L’effondrement de la mode milieu de gamme s’accélère en France : on observe 37 000 suppressions d’emploi ces dix dernières années, dont 4000 rien qu’en 2023. Pour mieux comprendre cette faillite qui ampute surtout la carrière de femmes, Madmoizelle a posé quelques questions à Véronique Revillod, secrétaire générale de la fédération des services de la CFDT (Confédération française démocratique du travail, le premier syndicat français), qui s’occupe donc du secteur de l’habillement, mais aussi de la grande distribution, dont alimentaire, de l’hôtellerie, de la restauration ou encore des services à la personne.
Interview de Véronique Revillod, secrétaire générale à la fédération des services CFDT
Avez-vous vu venir l’effondrement du secteur de l’habillement milieu de gamme en France ?
Oui, hélas, c’est une filière qui soufre depuis très longtemps. Depuis des années, on voit parfois des marques qui enchaînent plus d’une dizaine de PSE (NDLR : Plan de sauvegarde de l’emploi : Licenciement économique), comme Pimkie, par exemple. Beaucoup d’enseignes ont disparu après avoir connu une agonie longue et douloureuse, comme Camaïeu.
Le pire, c’est lorsque le grand public entend aux informations qu’une enseigne subit un redressement judiciaire, voire une liquidation : certaines personnes foncent alors en boutique demander aux vendeuses quand les prix seront cassés avant la fermeture définitive, sans égard pour ces personnes qui vont peut-être bientôt se retrouver sans emploi. Cela montre bien que l’expérience magasin n’a pas disparu, on continue de se rendre en boutique, mais on a de moins en moins d’argent pour cela, et les personnes qui occupent ces emplois sont parfois déshumanisées, quand elles ne sont pas déjà remplacées par des machines.
Comment expliquez-vous cet effondrement du secteur de l’habillement en France ?
C’est multifactoriel. À commencer par le fait que beaucoup d’enseignes ont poussés sur le même segment du milieu de gamme. Or, on assiste à une grande polarisation, entre les vêtements très peu cher (le low cost) et l’ultra luxe. Et comme la pauvreté et les inégalités s’accentuent en France, beaucoup de Français·e·s se replient sur les vêtements vendus en grande surface. Si bien que les économistes estiment qu’il y a encore 30 % de boutiques en trop. Dans l’offre existante, beaucoup de collections veulent vendre des rêves qui ne correspondent pas à la réalité des Français·e·s : on trouve pléthore de chaussures à talons que de moins en moins de personnes portent, par exemple, mais très peu de vêtements grande taille alors que la population grossit, globalement. Il y a un trop grand écart entre ce qu’on veut/peut acheter et ce qu’on trouve vraiment en boutique.
Pourquoi l’effondrement de la mode milieu de gamme s’accélère en France ?
Cet effondrement va même encore s’accélérer car l’État ne fournit plus les aides comme durant le Covid. Or, les prix de l’immobilier et de l’énergie explosent. Beaucoup d’enseignes ont accumulé des difficulté de trésorerie, même avant le Covid. Mais les prêts garantis par l’État (PGE) au début de la pandémie ont suspendu artificiellement ces difficultés qui reprennent donc de plus bel aujourd’hui.
Que deviennent les vendeurs et surtout les vendeuses qui se retrouvent ainsi sur le carreau ?
C’est un secteur qui n’investit pas assez dans la reconversion de ses vendeurs. Quand Jennyfer ferme, les vendeuses ne peuvent pas aller se reconvertir chez Dior par exemple. On se retrouve tout·e seul·e dans sa recherche d’emploi, sans possibilité de se reconvertir à moins de mobiliser son compte personnel de formation ou à ses frais. Beaucoup de personnes enchaînent les petits boulots de dépannage sans trouver de situation stable. On a plusieurs militant·e·s qui ont fait des tentatives de suicide par exemple.
Le dispositif Transco censé permettre de prendre en charge le temps que les personnes vont prendre pour se former à un nouveau métier, n’est pas mobilisé par le secteur textile [« Créé en janvier 2021, co-construit avec les partenaires sociaux, composé de deux volets (d’une part Transitions collectives – Transco et d’autre part Transco – Congé de mobilité), il permet aux employeurs d’anticiper les mutations économiques de leur secteur et d’accompagner leurs salariés dans une reconversion sereine, préparée et assumée vers un métier porteur dans leur bassin de vie », résume le ministère de l’Économie]. Transco permettrait de flécher les parcours, et se reconvertir de façon collective.
La mode dite « premium » type Sandro, Maje, Claudie Pierlot, est-elle plus épargnée ?
Si elle semble épargnée, elle n’en est pas moins fragilisée. Par exemple, d’après un plan de sauvegarde de l’emploi présenté le 5 février 2024, IKKS envisage de fermer 77 boutiques et de supprimer 200 emplois prochainement. Ces enseignes dites « premium » sont des structures beaucoup plus petites : elles ont moins de boutiques, moins de masse salariales, donc quand elles réduisent la voilure, c’est moins impressionnant. Elles sont aussi plus digitalisées, et parfois même plus internationales, ce qui peut les aider à mieux se porter pour le moment.
C’est un secteur où travaille beaucoup de femmes (si l’on prend Camaïeu par exemple, 93 % des personnes qui ont été licenciées sont des femmes). Pensez-vous que cela affete de manière sexiste le fait que son effondrement ne semble pas intéresser les politiques et le grand public ?
