Début mars 2022, je m’inscris enfin sur TikTok. Après quelques jours d’utilisation, l’algorithme me propose assez peu de contenus mode, mais beaucoup de vidéos de personnes qui cuisinent et/ou dégustent des mets en salissant partout.
Parmi elles, un certain @cedriklorenzen me trouble. Autant pour ses talents culinaires que par son sens du montage dynamique et du cadrage particulièrement resserré afin de réaliser du porno alimentaire digne de ce nom.
Mais si ses vidéos TikTok attirent plus de 2 millions d’abonnés et 51 millions de j’aime, c’est sans doute aussi parce qu’il a trouvé un procédé inattendu amenant les gens qui tombent par hasard ou non sur ses vidéos à les regarder quelques secondes de plus que la moyenne afin d’être favorisé par l’algorithme : il crache, sans raison, dans ses préparations.
Cracher sur du food porn, une recette pour la viralité
Oui, un petit molard, sans crier gare, suscite une forme de sidération, voire d’excitation, qui amène les gens derrière leur téléphone à fixer un peu plus longtemps que de raison leur écran — et donc l’algorithme de TikTok à proposer à toujours plus de monde la vidéo en question.
Du coup, Cedrik Lorenzen en a fait sa marque de fabrique, crachant sur chacune de ses recettes, en faisant des jeux de mot coquins en légende. Et dans les commentaires, voire en montage vidéos, nombreuses sont les personnes — dont une apparente majorité de femmes — à lui dire qu’elles le trouvent sexy, mais aussi et surtout qu’elles seraient… ravies qu’il leur crache dessus.
En fait, Cedrik Lorenzen a trouvé une sorte de recette parfaite pour la viralité, puisqu’il produit des vidéos à la croisée de vogues communes sur les réseaux sociaux que sont les tutos cuisine, le food porn et les tendances de niche que sont les contenus fétichistes.
En l’occurence, il mêle la sitophilie (qui renvoie à de l’excitation sexuelle par de la nourriture), le sploshing (qui désigne un kink pour les éclaboussures de substances humides, visqueuses, gluantes et salissantes), et le fétichisme du crachat.
Le kink du crachat peut-il passer de niche historique à mainstream ?
Plus communément appelé en anglais spit kink, ce « goût » n’a rien de nouveau.
Il est toujours compliqué de chercher à comprendre l’origine d’un fétichisme, mais les personnes les plus curieuses pourront lire l’ouvrage Le Crachat : Beautés, techniques et bizarreries des mollards, glaviots et autres gluaux de Martin Monestier qui y étudie nombre de traditions et croyances autour des glaires.
Lisez Le crachat, de Martin Monestier
L’auteur remonte au moins jusqu’au Ier siècle après Jésus-Christ, où de Européennes crachaient sur leur nourrisson afin de le protéger du mauvais oeil. Chez certains Massaïs (en Afrique de l’Est), cracher sur sa bien-aimée serait même un compliment, un acte de bienveillance et d’affection.
Contrairement à ce qu’on aurait vite fait de penser, l’acte de cracher sur quelqu’un n’a donc pas forcément vocation à humilier autrui — même s’il peut effectivement s’inscrire dans un cadre de relation sado-masochiste.
L’ambivalence du crachat, entre désir de fusion et domination
En fait, la dimension érotique du crachat peut en partie résider dans cette ambivalence entre acte de protection, d’appartenance (marquer qu’on s’appartient l’un à l’autre par une forme exacerbée de baiser baveux) et acte de domination, d’asservissement.
Bien sûr, puisqu’il s’agit d’un fluide corporel liquide, le crachat peut aussi apparaître comme une figuration d’éjaculation du pénis ou des des glandes para-urétrales (ce qu’on surnomme l’effet « femme fontaine »).
C’est ce trouble que semble avoir également provoqué un récent cliché de l’acteur Oscar Isaac pour le magazine masculin grand public Esquire d’avril 2022 : le sex-symbol y crache vivement une gorgée de liquide en l’air, sans raison apparente.
Nombreuses sont les personnes à avoir partagé sur les réseaux sociaux la photo, à grands renforts de légendes graveleuses exprimant plus ou moins poétiquement qu’elles rêvent de recueillir de leur bouche le précieux nectar d’Oscar Isaac. Pour s’y soumettre et/ou comme un acte de dévotion, d’amour, de fusion.
Outre TikTok, c’est donc un magazine de mode qui joue avec succès avec le kink du crachat. Et il n’est pas le seul : Robert Pattinson a également été photographié en plein spit par la grande Ellen Von Unwerth pour le numéro de Wonderland Magazine sorti en mars 2022.
Ce fétichisme de niche serait-il donc en passe de passer de l’ombre de la chambre à coucher à la lumière du mainstream ?
