Le 29 octobre 2021
Le saviez-vous ? Nous avons des freins dans la bouche — il s’agit par exemple du petit tissu de peau entre la lèvre supérieure et la gencive (frein labial), ou de celui entre la langue et le plancher buccal (frein lingual). Tout le monde en a.
Mais « il arrive que des enfants aient un frein de langue anormalement court », explique Gisèle Gremmo-Féger, médecin pédiatre au pôle femme-mère-enfant de l’hôpital de Morvan à Brest. « Et cela peut avoir des conséquences sur l’allaitement : douleurs pour la mère, difficultés à la succion, etc. »
Quelques études reprises par des professionnelles et professionnels (par exemple des ORL ou orthodontistes) établissent également que le frein labial peut avoir des conséquences sur la bonne formation des dents, tandis que le frein lingual peut entraîner des problèmes d’élocution.
La frénectomie, c’est quoi ?
Pour y remédier, la frénectomie (ablation) ou frénotomie (incision) du frein peut être recommandée, dès le premier mois de l’enfant ou dans les mois ou années suivantes. Elle est effectuée par un ORL, un dentiste ou un orthodontiste, au ciseau ou au laser à tissus mous.
Anna (qui ne souhaite pas faire apparaître son patronyme), orthophoniste qui partage ses réflexions sur son compte Instagram et site Internet sous le pseudonyme Seeds and care, a pratiqué dix ans en France et est maintenant installée en Angleterre. Elle explique que le diagnostic se fait d’abord avec un bilan observationnel complet puis un bilan fonctionnel :
« On regarde tout d’abord à quoi ressemble le frein, puis on évalue l’enfant dans des situations (la tétée, l’alimentation, la respiration, la parole…). Si, avec tous ces éléments, on constate que la mobilité de la langue est entravée, alors on peut poser une indication à la frénotomie à cet instant T. »
La frénectomie, c’est utile ?
La frénectomie ou frénotomie est donc utile pour certains enfants. Dans un article paru en janvier 2021 sur « la saga des freins buccaux restrictifs chez l’enfant allaité », Gisèle Gremmo-Féger indique que « plusieurs études ont mis en évidence une association entre ankyloglossie (frein de langue trop court) et difficultés d’allaitement » ainsi qu’une certaine efficacité de la frénotomie, avec une amélioration de la succion.
Mais les cas de freins anormalement courts sont rares — ils concernent entre 4 et 10% des enfants, rappelle la pédiatre dans son article. Elle ajoute d’ailleurs que l’écart entre ces estimations reflète « l’absence de définition uniforme » du frein court.
Anna se rappelle n’avoir envoyé qu’un seul enfant chez un ORL pour une suspicion de frein court durant toute sa carrière en France. Elle estime que si l’allaitement est difficile, il suffit parfois de se faire conseiller par une sage-femme sur la lactation ou de revoir le positionnement du bébé.
Gisèle Gremmo-Féger montre aussi que de nombreuses études sur l’efficacité de la frénotomie ont des biais méthodologiques et d’autres documentent un niveau très élevé de surdiagnostic. Elle déplore qu’il n’y ait pas d’étude en France, mais renvoie vers d’autres pays comme le Canada où le nombre de diagnostics de freins est passé de 6,86/ 1000 naissances en 2002 à 22,6/1000 naissances en 2014 et celui de frénotomies de 3,76 à 14,7/1000 naissances.
Si Anna préconise une réelle prudence et un bilan complet dans le diagnostic, c’est parce que depuis une dizaine d’années, elle constate des dérives autour de la frénectomie, voire « une ferveur » : « c’est assez alarmant ».
« Les tenants de l’incision profonde vont sur tous les terrains », explique Gisèle Gremmo-Féger. « Si l’enfant pleure, s’il ne dort pas, s’il a des reflux… Tout est dû aux freins ! »
Une pratique justifiée devenue un business
« La machine s’est emballée depuis quelques années », observe la médecin, qui s’inquiète :
« Auprès de mes collègues, chez les ORL que je connais, le nombre de parents arrivant avec une demande de frénotomie de langue ou de lèvres a augmenté de manière exponentielle. »
Anna a constaté que les groupes Facebook de parents sont envahis de posts sur la frénotomie et que des associations de soutien à l’allaitement sont devenus des lieux d’encouragement de cette pratique :
« En 2009 déjà, quand je cherchais du soutien, on parlait de frénotomie. Et on envoyait vers des listes d’ORL qui la pratiquaient. L’un d’entre eux a dédié son activité à cela et a monté un pôle frénotomie avec d’autres professions non médicales. »
Le problème selon elle, c’est la tendance au diagnostic abusif. Elle regrette que des parents « investissent 100 € dans une séance chez un chiropracteur, qui va poser une indication de frénotomie “à la va-vite” et renvoyer vers des ORL de la mafia du frein ».
« On trouve facilement sur Internet ces vilains qui font leurs petites affaires », envoie carrément la pédiatre, qui parle de « dérive mercantile » et de « charlatans qui profitent du système et fourvoient les parents ». Parmi eux, selon elle : des ostéopathes, des médecins généralistes, des sages-femmes et consultantes en lactation.
Attention aux dérives et aux dangers
Au-delà des dérives mercantiles, ces professionnelles s’inquiètent aussi du danger que représentent les frénectomies ou frénotomies abusives : Gisèle Gremmo-Féger rappelle que dans la plupart des cas, un « coup de ciseau » suffit, mais que certains insistent pour avoir recours au laser, une technique aux conséquences néfastes, comme elle le détaille dans son article :
« les praticiens […] demandent aux parents de pratiquer des étirements des plaies […], il s’agit de balayer avec un doigt sous la langue et la lèvre supérieure, puis d’étirer la plaie, plusieurs fois par jour pendant au moins deux semaines, ce qui provoque une douleur et un inconfort supplémentaires.
Parmi les complications aiguës sont décrits des cas d’ulcération profonde, […] de restriction des mouvements de langue, d’hémorragie… »
Pour nos interlocutrices, l’enjeu est vraiment l’information fiable, face aux fake news qui envahissent les réseaux sociaux, notamment Instagram. Ainsi, Anna a été choquée de voir une influenceuse aux centaines de milliers de followers, « très en vogue chez les jeunes parents », parler de la frénectomie de son bébé et expliquer que les freins pouvaient avoir des conséquences sur les troubles de l’attention.
Et cela ne se limite pas aux influenceuses :
« J’ai vu sur Instagram un médecin proposant des formations aux freins restrictifs dire des choses abracadabrantesques, comme le fait que la prise d’acide folique pendant la grossesse peut amener à l’apparition de freins restrictifs. »
Pour elle, ces discours sont « hyper dangereux » car l’acide folique joue un rôle majeur dans le système nerveux des embryons et la prévention d’anomalies congénitales. Elle s’indigne aussi que des praticiens proposent la frénectomie en prévention :
« Ils font peur aux parents, qui se disent qu’aujourd’hui ça va, mais qu’on ne sait pas ce qui arrivera plus tard. C’est absurde. On n’enlève pas l’appendice “au cas où” ! »
En conclusion, il peut y avoir des raisons d’avoir recours à cette intervention, mais après un bilan complet et rigoureux par un ou une docteur en médecine — et non par « une administratrice de groupe Facebook, comme j’ai pu le voir », hallucine encore Anna…
Crédit de Une : Jason Sung / Pexels
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