Notre histoire à trois commence de la plus jolie des façons : atteinte d’endométriose, je tombe très vite enceinte, déjouant ainsi les pronostics pessimistes de ma gynécologue. Avec mon compagnon, nous sommes émus, surexcités, et nous avons l’éclat de rire bravache lorsque nous l’annonçons à nos proches. La grossesse se déroule sans encombre, les examens sont tous rassurants, et nous apprenons que nous attendons une petite fille. Le troisième trimestre se profile et les choses deviennent concrètes : dans moins de deux mois, elle sera là. Il est temps d’aller lui chiner des habits, de réfléchir à comment nous allons installer la table à langer. Nous abordons l’échographie du troisième trimestre avec hâte et insouciance. C’est une simple formalité, qui sera surtout l’occasion de revoir une dernière fois sa bouille avant le grand jour.
Pendant l’examen, la sage-femme fronce les sourcils. Une partie du cerveau de notre fille est légèrement trop grande. Des examens complémentaires sont nécessaires pour savoir s’il s’agit d’une simple particularité morphologique ou de quelque chose de plus grave. Comme j’approche les huit mois de grossesse, le temps presse. Une IRM foetale est rapidement programmée.
On parle de deuil périnatal lorsque la perte d’un bébé survient entre la 22e semaine d’aménorrhée et le 7e jour de vie après la naissance. Chaque année, 7 000 familles sont concernées par le deuil périnatal.
Selon les données de la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) datant de 2019 et se basant sur les données hospitalières, le taux de mortalité périnatale (nombre d’enfants nés sans vie ou décédés au cours des 7 premiers jours de vie rapporté à l’ensemble des naissances à partir de 22 semaines d’aménorrhée) s’élève à 10,2 ‰.
« Personne ne sait nous dire ce que notre fille a »
Dans l’intervalle, je lis et relis tout ce que je peux au sujet de la malformation qui a été observée. Les journées sont interminables, je suis prise d’angoisse et je ne dors quasiment plus. Pourtant, nous restons optimistes et continuons à préparer les affaires de notre fille. Je lui achète un bol avec son prénom, pour quand elle sera plus grande. Je passe aussi une nouvelle échographie de contrôle, avec un appareil plus puissant. Après avoir pris toutes les mesures possibles et imaginables, l’échographiste retrouve la petite anomalie détectée par ses collègues mais aucune autre particularité, sur aucun organe. Tout est dans les normes, ce qui nous donne espoir. Nous faisons l’IRM dans la foulée. Les résultats tombent 24 longues heures plus tard : de nombreuses autres malformations ont été vues dans le cerveau de notre petite fille, et je sens déjà mon cœur s’émietter.
Qu’est-ce qu’elle a ? Nul ne sait le dire. Les images de l’IRM circulent entre les spécialistes. Nous échangeons avec la radiologue, la généticienne, le neuropédiatre, l’obstétricienne… Il y a consensus sur la sévérité du handicap, mais sa nature est difficile à préciser. La voix tremblante, je dis à mon compagnon que j’aimerais discuter d’une éventuelle IMG. Il est perdu mais réticent, et je sens qu’il a besoin de temps pour cheminer. La généticienne nous rappelle deux jours plus tard. En réexaminant les images, les radiologues ont vu de nouvelles malformations, dont une qui concerne toute l’organisation du cortex cérébral. Nous savons pertinemment que c’est gravissime. Je me souviendrais toujours de cette scène. Le téléphone est posé sur la table, la généticienne est en haut-parleur. Mon compagnon me regarde intensément et secoue la tête. C’est fini, il capitule. Je raccroche et on se prend dans les bras. Pour la première fois depuis que je le connais, il éclate en sanglots.
