Aux débuts de la psychologie (et même un peu après), certaines expériences ont allègrement franchi les limites de l’éthique au nom de la recherche scientifique. Nous en avons déjà abordé quelques-unes : l’expérience sur la soumission à l’autorité de Milgram, l’expérience du Petit Albert, l’expérience de la prison de Stanford de Zimbardo…
Un article régulier sur les expériences qui ont dépassé les bornes, ça vous dit ? Si c’est le cas, continuons aujourd’hui avec une expérience menée par Carney Landis en 1924.
Le déroulé de l’expérience
En 1924, Landis, tout juste diplômé de l’Université du Minnesota, souhaite observer si tous les humains font la même tête lorsqu’ils éprouvent un sentiment spécifique. Nos visages ont-ils les mêmes expressions lorsque nous avons peur, lorsque nous sommes heureux, lorsque nous sommes dégoûtés ? En d’autres termes, les expressions faciales sont-elles universelles ?
Pour étudier cette question, Carney Landis met au point le protocole suivant : il trace des lignes sur les visages des participants à l’expérience (afin d’avoir des repères et d’observer les traits modifiés lors de certaines expressions), les expose à divers stimuli supposés induire telle ou telle émotion et prend des photographies de leurs visages lors de cette exposition (afin de capter et d’enregistrer l’expression faciale pendant l’émotion).
Les volontaires à l’expérience doivent par exemple écouter du jazz, lire la Bible, regarder un film… Certains stimuli ont été fantasques (les participants ont également dû regarder un film pornographique, ou mettre les mains dans des seaux remplis de grenouilles).
Vous me direz, jusqu’ici, rien de trop chelou ! Mais le dernier stimulus a touché à la barbarie : le chercheur a donné à chaque sujet un rat vivant, un couteau… et leur a demandé de le décapiter. Pour voir l’expression de leurs visages, donc – bonne ambiance.
Deux tiers des volontaires ont cédé et tué le pauvre rat. Pour le tiers restant, Landis a lui-même tué le rat, sous leurs yeux (afin, tout de même, de susciter le dégoût et de pouvoir prendre sa petite photo).
À la suite de ses expérimentations, Landis s’est penché sur les photographies et a conclu que les expressions de ses volontaires « montraient de grandes différences entre elles. Dans certains cas où c’était attendu, aucune expression d’émotion n’était présente ». Autrement dit, le chercheur n’a conclu… à rien, à l’absence d’expression faciale universelle de peur, de dégoût, de satisfaction — on est bien avancés, pas vrai ?
Pourquoi ça pose problème ?
Le problème éthique est plutôt clair : tuer un animal pour un test scientifique, c’est toujours problématique… Et ça l’est d’autant plus lorsque l’objectif est simplement d’étudier des expressions faciales !
N’avait-on pas d’autres possibilités d’induire le dégoût ou la peur ? En outre, les participants manquant d’expérience dans l’assassinat de rat (c’est ballot), les rongeurs ont parfois été tués difficilement en devant subir des souffrances encore plus grandes…
Les rats n’ont évidemment pas été les seules victimes et les participants ont dû endosser le traumatisme d’avoir tué le rat, ou d’avoir dû assister à sa mort. La cerise sur le gâteau ? Landis n’a vraisemblablement jamais réalisé la gravité de son expérience (ou en tout cas n’en a pas fait mention).
Qu’est-ce que cette expérience a amené ?
Si l’expérience n’a pas permis de valider les hypothèses d’expressions faciales universelles du chercheur, a-t-elle eu d’autres répercussions ?
Somme toute, l’expérimentation de Landis rappelle celle menée par Milgram et a testé la « soumission à l’autorité » sans même s’en rendre compte : jusqu’où sommes-nous prêts à aller si la science nous le demande ?
Pour aller plus loin :
- Sur le parcours de Carney Landis
- Sur son expérience des expressions faciales ici et là
- Une psychologie du sourire
- Sur la déontologie
- Une explication de l’expérience de Milgram, de l’émission Zone Extrême et du conflit éthique par Jean-Léon Beauvois