impossible d’avoir un discover uniquement de personnes grosses par exemple. Parce que croyez-moi, ça fait des années que j’essaie et je le dis : c’est impossible.

Aujourd’hui, j’ai réussi à rendre mon discover plutôt cool. J’ai pas mal de personnes grosses, des recettes vegan sympa, du pow-wow. Mais je sais que demain, il faudra tout recommencer.

À lire aussi : La fondatrice de @corpscools nous parle libération des corps gros et fat-activisme radical

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Les Commentaires

4
Avatar de Jester.
7 juin 2021 à 22h06
Jester.
L'article est plutôt intéressant !
Je suis cependant un peu réservée sur deux points...
D'une part, je pense qu'il faut demeurer prudent lorsqu'on souhaite "s'éduquer" grâce aux réseaux. Il s'agit d'ailleurs d'un anglicisme (en français, on dirait s'instruire ou s'éveiller) dont le sens dans le contexte du numérique évoque davantage la familiarisation au militantisme que l'apprentissage de connaissances spécifiques. Ce n'est évidemment pas un mal, et il est bien sûr souhaitable de se construire une conscience politique ! Cependant, cela a une incidence sur le type de savoir assimilé, qui, sur les réseaux, est souvent associé à un prisme militant extrêmement fort.

Par exemple, l'immense majorité du contenu diffusé sur le conflit israelo-palestinien est le fruit de sources particulièrement engagées d'un côté ou de l'autre - sans compter sur le fait que le nombre de fake news s'est avéré relativement délirant. Bref, en dehors de quelques cas précis, on n'a ni affaire à une information journalistique, ni à une information historique. Ce n'est pas grave en soi parce que tous les types de sources peuvent être intéressants, mais ça le devient si on laisse instagram ou twitter remplacer le travail de sources fait par les journalistes ou les historiens !

Pour les étudiants, je rappelle (mon obsession du moment pardon) que toutes les bibliothèques universitaires de France proposent des accès gratuits à la presse internationale payante (via Europress en général) et à de nombreux ouvrages de références (les Que Sais-Je sont gratuits via Cairn en donnant ses identifiants universitaires par exemple). Bref : les réseaux peuvent être un bon point d'entrée, mais il est dommage de s'en tenir là (sauf si on n'est pas gêné par le fait de posséder une connaissance superficielle d'un sujet - ce qui n'est pas forcément embêtant). Ça m'embarrasse davantage quand certains pensent être spécialistes d'une question grâce à des contenus sociaux, ce qui malheureusement est souvent le cas (pensée émue pour ceux qui se sont crus virologues après avoir vus 153 posts FB sur Raoult).

Ça, c'était pour le petit ( ) hors-sujet ! Maintenant, je pense que la vraie question du mal-être et de l'identification à autrui sur les réseaux n'est pas qu'une question de représentativité, mais plutôt de représentation au sens large (wesh un bon sujet de bac philo ça). En gros : il est évidemment souhaitable que davantage de profils soient mis en avant par les algorithmes parce que la tyrannie des corps blancs et minces ça va bien deux minutes

En revanche, malgré tous les courants body positive et les photos d'aisselles poilues du monde, je pense que la sensation de mal-être perdurera car ces photos, quoiqu'on en dise, demeurent triées, choisies et mettent en scène des personnalités qui ont quelque chose que le commun des mortels n'a pas : à savoir un following. Le sentiment "d'infériorité" dont on souffre tous à un moment ou à un autre sur les réseaux me paraît inné à leur fonctionnement et difficile à gommer. Je demeure bien entendu ravie qu'il y ait davantage de diversité et encourage fortement ces initiatives - mais disons que je crois malheureusement que le problème est plus profond que cela...

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