Si la mode adore abuser des superlatifs, qualifier de « légende » André Leon Talley n’a rien d’exagéré. Cet immense journaliste, au propre (il mesurait 1,98 cm) comme au figuré, qui a contribué à la reconnaissance de tant de talents de l’industrie, vient de s’éteindre le 18 janvier 2022, d’après son agent littéraire David Vigliano.
André Leon Talley, le disque dur de la mode, s’éteint à 73 ans
André Leon Talley était surtout connu pour son importance au Vogue États-Unis, où il tenu plusieurs rôles. Dont celui d’editor at large, poste intraduisible, ressemblant à ce qu’on appellerait en France grand reporter ou rédacteur en chef, et qui signifie surtout que vous pouvez écrire presque ce que vous voulez tellement vous comptez pour le magazine.
Ce journaliste mode a longtemps été le bras droit inamovible d’Anna Wintour, la directrice de la rédaction de cette bible de la mode. Parce qu’il lui servait de disque dur infaillible, tant il avait une mémoire encyclopédique de toutes les personnalités de l’industrie, pour les avoir connues, voire repérées et soutenues dès leur début.
Du Sud sous les lois Jim Crow au premier rang de la haute couture
Né le 16 octobre 1949, André Leon Talley grandit dans une grande pauvreté, aggravée par les lois Jim Crow (de 1877 à 1964) qui ségréguent encore les personnes noires des blanches dans les États du Sud du pays. Après être tombé à 9 ans sur un magazine Vogue qui lui donne envie d’y faire carrière, le jeune Afro-Américain suit des études de français à la prestigieuse université de Brown, avant de devenir pote avec Andy Warhol et ainsi fréquenter la bouillonnante intelligentsia artistique du New York des années 1970.
Outre les meilleurs fêtes avec les futurs grands artistes de l’époque, André Leon Talley forge en parallèle son professionnalisme. Il écrit pour le magazine pointu Interview (fondé par Andy Warhol), puis le média mode de référence Women’s Wear Daily, avant d’être recruté par Diana Vreeland (ancienne rédactrice en chef du Harper’s Bazaar et du Vogue US, avant Wintour) pour être son assistant au Metropolitan Museum of Art (là où se tient le fameux Met Gala). Jusqu’à ce qu’il se rapproche d’Anna Wintour et qu’ils deviennent inséparables dès les années 1980 à la tête du Vogue US et au premier rang des défilés haute couture.
André Leon Talley, défenseur de la diversité et de l’inclusion dans la mode
Profitant de son statut privilégié au sein de Condé Nast, le groupe de presse qui édite Vogue, mais aussi W (magazine encore plus luxe que Vogue où le journaliste a également tenu un rôle important), André Leon Talley a bataillé pour plus de diversité et d’inclusion dans la mode, poussant notamment à ce que les designers incluent davantage de mannequins noirs dans leurs défilés.
En 2003, il publie une première autobiographie baptisé A.L.T.: A Memoir, où il déploie l’idée selon laquelle le style pourrait transcender la race sociale, la classe, et l’époque. C’est à cette même période qu’Anna Wintour aurait commencé à lui intimer de perdre du poids, pour cultiver l’image du métier. Alors que sa morphologie fluctue, André Leon Talley décide de ne porter que d’immenses manteaux et capes qui deviennent alors sa signature stylistique, d’autant plus marquante par sa stature de près de 2 mètres, et son attitude de diva assumée.
André Leon Talley, tailleur de l’époque et mème ambulant
Sa silhouette facilement reconnaissable, son expertise et ses connaissances encyclopédiques, et surtout son sens de la punchline en ont fait un mème ambulant, avant que l’expression ne soit consacrée. Par exemple, sa fameuse réplique dans le documentaire mode culte The September Issue (sorti en 2009, il documente la création et l’importance du numéro de septembre, le plus important pour un magazine de mode) reste ainsi gravée dans les mémoires de l’industrie : « C’est une famine de beauté, chérie. Mes yeux sont affamés de beauté. »
Pour vous donner une idée de son importance dans les coulisses de l’histoire contemporaine, André Leon Talley a grandement contribué au lancement de la carrière de John Galliano et à son accès à la direction artistique de Dior (de 1996 à 2011). Il était également l’un des meilleurs amis de Karl Lagerfeld. Et il a servi de conseiller image informel de la famille Obama, invitant Michelle Obama à s’habiller en Jason Wu, créateur asio-américain qui finira par signer la robe qu’elle portera lors de l’investiture présidentielle.
André Leon Talley a quitté définitivement les tranchées de chiffon
Mais les tensions sont grandissantes entre Anna Wintour et André Leon Talley, qui ne comprend pas pourquoi on ne lui octroie pas un poste plus important au sein de Condé Nast, et le journaliste finit par quitter avec fracas Vogue en 2013, après plus de trente ans de carrière. Il est lassé d’être l’éternel numéro 2 de la mode, à cause du racisme semblerait-il fortement.
Pour feindre d’expliquer cette situation, mais surtout pour raconter l’état politique de l’industrie de la mode, la réalisatrice Kate Novack consacre à André Leon Talley un documentaire en 2018, The Gospel According to André, avant qu’il ne publie de nouveaux mémoires en 2020, The Chiffon Trenches: A Memoir.
The Chiffon Trenches, de André Leon Talley (2020)
En tant que transfuge de classe, il y raconte notamment comment même les vêtements les plus opulents, les plus grands diplômes, et les connexions artistiques, intellectuelles et politiques les plus importantes ne peuvent effacer la race sociale. Sans angélisme, il y évoque également les problèmes de grossophobie, de validisme et d’âgisme dans l’industrie. Laissant derrière lui un parcours inspirant et lucide, et des ouvrages critiques sur l’époque, c’est donc avec élégance qu’André Leon Talley a bel et bien quitté pour toujours les « tranchées de chiffon ».
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Crédit photo de Une : capture d’écran du documentaire The Gospel According to André.
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