Dans les événements féministes mais aussi dans les œuvres de fiction, sur nos écrans, dans les dystopies et les tribunes comme celle de Virginie Despentes dans Libération qui nous invitait, au lendemain des César, à nous « lever » et nous « casser », la colère est partout.
L’autrice Taous Merakchi (Le Grand Mystère des règles, Mortel,…) en a même fait le sujet de son essai Vénère : Être une femme en colère dans un monde d’hommes aux éditions Flammarion.
Elle constate elle-même que l’émotion occupe une place grandissante dans nos esprits et nos conversations. « La colère, écrit-elle, je l’entends partout. Je la sens vibrer entre les côtes de toutes mes amies. Quand on se retrouve, quand on en parle entre nous, on finit toujours par se mettre en colère ». Elle souligne que « le mot « colère » et son champ lexical sont de plus en plus présents – sur les unes de magazines, sur les couvertures de livres, dans les gros titres des articles, sur les réseaux sociaux. »
Dans son essai, elle déroule le fil de sa propre colère, de son origine à ses manifestations quotidiennes.
Elle met des mots sur des sentiments que beaucoup d’entre nous traversent face aux micro-agressions du quotidien, des remarques sexistes aux attaques dont nous sommes témoins ou victimes.
La colère féministe, pour autant, ne date pas d’hier. Comme le soulignait la philosophe Elsa Dorlin dans une interview donnée à Libération en 2017 à l’occasion de la sortie de son ouvrage Se défendre, une philosophie de la violence aux éditions La Découverte, « Il y a toujours eu un large courant qui a critiqué l’État et dénoncé [le] processus de vulnérabilisation des femmes qui, au nom de la protection de la veuve et de l’orphelin, leur a dénié les droits et les ressources leur permettant de se défendre elles-mêmes. Dès le XVIIIe siècle, des femmes portent l’argument de leur propre défense ».
Des suffragettes aux « féminazies », une colère féministe toujours aussi mal vue
Cette histoire de la défense des femmes par elles-mêmes, la journaliste Mathilde Blézat la raconte dans son enquête-manifeste Pour l’autodéfense féministe aux éditions de la dernière lettre.
Elle y explique que l’autodéfense fait son apparition dès le début du XXe siècle avec les suffragettes qui militent outre-Manche pour le droit de vote des femmes. Une pratique qui tombe dans l’oubli avant de resurgir dans les mouvements féministes des années 70. « De manière générale, l’histoire de la lutte des femmes est répétitivement oubliée ou invisibilisée », nous explique-t-elle.
« Au-delà de l’histoire des suffragettes, il y a peu de récits historiques qui racontent les femmes qui se vengeaient ou se battaient, étaient en colère… Le récit qui a été retenu est celui des militantes suffragistes pacifistes ou en tous cas légalistes. Celles qui faisaient du ju-jitsu (technique d’art martial japonais, ndlr) et des actions directes ont été plus facilement oubliées. D’autant que cette période a été suivie de la Première Guerre mondiale et du retour des ordres réactionnaires. »
Ces derniers voient dans l’autodéfense, comme le souligne Mathilde Blézat dans son livre, « une remise en cause des normes et de l’ordre de genre ». Il faut attendre les années 70 pour que les femmes se ressaisissent de cet outil de riposte.
Il faut dire que la colère des femmes est un tabou persistant. « Tout ce qui concerne la colère des féministes est très mal vu, souligne Mathilde Blézat. Les suffragettes étaient mal perçues tout comme les militantes féministes d’aujourd’hui que l’on traite “d’hystériques” ou de “féminazies”. Elles étaient réprimées très violemment par les mouvements des hommes, la police et les journaux. L’autodéfense se confronte en règle générale à deux idées reçues : que les femmes sont vulnérables et qu’elles ne devraient pas être violentes ou en colère. »
Dans son ouvrage La terreur féministe aux éditions Divergences, qui se concentre sur l’itinéraire de femmes violentes, la militante féministe et autrice Irene souligne justement que « dans les discours antiféministes, la rhétorique défendant l’idée selon laquelle le féminisme prend des formes trop agressives, trop extrémistes, trop dérangeantes et trop violentes est la norme ».