En effet, c’est une main d’œuvre en majorité féminine, très spécialisée et donc peut transposable, ou alors peu qualifiée. Le public et le politique on tendance à imaginer qu’elle pourait se repositionner sur d’autres métiers réputés féminin comme du service à la personne (garde d’enfant, EPHAD). Or, quand on aime vraiment son métier, on n’a pas forcément envie de faire totalement autre chose.
Ce qui limite aussi la prise en considération par les politiques, c’est le fait qu’il s’agisse certes de grands effectifs, mais éclatés sur le territoire. Et puis les politiques investissent beaucoup sur l’industrie, mais ne se préoccupent pas du secteur des services.
Enfin, trop de petits malins aiment racheter des enseignes en faillite dans l’espoir de bénéficier d’aides de l’État pour leur relance, ou de revendre plus cher que ce qu’ils ont acheté en ayant écrémé la masse salariale entre-temps. Cela donne la fausse impression que ces enseignes s’en sortent à chaque fois, qu’elles ressuscitent, alors qu’en réalité, elles ne sont presque plus du tout les mêmes.
Pensez-vous également que le fait qu’il s’agisse de mode, souvent perçu comme un sujet superficiel, affecte négativement la perception du problème, pourtant un enjeu de travail et de société ?
À part le made in France et l’hyper luxe, ce secteur soufre d’une mauvaise image de superficialité, de frivolité, et de pollution. Alors qu’on ne peut le résumer qu’à ça. Il s’agit aussi d’un secteur créatif et qui touche à l’image des gens et leur estime d’eux-mêmes.
Par ailleurs, nn ne voit pas beaucoup de seniors travailler dans ces boutiques milieux de gamme car il s’agit de métiers beaucoup plus physiques qu’ils en ont l’air, avec beaucoup de pénibilité.
Si beaucoup de femmes y travaillent, elles aussi ont le droit d’évoluer dans leur carrière. Au lieu d’exploiter une main d’œuvre peu qualifiée, on pourrait former ces personnes pour qu’elles acquièrent plus de compétences, comme du conseil en image, en matière, afin de proposer une expérience client plus riche et valorisante.
C’est l’occasion de réfléchir à ce qu’on veut faire du monde de la vente de demain. À ne pas vouloir investir sur ces métiers-là comme étant de véritables leviers de chiffre d’affaire, tout peut s’effondrer.
Qu’est-ce qui pourrait changer la donne pour faciliter les reconversions, à défaut de pouvoir arrêter cet effondrement qui s’accélère ?
Le dispositif Transco pourrait être davantage mobilisé. Il y a une mauvaise maîtrise de la part des managers du dispositif Transco. Ce sont plutôt les organisations syndicales qui sont motrices de ce genre de démarche. Donc c’est très important de se rapprocher des organisations syndicales avant que ce ne soit trop tard. Mobiliser le dispositif Transco peut être très vertueux car cela empêche les gens de passer par la case chômage.
Et bien avant cela, il faudrait plus d’accompagnements tout au long de la carrière, parce qu’il ne faut pas attendre un PSE pour s’en soucier.
Sans être un exemple sur le plan écologique du tout, Zara recrute à tour de bras, en se positionnant sur le bon segment en terme de style et de prix, et en renouvelant constamment leurs collections sur des volumes importants. Ils travaillent beaucoup sur l’expérience client, et cela passe par rendre les conditions de travail de leurs vendeurs beaucoup plus confortables. Le sentiment d’appartenance et d’implication des équipes sur les résultats changent complètement la valeur. Les salarié·e·s y sont beaucoup plus fidèles. Résultat : Zara agrandit ses surfaces de vente.
Longtemps, les patrons d’enseignes en péril ont dit à leurs salarié·e·s qu’ils parviendraient à redresser la barre, entretenant le déni, jusqu’à ce que ça soit trop tard, laissant tout le monde dans une telle sidération que ça complique la reconversion. Quand une entreprise essaye de réussir son plan de sauvegarde, elle ne se préoccupe pas des transferts du personnel vers d’autres enseignes. C’est pour cela qu’il faut largement anticiper.
Quel est le message principal que vous souhaitez adresser au grand public au sujet de cet effondrement ?
Ayez des actes d’achat responsable. Acheter dans des marques françaises quand elles ne vont pas bien, c’est un acte militant. S’acheter trois fois moins de vêtements, et ce dans des enseignes qui ont pignon sur rue, cela sauve des emplois. Et cela fait tourner l’économie de toute la ville, plutôt que d’acheter en ligne auprès de sites qui ne paient même pas leurs impots ici. Il importe de mieux considérer les métiers de la vente qui comptent dans la cohésion sociale, dans l’estime de soi, qui n’a rien de superficiel.
Et quel serait votre message principal pour les politiques ?
Aux politiques, je dirais qu’il faut qu’on discute encore plus. Et je les inviterai à rencontrer tout le secteur, pas juste les patrons. Il ne faut pas cantonner le dialogue syndical au dialogue social
Quant aux salarié·e·s sur la sellette ?
Je les invite à se renseigner au maximum auprès des organisations syndicales car elles ont plein d’infos sur les secteurs. Mais je comprends que ça puisse paraître difficile : c’est compliqué de se syndiquer puisque c’est éclaté sur le territoire, et comme c’est peu syndiqué, ça fait aussi des enseignes plus faciles à démanteler.
Il ne faut pas venir nous chercher que quand ça ne va pas.
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