Alors, certes, on peut fantasmer sur Internet sur presque tout le monde et presque n’importe quoi, sans forcément vouloir s’adonner à une telle pratique dans la vraie vie. Mais cette relative percée du crachat dans la pop culture interroge.
La pandémie s’éternise — et a contribué à une montée de l’hygiénisme, faisant du nez, de la bouche, du mucus et de la salive des agents du grand méchant Covid… cela a également pu jouer dans l’érotisation des fluides buccaux, soudainement entourés d’une aura d’interdit, le meilleur exhausteur de désir.
« Quelque chose d’assez animal, vorace, désinhibé »
Pour Jeanne, comédienne de 27 ans dans les Bouches-du-Rhône, le goût du crachat n’a pas attendu TikTok, Oscar Isaac et Robert Pattinson. Elle témoignage auprès de Madmoizelle :
« C’est quelque chose que je connais depuis une dizaine d’année, depuis que j’ai commencé à avoir une activité sexuelle avec d’autres personnes.
J’ai découvert ce kink à 17 ans, dans le film Ken Park de Larry Clark : une jeune femme y attache son petit ami à la tête d’un lit, avant de lui cracher lentement dans la bouche. J’avais trouvé cette scène fascinante. Je l’avais alors envisagé en tant que pratique possible, je l’ai identifié comme kink à part entière plus tard, au fil de discussions avec des amis et sur des forums. »
Qui dit kink dit aussi : petite discussion préalable afin de s’assurer du consentement de toutes les parties impliquées, poursuit Jeanne.
« Je pense que j’ai commencé à le pratiquer en 2012, lors d’un coup d’un soir assez intense, et que c’est une pratique qui est revenue selon les personnes que je fréquentais. Cela arrivait suite à une demande verbale, la plupart du temps de ma part, et parce que je sentais une sorte d’énergie de la part de l’autre. Quelque chose d’assez animal, vorace, désinhibé et qui fait que l’on se sent à l’aise, que l’on n’a pas ou en tout cas moins peur d’être jugée.
Il peut y avoir un moment d’appréhension avant de demander à quelqu’un de cracher dans sa bouche ou sur son corps, mais en général, ce moment est soit vite dépassé, soit je ne fais pas la demande car je ne sens pas “le mood” — l’autre personne me paraît plus réservée ou conventionnelle ? Je me dis que ce n’est pas le moment, que ce ne le sera sans doute jamais, et tant pis.
Je n’ai pas vraiment de souci à en parler autour de moi, que ce soit dans un cercle proche ou d’inconnus. Je suis à l’aise avec ma sexualité, passée et actuelle, et n’ai pas une nature réservée.
Toutefois, lorsque je perçois que les gens avec qui je parle ont tendance à émettre des jugements assez sévères ou moqueurs des pratiques d’autrui, je me tais. Non pas par honte, mais parce que je n’ai pas envie de perdre mon temps à essuyer les vannes de personnes que je ne considère pas intéressantes.
Aujourd’hui, je le pratique assez régulièrement. Je suis en couple exclusif actuellement et c’est une pratique appréciée autant par mon partenaire que par moi. »
« C’est beaucoup plus répandu que les gens ne le laissent penser »
Si des contenus facilement accessibles par le grand public comme des vidéos TikTok ou des séries telles que Sex Education semblent contribuer à décoincer la parole autour de la diversité des sexualités, Jeanne a plutôt l’impression que c’est moins un kink qui se popularise que l’affaire d’adultes qui cessent d’être hypocrites autour de leurs pratiques :
« J’ai l’impression que le spit kink, c’est un peu comme l’anulingus : quand tu commences ta vie sexuelle, tu entends beaucoup de réactions de dégoût dès que la pratique est abordée lors d’une discussion. Puis quand tu enchaînes les partenaires, tu te rends compte que c’est beaucoup plus répandu que les gens ne le laissent penser, dans la sphère publique.
Par contre, j’ai remarqué que j’entends plus souvent des “Ah moi j’ai essayé, c’est cool” de la part de proches, lorsque j’aborde ce kink en soirée, par exemple. »
La jeune femme note aussi que les réseaux sociaux jouent peut-être un rôle dans l’amoindrissement du tabou autour du fétichisme du crachat.
« J’ai effectivement l’impression de voir cette pratique de plus en plus souvent évoquée, que ce soit sous couvert d’humour ou sérieusement. Comme si finalement, le spit kink était entré dans la “pop culture” du kink. Comme si l’on admettait assez ouvertement que c’était une pratique répandue — ou, en tout cas, assez pour ne plus être vue comme marginale. »
« Il y a 10 ans, les gens étaient dégoûtés, aujourd’hui c’est presque banal »
Pour Valentin, rédacteur web de 29 ans en région parisienne, le spit kink est apparu dans sa vie par effraction, avant qu’il ne réalise que c’était beaucoup moins niche qu’il ne le pensait :
« J’ai découvert ça sur le tas, il y a près de dix ans, quand un mec que j’ai chopé en soirée m’a craché dans la bouche sans crier gare. Sur le moment, ça m’avait surpris et paru inapproprié, je ne savais pas que c’était un kink répandu.