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Chagrin et culpabilité
Puisque la somme d’anomalies cérébrales observées présage le pire, la commission pluridisciplinaire chargée d’examiner les demandes d’IMG valide notre décision. « Décision : acte par lequel quelqu’un opte pour une solution, décide quelque chose. Syn : résolution, choix ». Nous sommes au clair avec les raisons pour lesquelles nous nous orientons vers l’IMG, mais nous avons tout sauf l’impression d’avoir trouvé une « solution », d’avoir fait un « choix ». Ou plutôt si : nous choisissons la culpabilité à vie, plutôt que le handicap sévère et les souffrances de notre fille. Une spécialiste revient vers nous et fait l’hypothèse d’une maladie génétique rare, qui se caractérise par de nombreux dysfonctionnements des organes ainsi qu’une espérance de vie de douze mois. À ce stade, tous les nouveaux éléments qui suggèrent la gravité de son état de santé m’apportent une forme d’apaisement et me confortent dans la direction que nous avons prise.
L’IMG est programmée la semaine suivante. Il nous reste quelques jours avec notre bébé et je veux les vivre pleinement même si, le temps avançant, la peur de l’accouchement m’envahit. Je continue à suivre les restrictions alimentaires liées à la grossesse. Elles n’ont plus aucun sens, mais c’est important pour moi de respecter ma fille jusqu’au bout. J’essaye de continuer à partager avec elle. Je mange des bonbons pour qu’elle ait le plaisir de sentir leur goût sucré. Je mets mon ventre au soleil du printemps pour qu’elle en voit la lumière. Nous lui chantons les comptines qu’elle a entendues durant toute la grossesse, et son papa trouve la force de lui expliquer ce qu’il se passe. Il lui dit aussi que nous serons là pour l’accueillir et la prendre dans nos bras quand elle naîtra.
Deux jours avant l’IMG, je dois prendre un médicament pour préparer le col de l’utérus à l’accouchement. Entre deux bonbons, entre deux comptines, je sors donc cet horrible comprimé. J’ai les mains qui tremblent, c’est le premier geste médical d’une longue série dont je sais qu’elle se terminera par la mort de ma fille, et c’est à moi de le réaliser. Je pleure avant, pendant, et après l’avoir avalé.
Aussi appelée avortement thérapeutique, l’interruption médicale de grossesse (IMG) est l’interruption d’une grossesse pratiquée lorsque la santé de la mère ou de l’enfant à naître est en danger.
Selon le site de l’Assurance-maladie, l’IMG peut être réalisée, quelle que soit la date d’accouchement prévue :
- si la grossesse met gravement en danger la santé de la femme enceinte ;
- s’il y a une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Les affections graves et incurables pour l’enfant incluent, par exemple, des maladies mortelles en période périnatale ou dans la première année de vie, et des maladies entrainant un handicap grave, parfois mortel, chez l’enfant.
« Ce moment est d’une tristesse absolue, mais il est aussi très beau »
L’IMG se déroule à la maternité, en salle d’accouchement. Une fois la péridurale posée, l’obstétricienne injecte un anesthésiant à notre fille puis un produit pour arrêter son cœur. La procédure dure, si mes souvenirs sont bons, deux heures. Il y a plusieurs complications, c’est interminable et douloureux. Je parle à ma fille, je lui dis que je l’aime et qu’elle peut partir. Quelques minutes plus tard, l’obstétricienne nous annonce qu’elle est décédée. L’équipe quitte la salle, nous nous enlaçons et pleurons sans retenue.
Ensuite, l’accouchement est déclenché. Le travail dure une dizaine d’heures et, en quelques poussées, notre fille est là. Conformément à notre demande, une sage-femme vient nous l’amener après l’avoir habillée. Ce moment est d’une tristesse absolue, mais il est aussi très beau. Nous la prenons dans les bras, lui parlons. Elle a le visage paisible, elle sent bon le bébé. Nous prenons des photos d’elle, de nous avec elle. Nous, ses parents. Au bout d’un moment, mon compagnon suggère que nous la rendions. La sage-femme vient la chercher et la reprend délicatement. J’utilise mes dernières forces pour ne pas penser au fait que c’est la dernière fois de ma vie que je vois mon bébé.
