Je suis une femme noire, une femme noire qui aime lire. Et en juin dernier, j’ai décidé d’interroger les ouvrages qui composaient ma bibliothèque : je la trouvais très… blanche.
Pendant Black Lives Matter, je me suis remise en question
En plein milieu d’une nouvelle vague du mouvement Black Lives Matter, je me suis demandé quelle place j’occupais dans ces débats qui saturaient les médias et les réseaux sociaux. Tous les jours, pendant plusieurs semaines, des articles et des tweets ont été relayés pour mettre en lumières les violences policières et les difficultés subies par les populations noires, notamment aux États-Unis.
Moi, je suis une femme, je suis française, et je fais partie de la classe moyenne. Même si je ne suis jamais tout à fait sereine lorsque je croise une voiture de police, et même s’il m’est arrivé qu’un vigile me suive au supermarché, je ne suis pas la première visée par ces discriminations policières.
Parce que j’ai le privilège de ma classe socio-économique, mais aussi parce que, comme tout le monde, la société dans laquelle j’ai grandi m’a fait intégrer tout un tas de réflexes racistes depuis l’enfance, j’ai décidé de me remettre en question. En commençant par quelque chose qui prend beaucoup de place dans ma vie : ma bibliothèque.
Sans surprise, je n’y ai vu que très peu de noms d’autrices et d’auteurs noirs, et une immense majorité d’auteurs blancs. Cette réalisation m’a poussée à me questionner sur les raisons de cette absence et comment y remédier au plus vite.
Je m’identifiais sans problème aux personnages blancs
Si la question du racisme m’a toujours intéressée, j’ai longtemps cru ne pas avoir besoin de lire des livres écrits par des personnes qui me ressemblaient, avec des personnages principaux qui partageaient mes expériences, pour apprécier mes lectures.
De même que je pouvais lire les aventures de D’Artagnan et m’imaginer mousquetaire, je pouvais lire toute la littérature blanche et me projeter dans des corps et des quotidiens qui, de fait, sont souvent très éloignés de moi. Dans des personnages qui ne sont jamais confrontés au racisme ordinaire, ou aux problématiques qui sous-tendent les vécus des personnes issues de sociétés qui ont été victimes de colonisation et d’esclavage. Je ne me posais donc pas de question.
Et même si je m’insurgeais intérieurement du manque de diversité des auteurs étudiés lors de mes études littéraires, je ne me tournais pas pour autant vers de nouveaux types de lectures.
Les « grands auteurs » sont-ils tous des hommes blancs ?
Malgré mes quelques connaissances sur la culture antillaise, et même si j’ai entendu toute ma vie les noms d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, j’ai la culture générale de tous les enfants qui ont suivi « l’École de la République » : celle des « classiques », des grands auteurs canoniques, c’est-à-dire presque uniquement des hommes blancs.
Quand je vais dans une librairie, c’est par réflexe vers eux que je me tourne. Mais plus encore, ce sont eux qui sont les plus accessibles : tous les auteurs et autrices ne sont pas simples à trouver… Les pièces de théâtre de Derek Walcott ne remplissent pas les étagères des librairies, françaises ou anglaises, que je fréquente.
Mon entourage ne lit-il que des auteurs et autrices blanches ?
Ce qui se joue dans ma bibliothèque est également un reflet de mon environnement social. Étant issue de la classe moyenne et ayant fréquenté les milieux littéraires (en classe préparatoire puis en fac de lettres), mes références sont aussi celles que je peux partager avec mes proches.
Or, si leurs lectures sont variées, elles sont conditionnées par les mêmes biais que ceux que j’ai évoqués plus tôt… Elles sont aussi blanches que les miennes. D’autant que dans le milieu des hautes études littéraires, et notamment dans les classes préparatoires parisiennes que j’ai fréquentées, la diversité n’est pas de mise.
En Khâgne, je n’ai croisé que peu de personnes noires et par voie de conséquence, la quasi-intégralité de mon entourage est blanche. Ces questionnements ne les concernent pas avec autant de violence que moi, et ils ne partagent pas forcément mes interrogations. Même sur des thématiques telles que le féminisme ou les questions queer, il est plus simple pour moi de lire les auteurs et autrices blanches que mes amis auront lues, et dont ils seront enclins à discuter.