Je n’y ai pas repensé jusqu’à il y a deux ans : j’ai rencontré un mec avec qui j’ai pris beaucoup de plaisir à le faire. Depuis, c’est devenu quelque chose que je kiffe faire souvent. En en parlant autour de moi, j’ai découvert que plein de gens s’y adonnaient aussi, dont tout plein de copines hétéros ! »
Depuis qu’il s’y adonne, Valentin a l’impression que le fétichisme du crachat s’avère beaucoup moins tabou que d’autres de ses kinks :
« Je ne ressens pas vraiment de honte vis-à-vis de ça. J’en parle assez librement. J’ai l’impression que c’est plutôt acceptable comparé à d’autres de mes kinks.
Je note tout de même une évolution : quand j’avais parlé de mon premier crachat il y a dix ans, les gens étaient offusqués et dégoûtés. Aujourd’hui, ça paraîtrait presque normal. Je ne sais pas si c’est parce qu’on a mûri, qu’on est plus ouvert et avancé dans nos sexualités ou si c’est parce que ça s’est démocratisé… »
Une chose est sûre : il n’y pas de mal à se faire du bien entre adultes consentants, donc si le jet de salive vous excite, et que vous pensez que ça pourrait plaire à votre partenaire, vous pouvez lui en parler au moment opportun. Sans lui mettre le glaviot sous la gorge, évidemment !
Et si ce n’est pas votre truc, ce n’est pas votre truc — ce ne sont pas quelques shootings photo ou trends TikTok qui vont changer votre sexualité !
À lire aussi : Pourquoi les mecs osent la jupe sur le tapis rouge, mais pas (encore ?) dans la vraie vie
Crédit photo de Une : Capture d’écran Twitter.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
Je rapproche ça un peu de l'explication qu'on donne lorsque qu'on se demande "pourquoi aime-t-on les films d'horreur/jouer à se faire peur/les manèges à sensations fortes ?" De ce que j'ai compris, c'est que ça fait partie de l'apprentissage, que ça fait partie de la formation du cerveau et que c'est quelque chose qu'on recrée un peu de façon artificielle parce que nous ne sommes plus autant confrontés à des dangers comme l'étaient nos ancêtres (avec les prédateurs etc.) Je vous demanderais de prendre ça avec des pincettes, parce que j'ai lu ça il y a longtemps, c'est très flou et je n'ai pas les sources.
Tout ça pour dire que, pour revenir sur ton interrogation, on peut selon moi se permettre de se faire des "shoots d'adrénaline" justement parce qu'on a le privilège de ne pas vivre une situation périlleuse.
@Ursinae Evidemment que je me sens impuissante face à la violence, comme tout le monde je pense (sauf ceux/celles qui en sont auteur.es...). Surtout quand on a l'impression (peut-être est-ce un biais ?) qu'elle est de plus en plus présente.
Déjà, comme je l'ai dit plus tôt, étant anxieuse, je pense que je la supporte encore moins que la plupart des gens. De plus, cela se couple à mon asexualité que j'ai découverte il y a peu et que je commence tout juste à apprivoiser.
Le fait est que la sexualité et surtout son omniprésence dans la société, je la ressens également comme une violence. Heureusement, je ne le ressens pas dans mon entourage mais je sens bien que la société essaie de me mettre au fond du gosier que "le sexe c'est un passage obligé/tu dois aimer ça, tout le monde aime ça/personne ne voudra de toi sans ça/c'est au-dessus de tout et toutes les autres relations". On en met partout, tout le temps, sous n'importe quel prétexte (on y fait même allusion dans une pub pour les CORNICHONS ! Sérieux ?!) Le fait même que quelqu'un, même sans aucune malveillance, puisse voir mon corps comme source de désir, c'est une grande violence pour moi.
Et l'idée que n'importe qui (moi comprise, si jamais...), qu'iel débute dans la sexualité ou non, puisse se trouver face à ce genre de comportement (se faire gifler ou étrangler comme ça, de nulle part), ça me mortifie (mais ça, je crois que tout le monde est d'accord là-dessus).
Et je tiens à rassurer, je n'ai subit aucun traumatisme.
Donc oui, c'était un cri venant des tripes, parce qu'on couple pour moi ici ces deux choses, la violence et le sexe. Et je me sens effectivement impuissante et révoltée face à cela parce qu'on nous le force partout, tout le temps, et que c'est pas quelque chose que je souhaite (pour moi).