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Culture

« Je voulais créer un portrait réaliste de ce que peut être une détransition » : rencontre avec l’autrice Torrey Peters

Son premier roman, « Detransition, Baby » a été acclamé par la critique aux États-Unis. Enfin traduit en français et publié chez Libertalia, il explore avec un humour féroce les questionnements d’une famille en devenir sur les relations amoureuses, le genre et la parentalité.

Une histoire de famille en devenir, pas si éloignée finalement de celle du roi Salomon dans la Bible, mais dans le Brooklyn des années Obama. C’est ainsi que Torrey Peters nous résume Detransition, Baby, son premier roman, sorti aux États-Unis en 2021, et enfin disponible en France chez Libertalia, traduit par Lena Lambla-Kerveillant.

Dans Detransition, Baby, une femme trans, Reese, son ex qui a détransitionné, Ames, et une femme cisgenre enceinte et fraîchement divorcée, Katrina, envisagent d’élever un enfant ensemble. Un récit furieusement drôle, caustique, qui interroge, parfois sans prendre de gants nos conceptions du couple, de la parentalité, nos vies de trentenaire. Son autrice, Torrey Peters, est la première femme trans à avoir été nommée pour le prestigieux Women’s Prize for Fiction, nomination qui lui a valu de violentes attaques transphobes en ligne. Avec elle, on a parlé de son choix d’écrire sur la détransition, mais également du poids de la représentation quand on écrit sur un vécu minoritaire, et de sa tendresse pour les femmes divorcées.

Interview de Torrey Peters, autrice de « Detransition, baby »

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Madmoizelle. Le terme de détransition, présent dans le titre, est aujourd’hui connoté très négativement, car utilisé pour attaquer la communauté trans et faire reculer ses droits. Pourquoi avoir tenu à aborder ce sujet sensible ?

Torrey Peters. Quand on veut détransitionner, il faut d’abord avoir transitionné, donc pour moi, c’est une possibilité, alors pourquoi n’aurais-je pas le droit d’écrire sur quelque chose qui pourrait m’arriver, alors que d’autres personnes pour qui ce n’est même pas une option peuvent le faire et le détourner contre nous ? Je voulais me réapproprier ça, en parler pour que ça existe. Je voulais créer un portrait réaliste de ce que peut être une détransition, mais dans un récit qui n’est pas politisé. Le personnage de Ames détransitionne principalement parce qu’être une femme trans est difficile et je voulais parler de la possibilité du regret.

Le truc, c’est que les gens agissent comme si avoir des regrets était la pire chose au monde, mais pour moi, le regret fait partie du fait d’être adulte, ce n’est pas quelque chose dont on peut se protéger et faire en sorte que personne n’ait jamais à regretter quoi que ce soit. Parfois, on traverse le pays pour un nouveau boulot et ça ne marche pas, mais personne ne vient nous dire qu’il ne faut jamais prendre un nouveau boulot car on pourrait bien le regretter. Pourquoi seulement pour la transition ? Pourquoi seulement quand ça concerne le genre, essaie-t-on de proscrire tout ce qui pourrait donner lieu à des regrets ? C’est infantilisant ! On empêche les personnes trans de faire des choix en tant qu’adultes. Laisser la détransition être instrumentalisée pour écarter toute possibilité de regrets, c’est traiter les gens comme des enfants. Detransition, Baby est un livre pour adultes, qui pose des questions, et on peut se poser des questions complexes sur pourquoi on détransitionne et y penser en tant qu’adultes dotés d’agentivité.

Justement, il est rare de voir la question posée en ces termes, et non à des fins transphobes…

Il y a cette idée que l’on sait que l’on est trans depuis que l’on est enfant, et que l’on va surmonter les obstacles et que l’on ne le regrettera jamais. C’est une attente irréaliste. Ma vie est bien plus facile aujourd’hui, mais pendant longtemps, j’ai su que j’allais devoir faire une croix sur beaucoup de choses pour transitionner. Je savais que ce serait plus dur d’avoir un boulot, qu’il y aurait des conflits dans ma famille, que ce serait plus dur d’avoir des relations amoureuses, que j’aurais moins d’argent, toutes ces choses. Et comme tout le monde, on fait des choix calculés : qu’est-ce que ça va me coûter si je fais ça, et qu’est-ce que j’y gagne ? On fait des équations pour vivre et je me demande pourquoi les personnes trans seraient les seules personnes au monde qui ne feraient pas ça ? Quelles étranges créatures aliénées pensez-vous que nous sommes ? Que l’on ne fait pas de calculs ? C’est fou de croire que les personnes trans ne pensent pas au risque, aux coûts et aux bénéfices, de la même façon que chaque personne dans notre société.

Vous parlez de la transidentité à travers Reese et Ames, mais aussi de l’expérience en tant que femme racisée et hétéro divorcée à travers Katrina. Pourquoi ce personnage compte autant pour vous ?

