Je fais partie de cette génération qui était au collège-lycée dans les années 2000. Une période où, parmi les vêtements à la mode, comptaient les fringues Abercrombie & Fitch. Je me souviens d’avoir supplié mon père de m’acheter un sweat de cette marque portée par les personnes les plus privilégiées de la cour de récré, qui s’étaient dégoté le leur directement aux États-Unis.
J’ai fini par obtenir gain de cause : une commande hors de prix sur l’eshop (puisque la marque n’avait pas encore de points de vente en France) et une surtaxe pour frais de douane plus tard, j’ai reçu ce que je croyais être le graal. Mais ce n’était qu’un hoodie beaucoup trop grand pour moi, trop mal taillé pour rendre stylé porté oversize, dans un mélange de coton et de polyester cheap, et pré-usé par endroits.
Cette déception m’a servi de déclic pour enfin comprendre combien Abercrombie & Fitch n’avait jamais vendu qu’une image de cool et de sexy plutôt que des vêtements qui n’avaient de toute façon rien d’intéressant. Et c’est ce que dissèque consciencieusement un nouveau documentaire Netflix, White Hot: The Rise & Fall of Abercrombie & Fitch, sorti le 19 avril 2022 sur la plateforme.
Regardez le docu White Hot: The Rise & Fall of Abercrombie & Fitch sur Netflix
Abercrombrie & Fitch, ou le lycée perpétuel et sa course à la popularité à tout prix
Le docu croise les témoignages de personnes anciennement employées, mais aussi des activistes qui ont lutté contre les pires politiques discriminatoires de la marque qui les assumait complètement de 1992 à 2014, sous le règne de Michael Stanton « Mike » Jeffries, alors PDG.
En résulte une fresque glaçante de l’histoire de la marque qui a fait de l’exclusion son identité. Et donc de ce qu’A&F raconte de nos sociétés occidentales, capables de reproduire ad vitam æternam les dynamiques des personnes populaires versus impopulaires dans la cour de récré du lycée. Mais qui veut passer sa vie au lycée si ce n’est les bullies et cool kids ?
Au fait, c’était quoi Abercrombie & Fitch, et d’où ça vient ?
Fondée en 1892 par David Thomas Abercrombie et Ezra Hasbrouck Fitch, cette marque se veut typiquement américaine, et s’adresse au départ à l’élite masculine en lui proposant des vêtements de sports d’extérieur (fusils de chasse, cannes à pêche, et autre tentes de camping).
Un génie du commerce, Leslie Wexner (notamment à la tête de Victoria’s Secret et Bath & Body Works qui cartonnent à l’époque) la rachète en 1988 et y place comme PDG Mike Jeffries en 1992 pour amorcer le changement d’image d’Abercrombie & Fitch. C’est là que débute l’aura cool et sexy de la marque qui cache en fait des politiques d’entreprises hypersexualisantes, cishétéronormatives, grossophobes, et racistes.
Pourtant, c’était facile à voir rien qu’en regardant les boutiques, inoubliables. Il n’y a pas de vitrines, mais des persiennes en bois qui laissent deviner qu‘il fait noir à l’intérieur, avec de la musique à fond.
Des vendeurs-mannequins torse-nu font le pied de grue à l’entrée à la fois pour charmer et intimider. Et quand on rentre, une odeur de musc (à vendre, puisqu’il s’agit du parfum Fierce, dont le fond du flacon se décore du torse dénudé d’un adonis) saisit le nez tandis qu’on ne peut s’entendre parler et distingue à peine les vêtements.
Parce que A&F a beau être une boutique de fringue, c’est surtout une ambiance que l’on vend, le style de vie qu’aurait une personne blanche, belle, mince, cishétéro, riche, et populaire. Et c’est uniquement ce genre de personnes que souhaite engager alors la marque (qui n’allait de toute façon pas au-delà du XL) tout au long de la présidence de Mike Jeffries.
Sois beau, aryen et tais-toi
Si vous ne correspondiez pas à ses critères aryens, qu’importent vos compétences, vous aviez peu de chances d’être embauché, et étiez relégué à travailler en réserve, histoire que la clientèle vous voit le moins possible. Ne parlons même pas d’opportunité de monter dans la hiérarchie de cette entreprise alors fièrement eugéniste.
Une journaliste, Moe Tkacik (présente dans le documentaire Netflix) publie tout de même une enquête auprès du Wall Street Journal sur ces politiques RH discriminatoires, suscitant un scandale qui débouche notamment sur l’embauche d’un Chief Diversity Officer (également présent dans le documentaire) chargé d’implémenter davantage de diversité dans l’entreprise si ravie de privilégier les personnes blanches.
Car Mike Jeffries l’assume totalement, comme l’écrit le journalsite Benoit Denizet-Lewis (également présent dans le docu) dans un article-portrait majeur dans l’histoire de la marque, publié en 2006 :
« En ce qui concerne Jeffries, les adolescents américains peu attrayants, en surpoids ou indésirables peuvent faire leurs achats ailleurs. « Dans chaque école, il y a des enfants cools et populaires, et puis il y a des enfants pas si cools », dit-il. « Franchement, nous recherchons les enfants cools. Nous recherchons le gamin américain séduisant avec une bonne attitude et beaucoup d’amis. Beaucoup de gens n’appartiennent pas [à nos vêtements], et ils ne peuvent pas en faire partie.
