C’est une perte pour la littérature, une perte pour le monde entier. La grande femme de lettres Joan Didion vient de s’éteindre le 23 décembre 2021, des suites de la maladie de Parkinson.
Celle qui était née à Sacramento (en Californie) le 5 décembre 1934 était notamment connue et reconnue pour avoir disséqué au scalpel la société étatsunienne des années 1960, à travers un style qu’on surnomme le « new journalism » (qu’on traduit aussi par journalisme littéraire ou non-fiction littéraire) — un reportage à la première personne, par une autrice qui assume d’être incarnée, située, tout en cherchant à être la plus exacte possible. Soit un style très éloigné du journalisme à la française qui trouve le « je » si haïssable.
Comment j’ai découvert Joan Didion et L’année de la pensée magique
Moi, cependant, je ne connaissais pas vraiment Joan Didion avant sa fameuse campagne pour la maison de luxe française Céline, alors dirigée par la plus intello des créatrices de l’époque, Phoebe Philo.
C’était en 2015, l’écrivaine avait alors 80 ans, et avait l’air si irrévérencieuse avec ses immenses solaires noires sur un fin pull carbone à col rond ! Je crois que c’était la première fois que je voyais une femme de cet âge-là égérie, et même présentée telle une rockstar.
Forcément, j’ai voulu en savoir plus, et me suis aussitôt précipité dans une librairie pour demander par quel livre je pouvais commencer à découvrir l’œuvre de cette icône littéraire.
C’est là qu’on m’a conseillé sans hésiter L’année de la pensée magique (traduit et publié en France en 2007, mais initialement paru en 2005 sous le titre de The Year of magical thinking).
Joan Didion y raconte comment, en décembre 2003, sa fille unique — qu’elle a eue avec l’écrivain John Greggory Dunne — est tombée en état de choc septique à la suite d’une pneumonie incontrôlée. C’est donc au milieu de la pseudo magie de Noël que des médecins newyorkais décident de placer la jeune femme en coma artificiel, plongeant au passage ses parents dans un état abrutissant de terreur et de chagrin insondables.
Et ce n’est pas le seul deuil qu’aura à surmonter l’autrice dans cet ouvrage (ni même dans la vie, puisqu’elle publie ensuite autour du même thème Blue Nights en 2011, traduit en 2013 en France sous le titre Le Bleu de la nuit).
Raconter la falaise du deuil et ses difficultés à franchir ce qui paraît insurmontable
Quand j’ai commencé cet ouvrage, au début de l’année 2015, je l’avais trouvé beaucoup trop dur, comme une falaise insurmontable. Je n’avais pas encore fait l’expérience du deuil en tant qu’adulte : j’avais l’impression de lire quelque chose de beaucoup trop abstrait.
Puis l’été, de cette même année, mon grand-père est décédé.
L’un de mes premiers réflexes fut de reprendre cette lecture vertigineuse. Car je commençais enfin à comprendre les sentiments impossibles à démêler que raconte Joan Didion, avec beaucoup de retenue ; avec, dans chaque phrase lapidaire, chaque euphémisme aussi pudique que poétique, des drames inconsolables.
« Les gens qui ont récemment perdu quelqu’un ont un air particulier, que seuls peut-être ceux qui l’ont décelé sur leur propre visage peuvent reconnaitre. Je l’ai remarqué sur mon propre visage et je le remarque à présent sur d’autres. C’est un air d’extrême vulnérabilité, une nudité, une béance. […]
Ces personnes qui ont perdu quelqu’un ont l’air nues parce qu’elles se croient invisibles. Je me suis moi-même sentie invisible pendant un certain temps, incorporelle. J’avais l’impression d’avoir traversé une de ces rivières légendaires qui séparent les vivants des morts, d’entrer dans un endroit où je ne pouvais être vue que par ceux qui étaient eux-mêmes récemment endeuillés. »
Joan Didion, L’Année de la pensée magique
Alors que je n’osais qu’à peine exprimer mon chagrin, pour mieux écouter et épauler celui de ma famille, j’ai trouvé dans les mots de cette autrice autant de baume pour moi que pour mes proches. Une forme de consolation à propos de quelque chose que je pensais indicible, et que Joan Didion parvient pourtant à si bien écrire.
L’année de la pensée magique n’est pas tant là pour exorciser le deuil que pour le sublimer, lui donner de la place où exprimer toute sa gravité.
Dans L’année de la pensée magique, j’avais l’impression de souffrir avec Joan Didion autant qu’elle souffrait avec moi face au choc de la mort et de son incroyable banalité, capable de nous plonger dans cette folie si particulière que peut être le deuil. Et c’est là tout le sens du mot « compassion » : souffrir avec.
C’est donc pourquoi j’offre régulièrement ce livre à mes proches lorsqu’ils et elles perdent un être cher. Avec ce cadeau en guise d’expression de mes condoléances, je leur souhaite d’y trouver, elles et eux aussi, un peu de cette magie consolatrice au milieu de leur indicible désespoir.
L’année de la pensée magique, de Joan Didion, 7,70€ les 288 pages.
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Crédit photo de Une : Campagne Céline printemps-été 2015 avec Joan Didion, photographiée par Juergen Teller.
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