Ce livre est dédié aux femmes divorcées car beaucoup d’entre elles ont compté dans ma vie. Beaucoup de mes amies sont des femmes divorcées et je me retrouve parfois dans ce qu’elles vivent, dans les questions qu’elles se posent, de la même façon que je me retrouve dans les vécus des femmes trans. Les divorcées se posent les mêmes questions que moi. Elles se demandent comment recommencer à zéro à 30 ans, comment abandonner ses illusions qui ont amené à un échec ? Comment ne pas être amère ? Comment recontextualiser l’histoire de son passé ?

J’ai appris à avancer grâce à des femmes divorcées, y compris dans les livres, Rachel Cusk, Elena Ferrante, que j’ai lues alors que j’écrivais. Tout comme j’en apprends des femmes cis, je crois aussi avoir quelque chose à dire sur le genre dans son ensemble, sur le fait de repartir à zéro, de ne pas aller mieux, sur la manière de penser aux rôles dans la société. Ce que ça signifie d’en prendre un différent, sur ce que cela veut dire d’être coincée dans un rôle à cause de son genre. Ça m’intéresse de penser au-delà de la différence et de penser par analogie. Le revers de ce type de discours intersectionnel que je viens d’avoir, c’est que l’on finit avec une mentalité « ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas » et ça ne m’intéresse pas vraiment de penser comme ça, je préfère essayer de partager l’expérience des autres et en apprendre des autres, et trouver des terrains en commun, des analogies.

Je peux apprendre de l’expérience d’une femme qui divorce plutôt que croire que les seules personnes dont je peux apprendre quelque chose sont les femmes trans. D’un point de vue universitaire, le genre est une construction sociale, et la race en est une autre. On peut dire que les deux fonctionnent différemment, que l’on ne peut pas les comparer et je n’irai jamais dire que c’est la même chose. Le truc, c’est que nos vies sont bordéliques et que l’on n’est pas dans un cours à l’université. La vie, c’est compliqué, on cherche à comprendre de toutes les façons possibles. Si je regarde les expériences de personnes qui subissent des oppressions racistes, je ne vis pas la même chose, ça ne marche pas pareil, mais la façon dont elles s’en sortent, les solutions qu’elles trouvent, comment elles avancent malgré tout, ça, ce sont des choses dont je peux apprendre. Dans le groupe littéraire auquel j’appartiens, nous tirons notre approche de Toni Morrison qui écrit explicitement pour les femmes noires, Audre Lorde, l’anthologie This Bridge Called My Back, ce sont des modèles pour nous aider à créer en tant que femmes trans. Donc, cette idée que l’on ne peut pas dépasser la différence, ce n’est pas mon expérience, je me trompe peut-être, et on pourrait me prouver que j’ai tort, mais pour ma part, j’essaie juste de vivre et je veux puiser du savoir peu importe d’où il vient.

Une des forces du livre, c’est la tendresse que l’on ressent à l’égard de vos personnages, la façon dont on sent que vous les aimez profondément. Comment trouve-t-on cet équilibre face à toutes leurs contradictions, leurs choix parfois contestables, voire franchement détestables ? Comment les aime-t-on malgré tout ?

C’est un énorme compliment. Je suis contente que l’on puisse ressentir cet amour, car je ne peux pas écrire des personnages que je n’aime pas. On passe tant de temps avec eux, on doit les aimer. Et c’est une façon de s’entraîner pour la vraie vie, non ? Je ne suis pas parfaite, et je veux que l’on m’aime malgré ça. Mes amies ne sont pas parfaites, quand elles font des erreurs, quand elles font de la merde, je dois les aimer quand même. La fiction, c’est comme un scénario-test de notre vie.

Avec ce livre, j’étais dans la trentaine, et je me demandais ce que j’allais faire de ma vie, à quoi le reste allait ressembler. J’ai dépassé le stade de la transition, alors est-ce que je veux une famille ? Un mari ou une femme, des enfants ? Un boulot ? Je suis un peu comme le personnage de Reese, j’ai un peu de Ames, il y a des bouts de moi en eux, avec leurs problèmes, et ce qui les rend pénibles. Et je me demande ce qu’ils veulent, ce qui les rendrait heureux. Je les ai regardés essayer de comprendre s’ils veulent un bébé, ils sont un test pour une famille pour moi, ils sont un test pour voir comment aimer des gens qui sont compliqués. Compliqués comme je le suis, mais aussi comme mes amies le sont. Si j’arrive à aimer Reese, alors je peux aimer certaines de mes amies les plus drama. Il y a une phrase très clichée de Joan Didion, « We tell ourselves stories in order to live ». Et bien, c’est ce que je crois, les histoires sont comme des répétitions en costume ou des entraînements, et je veux être quelqu’un qui aime les gens compliqués.