L’IMG, un tabou pour les autres
Le post-partum est on ne peut plus classique : saignements, tranchées et douleurs diverses. La montée de lait me rappelle cruellement que tout était parfaitement prêt pour accueillir ce bébé qui n’est plus là, mais elle atteste aussi du fait que je suis maman, et c’est important pour moi. Sinon, il ne resterait plus de traces de mon enfant. Je suis prise d’une terrible sensation de manque d’elle. C’est une douleur physique. J’ai l’impression d’être une héroïnomane en plein sevrage. Obsédée par le souvenir de son odeur et de son poids dans mes bras, je me sens coupée en deux.
Lorsque je reprends petit à petit contact avec l’extérieur, je n’évite jamais le sujet de l’IMG. Ce n’est pas parce que l’émotion affleure à chaque coin de phrase que je n’ai pas envie de parler de ce que nous venons de traverser. C’est important pour moi d’évoquer ma fille, mais je me heurte souvent à la gêne et au tabou, et je suis profondément blessée par les réactions de certain·e·s de mes proches qui réagissent à peine à l’annonce de sa naissance. Je finis même par en être très en colère. Je me contrefiche du fait que ce décès les mette mal à l’aise et qu’ils peinent à trouver les mots au point de préférer le silence. À vrai dire, je trouve révoltant qu’ils ne soient pas capables de surmonter leur malaise, qui me paraît ridicule et dérisoire au regard de notre détresse et du besoin de soutien que nous avons. Les réactions « d’hyper-empathie » ne m’aident pas beaucoup plus : je comprends qu’elles partent d’une intention bienveillante, mais cela m’accable d’entendre si souvent que ce que je vis est la pire des épreuves, voire qu’elle est insurmontable. Une personne me dit même qu’à ma place, elle se serait suicidée.
Pour autant, le post-partum est aussi marqué par des émotions positives. Je suis fière d’avoir si facilement accouché, d’avoir bien senti les contractions, d’avoir instinctivement su pousser. Fière aussi de ma fille, dont je chéris tant le souvenir et pour qui je ressens un amour puissant. Une amie me félicite pour mon accouchement et j’en suis très touchée, cela me fait du bien. Certains liens, notamment familiaux, se trouvent resserrés. Il n’y a pas que des choses laides dans le deuil périnatal.
Ce dont j’ai le plus besoin, c’est que l’on nous considère comme parents et que l’on reconnaisse notre enfant. Que l’on parle d’elle en utilisant son prénom, que l’on se souvienne de sa date de naissance, que l’on se dise grand-mère, oncle ou cousine de cette petite fille… En bref, sentir qu’elle existe pour d’autres personnes que nous deux. En réponse au message annonçant sa naissance, mon frère me répond : « J’accueille Sarah* dans mon cœur ainsi que dans notre famille ». Cette phrase me bouleverse et m’apporte un immense réconfort.
La découverte d’une maladie génétique rarissime qui peut récidiver
Évidemment, nous nous demandons pourquoi cela nous est arrivé, à nous. Est-ce à cause de quelque chose que j’ai mangé ? D’un virus que j’ai attrapé ? D’un polluant ? Voire même, comme le suggère (lamentablement) une connaissance, est-ce parce que nous n’avons pas assez désiré ce bébé ? Je passe en revue tous les moments de la grossesse où cela aurait pu déraper, je demande mon dossier médical et décortique tous les résultats d’examen ainsi que le compte-rendu de l’autopsie, qui révèle des malformations sur d’autres organes que le cerveau. J’ai besoin de trouver une réponse. Celle-ci tombe deux mois plus tard : mon compagnon est porteur sain d’une maladie génétique rarissime. Ma première réaction est le soulagement, nous n’avons rien fait de mal. Puis, vient cette question brûlante : pourra-t-on avoir un enfant en bonne santé ou doit-on aussi faire ce deuil ?
La généticienne nous explique que la maladie qu’avait notre fille peut récidiver à chaque grossesse et que nous avons deux possibilités. La première est de relancer une grossesse naturellement, de faire un prélèvement génétique au bout de trois mois pour savoir si le fœtus est malade et, le cas échéant, faire une nouvelle IMG. La seconde est de passer par une FIV en testant les embryons et sélectionnant ceux qui sont sains. Je me sens incapable de prendre le risque d’une nouvelle IMG, mais pas non plus mûre pour une FIV. Mon compagnon estime que c’est à moi que revient le dernier mot puisque c’est moi qui doit ensuite assumer le risque de l’IMG ou subir les traitements hormonaux. J’ai l’impression de devoir choisir entre la peste et le choléra.