Lire des auteurs blancs me permet d’être « légitime »
J’ajouterais que lire les mêmes auteurs et autrices que les personnes de mon milieu me permet aussi d’y
légitimer ma présence, de prouver ma « culture » , de ne pas faire tache. Le corpus littéraire est un symbole de classe. En tant que femme noire, ma connaissance du corpus littéraire français dit « classique » me permet d’asseoir une certaine place, notamment dans les milieux intellectuels masculins.
Car ces ouvrages jouissent évidemment de leur réputation de « grandes œuvres », tandis que les livres écrits par des personnes noires sont peu lus et étudiés à l’Université. Ils peinent à être considérés comme des œuvres de valeur dont l’écriture, les thèmes et la portée méritent qu’on s’y attarde.
D’ailleurs, être spécialiste des littératures noires est perçu comme une marque d’ouverture à l’autre quand on est blanc, mais interprété comme une forme de communautarisme quand on est soi-même noir. Un double standard qui nous pousse parfois, quand on est une jeune femme noire, à « lisser » nos lectures, et à nous isoler de nos pairs.
Comment parler du racisme en France ?
Dans ma bibliothèque, les livres écrits par des personnes noires étaient pour la plupart anglophones, notamment les ouvrages de non-fiction qui abordent des questions raciales (Why I’m No Longer Talking To White People About Race, ou The Good Immigrant, par exemple).
Je crois que le fait de me diriger plus facilement vers des livres anglophones que francophones pour aborder le thème de la race est le reflet de la difficulté à construire un discours autour du racisme en France.
En classe de primaire, ma maîtresse m’a appris qu’on ne pouvait pas utiliser le mot race parce qu’il ne décrivait aucune réalité scientifique. Ce qui à l’époque m’a semblé relever du bon sens m’a très vite paru absurde. Si le terme race ne désigne aucune réalité biologique, il décrit pourtant une réalité sociale qu’il est dangereux d’occulter. Refuser d’utiliser un mot pour décrire un fait, n’est-ce pas empêcher la construction d’un discours autour de celui-ci ?
Alors, même en ayant conscience des discriminations auxquelles je faisais face, le langage théorique et l’appui intellectuel de mes pairs m’ont manqué. J’avais l’impression d’être seule à construire une pensée autour de ces questions, et je me suis repliée sur moi-même.
J’ai cru que je ne trouverais jamais, dans les livres français, les ressources que je cherchais. C’est tardivement, en découvrant les mouvements militants anglophones dans lesquels le mot « race » n’est pas banni, que je me suis rendu compte de toute la littérature qui existait à ce sujet. Dans la foulée, j’ai découvert que de nombreux intellectuels francophones créent et revendiquent ces termes qui leur sont refusés, et construisent une pensée antiraciste, décoloniale ou encore afroféministe. Ce sont elles et eux, que je dois maintenant ajouter à mes lectures !
Après ce bilan, mes lectures ont changé
À la suite de ces réflexions, je me suis ruée en librairie pour acheter de nouveaux livres, en commençant par des auteurs et autrices antillaises : Maryse Condé, Dany Laferrière, Gisèle Pineau, Patrick Chamoiseau… Je les lis avec beaucoup de plaisir entre deux lectures pour l’université.
Bien sûr, je ne m’identifie pas à tout. Mais je trouve enfin des corps comme les miens, quelquefois le créole de mes parents, les lieux où habitent certains des membres de ma famille.
Je retrouve aussi chez d’autres les questionnements et des révoltes qui m’habitent, des poèmes qui reviennent sur une histoire qui vit en moi-même si l’école ne me l’a pas apprise, je côtoie des imaginaires riches, des styles variés, des voix aussi travaillées et puissantes qui celles qu’on m’a fait lire depuis l’enfance. Surtout, je rencontre d’autres femmes noires, les femmes de lettres que j’ai trop rarement étudiées dans mon parcours scolaire.
Ma bibliothèque n’est pas encore aussi diverse que j’aimerais qu’elle le soit, j’y travaille, et j’encourage tout le monde à en faire de même. À exercer sa capacité à s’identifier à ceux qui ne lui ressemblent pas, ou à chercher coûte que coûte la voix de ceux et celles qui nous ressemblent.