Sommes-nous exclusifs ? Absolument. Ces entreprises qui ont des problèmes essaient de cibler tout le monde : les jeunes, les vieux, les gros, les maigres. Mais ensuite, vous devenez complètement vanille. Vous n’aliénez personne, mais vous n’excitez personne non plus. »
Appels au boycott, manifs et pétitions ne suffisent pas à changer A&F
Si aujourd’hui de tels propos susciteraient d’emblée un scandale, ça n’a pas été le cas à l’époque pré-réseaux sociaux. A&F avait déjà été épinglée à plusieurs reprises pour des t-shirts ornés de propos racistes. Mais puisque les manifestations et appels au boycott dès 2002 mobilisaient surtout des personnes racisées, c’était tout bénéf’ pour la griffe qui ne voulait pas de cette clientèle de toute façon.
Sauf qu’en 2013, en se basant sur ces propos révoltants, l’activiste Benjamin O’Keefe lance une pétition contre la marque pour exiger des excuses et des changements de politiques d’entreprise. Et grâce au pouvoir de viralité de Twitter, la marque s’engage à (tenter de) changer.
Comment les réseaux sociaux et #MeToo ont forcé Abercrombie & Fitch à changer
L’avènement des réseaux sociaux, où les personnes minorisées ne pouvaient être silenciées plus longtemps, a fortement contribué au craquèlement de l’image d’Abercrombie & Fitch. D’autres scandales ont suivi, tel qu’un procès pour discrimination à l’embauche d’une femme qui portait le foulard : Samantha Elauf, est allée jusqu’à la Cour Suprême où A&F a fini par perdre.
Le mouvement #MeToo a enfoncé le clou, en particulier contre Bruce Weber, le photographe responsable de l’imagerie hypersexualisée de la marque. Tellement sexy qu’elle serait sûrement censurée sur Instagram aujourd’hui, et aurait besoin d’ouvrir un OnlyFans, s’amuse Savas Abadsidis, ancien rédacteur-en-chef de la revue trimestriel d’A&F, dans le documentaire.
Le grand photographe Bruce Weber a été accusé de violences sexuelles par plusieurs mannequins de la marque, à travers une enquête du NYTimes publiée en 2018. Celui-ci n’a pas été reconnu coupable, réglant à l’amiable par des chèques aux montants non-divulgués les plaignants qui avaient racontaient les étranges « exercices de respiration » auxquels le photographe les soumettait.
Esquissant le changement d’image en cours de la marque, désormais dirigée par Fran Horowitz qui la veut plus inclusive, le documentaire parvient donc à résumer les vingt dernières années de l’histoire de la marque avec dynamisme. Une période avant les réseaux sociaux, durant laquelle seuls les magazines, les centres commerciaux et la télévision dictaient les tendances dans un rapport beaucoup plus verticale.
Un documentaire indicateur d’une culture excluante, pas si révolue
Si la qualité des intervenants toujours face-cam s’avère inégale, cela octroie à ce documentaire sans voix-off mais quelques images d’archives de la marque des moments de légèreté au milieu de ces vingt ans de malaise. Se détachent en particulier les analyses de Robin Givhan, journaliste au Washington Post (et seule critique mode de l’histoire à avoir reçu le prix Pulitzer de la critique en 2006, ce qui en fait d’autant plus mon idole). Elle résume notamment dans le documentaire :
« La mode est une industrie connue pour faire peu d’études de marché. Car son but n’est pas de vendre aux gens ce qu’ils désirent, mais de les faire désirer ce qu’elle vend. […]
L’histoire d’A&F est essentiellement un incroyable indicateur de là où en était notre culture d’il y a 10 ans. C’était une culture qui embrassé avec enthousiasme une vision très WASP du monde. Une culture qui définissait la beauté comme forcément mince, blanche et jeune. Une culture qui était ravie d’exclure les gens. »
Dommage mais peu étonnant : ni Mike Jeffries, ni Bruce Weber n’ont souhaité participer à White Hot: The Rise & Fall of Abercrombie & Fitch. Celui-ci résume donc bien comment A&F n’a pas inventé le mépris de classe, de race, et de taille ; la marque l’a simplement bien packagé pendant près de vingt ans, faisant de l’exclusion son identité. Mais à quel prix ?
Regardez le docu White Hot: The Rise & Fall of Abercrombie & Fitch sur Netflix
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Crédit photo de Une : Netflix.
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Les Commentaires
Le sujet peut paraître "futile" mais le documentaire est très riche et aborde plein de sujets : l'esthétique super gay (et un peu aryenne :ninja de tous ces mecs jeunes et blancs pratiquement nus,
l'intégration de personnes qui vont travailler sur la diversité pour rendre l'entreprise moins blanche après qu'elle ait eu un procès pour discrimination à l'embauche - sauf que bien sûr le Chief Diversity Officer est le seul homme noir à un poste de direction -,
le harcèlement sexuel auprès de beaucoup de modèles masculins de la marque ,
le revamping d'Abercrombie & Fitch ces dernières années pour dire "ouiii on est inclusif" avec des mannequins de tailles et d'origines variées et du merchandising arc-en-ciel LGBT, c'est tellement symbolique de changements sociaux de ces dernières années et en même temps est-ce que la marque peut vraiment se retourner à 360° comme ça et ça suffit ?