Nous temporisons et partons en voyage tous les deux, ce qui nous fait un bien fou. Le deuil et le chagrin nous cueillent à des moments différents, et nous n’avons pas les mêmes façons d’y faire face. Il faut s’adapter au rythme de chacun, faire preuve de patience. Entre crises d’angoisses et cauchemars, la joie se fraye de nouveau un chemin dans mes journées. Nous nous reconnectons l’un à l’autre et au monde. Pour la fête des mères, mon compagnon m’offre une bague représentant un petit nid.
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Une nouvelle grossesse dans l’angoisse
Sept mois après la naissance de notre fille, je retombe enceinte. Ce n’était pas prévu tout de suite, mais j’ai écarté l’option FIV quelques semaines plus tôt et nous nous disons que ce n’est pas plus mal, que le sort a décidé du moment à notre place. Le suivi de grossesse reprend avec l’obstétricienne et la généticienne qui nous ont accompagnés pour l’IMG. Nous avons besoin d’avoir des interlocutrices qui connaissent notre histoire et nous avons confiance en elles. Je leur explique que, pour l’instant, je ne veux ni entendre les battements du cœur du bébé ni voir les images de l’échographie. Nous retenons notre souffle. Il faut de nouveau faire preuve de patience, se changer les idées bien que les nausées me rappellent constamment à la réalité. Après trois mois d’angoisses terribles, les résultats du test génétique reviennent enfin. La scène se répète : la généticienne en haut-parleur, et nous deux qui nous prenons dans les bras et pleurons, cette fois-ci de joie. Notre bébé n’est pas malade.
Cette deuxième grossesse est très éprouvante, tant physiquement que psychologiquement. Je n’ose pas me projeter. J’évite les femmes enceintes et je ne veux pas suivre les cours de préparation à la naissance, ni acheter du matériel de puériculture. J’ai des contractions et je finis aux urgences à plusieurs reprises, ce qui me donne à chaque fois l’impression que tout bascule à nouveau. Au travail, je cache ma grossesse pendant presque six mois car j’ai trop peur de devoir ensuite annoncer une mauvaise nouvelle. Mon compagnon est plus serein mais il a également de la peine à se projeter. À huit mois de grossesse, nous n’avons toujours pas choisi de prénom à ce deuxième enfant, qui s’appelle encore simplement « Bébé ». Je lui parle peu et son papa n’ose pas lui chanter de comptines car elles nous rappellent des souvenirs trop douloureux. J’aime déjà très fort cet enfant mais je ne peux pas me l’avouer ; je ne crois pas que j’aurais les épaules pour faire face si je devais le perdre lui aussi.
Une histoire qui débute
« Bébé » débarque finalement par surprise, alors que nous sommes en vacances. C’est un petit garçon, qui a choisi de naître loin de la maternité où j’ai accouché de notre fille. J’aime l’idée qu’il écrive, dès sa naissance, son propre chapitre. Quelques semaines plus tard, nous allons avec lui au cimetière où se trouve la plaque au nom de sa sœur et nous lui parlons d’elle. Il a surtout envie de manger, ce qui nous fait rire. C’est la vie qui reprend.
Pendant ma première grossesse, j’avais de nombreux doutes sur la parentalité et je me demandais si c’était fait pour moi, si je n’étais pas en train de faire une énorme erreur. Perdre ma fille a, sans l’ombre d’un doute, fait de moi une mère différente. Je me sens à ma place quand j’ai mon fils dans les bras. Je suis pleine de gratitude et en paix avec la maternité, mais aussi plus joyeuse et certainement plus présente à mon enfant. C’est l’inestimable cadeau que ma fille laisse à son petit frère.
* Les prénoms ont été modifiés.
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Les Commentaires
Je reste atterrée par les réactions de certains proches, notamment sur la question du désir d'enfant. Ça n'a quand même rien à voir et c'est d'une violence sans nom.
Belle vie de famille à vous <3