Laura Nsafou est autrice et blogueuse afroféministe. Elle a accepté de répondre pour nous à la question que se pose cette lectrice : pourquoi nos bibliothèques, nos librairies, nos études, sont-elles si blanches ? Ce témoignage fait écho, à certains égards, à son parcours de jeune femme noire en études littéraires il y a quelques années. Déplorant le peu de changements entre leurs deux expériences, elle raconte :
« J’ai partagé ses interrogations et la même expérience face à ces non-dits de l’Éducation nationale. Derrière des suggestions de corpus littéraires, on assoit ce qui relève de “la culture française”, et donc la culture légitime… Avec ses grands noms, et ses grands exclus. La seule différence avec mon vécu est que j’étais déjà gênée depuis plusieurs années par le fait de ne pas voir de personnages qui me ressemblent dans les livres proposés.
Les prismes par lesquels apparaissent les personnages noirs dans la littérature française classique sont toujours ceux de l’exotisation, de l’instrumentalisation, ou de l’invisibilisation. À cela s’ajoutait l’écart complet entre le corpus que proposait ma prépa et la bibliothèque de mes parents, qui comptait beaucoup de grands auteurs afros. Pourquoi ces auteurs ne m’étaient jamais proposés dans mon cursus ? Pourquoi mes références seraient-elles synonymes d’inculture dans ces milieux ? »
La place des auteurs et autrices noires dans le monde littéraire français
Elle explique par ailleurs que le monde du livre français a beaucoup plus de facilité à traduire les voix noires anglophones qu’à publier des auteurs et autrices afro-descendantes françaises. Le problème, c’est que ces récits sont rarement représentatifs de ce que vivent les personnes noires et afro-descendantes en France.
« Face à la dénonciation du manque de diversité et de représentation dans la littérature, le monde de l’édition nous répond parfois en citant la publication de fictions dépeignant des violences policières à Harlem, ou un récit sur l’esclavage au sud des États-Unis. Quel est le rapport avec une femme noire vivant à Toulouse ? En quoi devrait-elle se sentir représentée par ces fictions ? Le problème n’est pas cette littérature noire anglophone, mais la manière dont elle est instrumentalisée pour ignorer les imaginaires proposés par les auteurs et autrices noirs en France. Et ils sont nombreux. »
De l’importance de la représentation, et de la littérature « diversifiée »
Or, cette absence de représentation des auteurs, personnages, et cultures noires et afro-descendantes n’est pas sans conséquence sur la manière dont se construisent les enfants et jeunes lecteurs noirs.
« Pour se construire en tant qu’individu, un enfant se réfère aussi aux médias qu’on lui soumet pour se construire. Les livres, les dessins animés, les magazines… Quand il ne se voit pas, il comprend qu’il ne fait pas partie de la norme et pense être différent, voire étrange.
Pour cette lectrice, se voir enfin représentée après tant d’années doit être très grisant ! L’imaginaire a vraiment une dimension libératrice que l’on néglige souvent. Heureusement, j’aime croire que les oeuvres et les associations mobilisées autour de la question de la diversité vont permettre aux enfants d’aujourd’hui de se voir et d’être valorisés. »
Elle cite par ailleurs des personnes et projets qui font bouger les lignes, et proposent une enfin une littérature française diverse :
« Côté livres, on a une nouvelle génération d’autrices noires françaises à suivre, et qui investissent autant la poésie que la BD. La série afrofuturiste “Mulatako” de Reine Dibussi, le recueil “À nos humanités révoltées” de Kiyémis, et les initiatives d’autoédition comme celle du livre jeunesse “Les Puissantes”, en cours en ce moment.
Il y a aussi énormément de bookstagrammeuses noires qui se mobilisent pour recenser des auteurs et autrices noirs contemporains, comme le compte de @La_Booktillaise, et ça fait du bien ! »
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Les Commentaires
Mais c'est vrai qu'en littérature francophone, sorti de Azouz Begag et de Yasmina Khadra (qui est un homme sous pseudonyme féminin)... J'ai l'impression qu'on n'a pas beaucoup d'oeuvres produites par des personnes non-blanches mises en avant.
Et très très peu de femmes.