Elsa Dorlin souligne quant à elle un « paternalisme ». Le patriarcat a tout intérêt à « faire peser sur le recours à la violence un interdit, un tabou et ostraciser les femmes qui le transgresse comme des hystériques, des folles, des exceptions monstrueuses ».
Il existe aussi un double-standard : il en faut peu pour que les femmes soient considérées comme colériques ou violentes. « Même un mouvement comme #MeToo qui consiste à dénoncer les agresseurs ou balancer des noms de violeurs est considéré comme violent » souligne Mathilde Blézat.
« Il n’y a pas d’égalité dans la violence et dans la colère, malgré ce qu’on essaye de nous dire pour nous calmer », explique Taous Merakchi quand on lui évoque la violence de ses mots par rapport aux agressions très réelles et perpétuées par des hommes qu’elle rapporte dans son livre.
« Ça m’est arrivé qu’on me dise que je devenais moi-même ce que je détestais en étant aussi en colère et en maternant ma violence comme ça, mais en attendant un mec qui croise ma route dans une ruelle sombre ou à une soirée ou même qui se met en couple avec moi ne risque rien, ni son corps, ni sa vie, ni sa santé mentale. Moi je rêve de mettre des patates, eux ils les mettent. Ce n’est pas du tout la même chose, et c’est pour ça que je ne m’inquiète plus de les blesser avec mes mots. »
Rétablir une culture de l’autodéfense
De la même manière, l’autodéfense est une « riposte » et non une « agression » ce qui, comme l’explique Mathilde Blézat, fait toute la différence. Dans une société où 62 000 femmes de 18 à 75 ans sont violées en France chaque année et 580 000 femmes de 20 à 69 ans sont victimes de violences sexuelles*, l’autodéfense est une solution. Une riposte qui se fonde, comme l’explique Mathilde Blézat dans son livre, sur la co-construction et l’échange de connaissances en prenant en compte l’expérience de toutes les femmes.
On y apprend à répondre, à conscientiser les mécanismes de domination, à échanger sur les vécus de chacune.
« Pour lutter contre les violences il faut pouvoir lutter peu importe notre condition physique, notre couleur de peau, notre âge, notre handicap… Le principe de l’autodéfense est de diminuer la violence dans la société, de réussir à stopper des situations qui nous mettent mal à l’aise le plus tôt possible, d’éviter l’escalade. »
Pourtant, au niveau institutionnel, rien n’est fait pour financer ces stages menés par des militantes souvent précaires, même si certaines municipalités commencent à financer des stages au niveau local. « [La précarité des formatrices] s’explique par le désintérêt des pouvoirs publics pour la prévention primaire des agressions et des violences sexistes et sexuelles, écrit Mathilde Blézat.
En effet, l’accent est mis sur la prévention secondaire, c’est-à-dire sur l’après-agression et, dans une moindre mesure, sur la prévention tertiaire (procès, prise en charge médicale et psychologique des victimes…) ».
Dans son livre, Mathilde Blézat donne la parole à des adolescentes qui ont testé l’auto-défense et y ont trouvé une manière de se sentir plus fortes. « Apprendre l’autodéfense à l’école est l’une des bonnes pistes politiques que l’on devrait avoir à l’horizon », explique la journaliste. « Inculquer une culture de l’autodéfense, faire des programmes de prévention. » Verbaliser sa colère est aussi un moyen de la partager, d’en discuter.
Depuis la publication de Vénère, de nombreuses lectrices témoignent à Taous Merakchi de l’aspect cathartique de cette lecture. « J’ai passé des années à me dire qu’il fallait que je me débarrasse de cette colère », explique l’autrice.
« Quand j’ai enfin compris que le problème ce n’était pas la colère mais sa cible et son expression, ça m’a apaisée. Je le dis dans le livre, je suis toujours énervée, je vais le rester longtemps, mais ça me fait un bien fou de ne pas être énervée toute seule, de pouvoir partager cette colère. Je voulais être une balise vénère dans la nuit qui rappelle qu’on est nombreuxses, qu’on a le droit, qu’on a raison, et qu’on va peut-être finir par y arriver, à force ».
* Chiffres cités par Mathilde Blézat dans Pour l’autodéfense féministe
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Crédit photo : Ipanemah Corella via Pexels
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