Autre aspect très fort du livre, c’est que vous êtes parfois assez pédagogue avec la lectrice cisgenre qui n’y connait rien, mais parfois vous y allez franco, ce n’est pas forcément très tendre. Et il y a malgré cela une forme d’harmonie qui rend le livre accessible…

Il y a eu des étapes où j’ai pensé « oh j’écris pour les femmes trans » mais toutes les femmes trans n’aiment pas ce que j’écris, alors je n’écris pas pour les femmes trans, je n’écris pas vraiment pour les femmes cis, mais c’est une grande partie de mon lectorat. J’en suis arrivée à l’idée que plutôt qu’écrire pour une catégorie d’identité, j’allais écrire pour une catégorie d’affinité. Si je réfléchis en termes d’affinités avec moi, il y a des personnes cis, des personnes trans, c’est comme un diagramme de Venn. Cette affinité me permet d’être sincère. Si on a ce lien, alors cela veut que vous pouvez encaisser ma franchise. Certaines personnes ont taxé mon livre de misogynie ou de transphobie. Cependant, tout ce que je fais, c’est parler de ces sujets de la façon dont j’en parle avec mes amies. Et je suis honnête, je fais confiance à mes lecteurs et lectrices pour lire en toute bonne foi. Je leur fais confiance pour admettre que Reese a peut-être tort et ça ne veut pas dire que j’ai tort ou que toutes les personnes trans ont tort. On me parle toujours du chapitre 2 où Reese sort avec ce cow-boy et elle valide son identité de femme par la violence. Pour moi, c’est une évidence, c’est ce que l’on trouve dans chaque chanson de Lana Del Rey et Reese écoute Lana Del Rey. Pourquoi serait-elle immunisée contre ces mêmes messages que reçoivent les femmes cis en permanence ? Pourquoi n’aurait-elle pas aussi internalisé ça ?

En tant qu’autrice trans qui a écrit un roman avec des personnages trans, appréhendez-vous la question d’une bonne représentation des personnes trans comme un fardeau ?

Je crois que c’est le bon mot. Je crois que la représentation est un fardeau. En tournée, j’ai découvert la différence entre mon travail d’autrice et mon travail de conférencière et j’en viens à les considérer comme complètement opposés. Quand j’écris, je ne cherche pas à représenter, je n’ai pas envie de chercher la phrase qui va pouvoir représenter toutes les personnes trans. Je veux écrire des personnes qui sont des individus et qui cherchent des solutions à leurs problèmes. En tant qu’écrivain, je veux pouvoir dire une blague qui n’est pas pour tout le monde, qui n’est même pas pour les femmes trans, comme celle de Reese et de ses aspirations bourgeoises. C’est drôle, parce que c’est Reese, mais ça peut ne pas être drôle quand on est une personne latina migrante qui a besoin d’une carte de résident pour travailler, parce que l’on n’aspire pas à un joli luminaire dans la cuisine et un mixer.

Je ne veux pas écrire pour toutes les personnes trans. Je ne crois pas avoir un style représentationnel. C’est très centré sur les personnages, vers les individus, et vers l’ironie et l’humour. L’humour n’est pas universel. Je suis partie en tournée, j’ai commencé à parler à la presse et j’ai découvert que ce je disais était pris comme quelque chose de représentatif. Une de mes premières erreurs a été quand quelqu’un m’a questionné sur J.K. Rowling et j’ai parlé librement d’elle, je n’ai même pas été méchante, et même plutôt sympa. Et j’ai réalisé que tous ces gens pensaient que je parlais au nom des personnes trans, que je pardonnais J.K. Rowling au nom des personnes trans alors que je disais juste ce que je pensais. Je vis entourée de personnes trans, mais en tournée face à des personnes cis, je suis peut-être la troisième personne trans qu’elles rencontrent dans leur vie et pensent que l’on a toutes le même avis. J’étais loin de ça en tant qu’autrice, mais en devenant une figure en dehors du livre, je me suis retrouvée à prendre le poids de la représentation. Depuis, retourner à cette place pour écrire aussi librement que n’importe quel auteur a été la chose la plus dure à faire.

Sans spoiler, la fin du livre est assez ouverte, pourquoi ce choix ?

À la fin, ils se retrouvent face à la même question : peut-on faire famille ensemble en mettant de côté ce que l’on a fait avant ? Pour moi, c’est ça qui compte, se poser les questions difficiles de façon honnête, sans fards, sans rien occulter. Et je ne crois pas qu’il y ait une réponse universelle à cette question. Je suis une millenial, c’est une question générationnelle : va-t-on reproduire la famille nucléaire ? Va-t-on se tourner vers le polyamour ou avoir des unions monogames ? Je ne crois pas que la réponse de ma génération soit « élevons un enfant à trois, une femme cis, une femme trans, et une peut-être femme trans ». On aura la réponse avec la prochaine génération quand elle nous regardera et verra comment nous, les millenials avons vécu.

À lire aussi : « De simples mots peuvent nous blesser, nous tuer » : cette BD montre les ravages de la transphobie ordinaire

Crédit photo : Torrey Peters par Natasha Gornik


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Les Commentaires

1
Avatar de Kettricken
19 décembre 2022 à 09h12
Kettricken
Merci pour cet interview très intéressante, ça me donne envie de la lire
1
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