Quand j’étais toute petite, à trois mois, j’ai soudainement décidé bien malgré moi de faire flipper mes parents : une tache bleue s’est développée sur ma poitrine, et les médecins évoquaient la possibilité d’un cancer (chaque fois que ma mère me le raconte, j’ai l’impression d’entendre un « TINTINTIIIIN » de suspens). En réalité, et fort heureusement, il ne s’agissait que d’un angiome. Ce qui n’a rien de grave du tout.
Un angiome, c’est un terme super vague : ça désigne globalement toutes les malformations qui entraînent une dilatation anormale de vaisseaux sanguins ou lymphatiques. Parfois, ça se traduit par une sorte de tache de vin, qui peut s’atténuer voire disparaître quand l’enfant grandit, tandis que d’autres restent. On appelle ça un angiome plan. D’autres fois, ça peut être une tumeur bénigne. Mais il existe encore plein de situations différentes dont j’avoue ne pas franchement comprendre les tenants et aboutissants.
Mon angiome n’était pas douloureux (et même s’il l’avait été, je ne m’en souviendrais pas puisque n’est-ce pas, je n’avais que trois mois). Très vite, mes parents ont été assurés qu’il n’aurait pas de conséquence dramatique. La seule conséquence qu’il aurait, c’est qu’éventuellement, il allait perturber la croissance de mes seins. Et sur ce point, il a parfaitement rempli sa fonction.
Ils allaient devenir ÉNORMES. Non. Vraiment pas.
Grandir avec une malformation des seins
Quand la puberté a toqué à ma porte, j’étais un peu perdue. Ma taille s’affinait, mes hanches s’élargissaient, ma peau était plus grasse et des boutons ornaient mon visage, mais ce n’était pas le seul grand chambardement : mes seins, qui n’étaient jusqu’alors que deux tétons, grossissaient.
Mais ils ne grossissaient pas au même rythme, et encore moins dans le même moule : l’un était une pomme, l’autre la conséquence d’un croisement entre une poire et une banane. Je le vivais plutôt bien, parce que… je ne réalisais pas que ce n’était pas comme ça pour tout le monde.
Et puis un jour, je suis allée à la piscine avec deux copines qui commençaient aussi à voir leur corps changer. On portait toutes les trois un maillot de bain une pièce et, tandis qu’on se lavait les cheveux face à la glace, j’ai remarqué, comme d’habitude, que mes boobs à moi, bien que moulés dans mon maillot, n’étaient pas du tout au même niveau. J’étais complètement bancale. Je le savais depuis un moment, mais là, je pouvais remarquer que ce n’était pas le cas des autres.
Eh oui : c’est là que j’ai commencé à complexer.
À l’époque, quand j’avais un pic de complexe, j’avais l’impression d’avoir un insecte qui bourdonnait très fort dans mon ventre. Tellement fort que ça me donnait envie de pleurer. Et depuis ce moment à la piscine, il vrombissant un peu tout le temps. Quand j’ai dit à mes parents que je me sentais un peu triste en voyant mes seins, ils ont été clairs sur le sujet : si je le souhaitais, on pourrait opérer mes boobies pour qu’ils n’aient plus l’air d’être nés de parents différents. Qu’il fallait juste que je sois patiente, parce que l’opération n’aurait pas lieu avant la fin de ma croissance.
Tu te dis peut-être que mes parents ont fait une erreur en évoquant, alors que j’étais encore petite, une chirurgie reconstructrice et purement esthétique. Je pense tout l’inverse : ils ont fait le bon choix.
Moi, je complexais, j’étais triste, j’étais un peu paumée en voyant tous les autres seins à la télé, au cinéma, dans la rue. À aucun moment ils ne me forçaient à me faire opérer, à aucun moment ils ne me disaient que mes seins étaient laids. Ils m’expliquaient simplement que ma poitrine était comme elle était, et que si je ne l’acceptais vraiment vraiment pas, il y avait une solution. C’était un discours très simple et très rassurant pour moi.
J’ai donc pris mon mal en patience. Chaque fois que je prenais une douche, je ne voyais qu’eux. Chaque fois que je retirais mon soutien-gorge, ils me sautaient aux yeux (malgré leur petite taille). Chaque fois qu’un garçon me plaisait au collège, je me remerciais presque d’avoir un physique et une attitude qui n’attiraient pas le sexe désiré parce que j’angoissais à l’idée de me mettre à poil un jour. Il ne me restait plus qu’à attendre. Tic toc tic toc.
TIC TOC TIC TOC PENDANT DES PLOMBES.
Et puis un jour, j’ai eu un rendez-vous chez un gynécologue qui m’a dit banco : ma croissance était finie. Je pourrais me faire opérer dès que la prof qu’il me conseillait serait disponible. Ce fut le cas une année scolaire plus tard : c’était les derniers jours de mon année de seconde, j’avais 16 ans. J’y suis allée le coeur léger, sans aucune appréhension. Elle me montrait qu’elle était une pro, et que j’étais entre de bonnes mains. Tout allait très bien se passer, j’en étais persuadée.
Et tout s’est tellement bien passé que je suis restée deux jours de moins que prévu à l’hôpital. Je n’avais pas mal, je supportais très bien les soins, et je faisais même des vannes sur ma honte quand la prof me réveillait tôt le matin et venait montrer mes seins aux internes beaucoup trop mignons (une situation, tu t’en doutes, fort gênante).
Très vite, mes seins ont retrouvé une forme « traditionnelle ».
La seule différence avec les autres paires de seins du monde, c’est que depuis, ils sont défigurés par ce que j’appelle mes « balafres ». Elles font le tour de chacun de mes tétons et forment un T à l’envers assez conséquent sous chaque sein.
Mes seins balafrés et l’acceptation de mon corps
J’appelle ça « mes balafres », parce que j’aime bien le mot et le contraste entre l’adjectif possessif, que j’utilise de façon presque affectueuse, et le terme plus violent. Mais rassurez-vous : neuf ans après l’opération, mes seins ne ressemblent plus vraiment à un champ de mines.
Les cicatrices ne sont plus qu’un relief plus clair que le reste de ma peau. On les voit, on les sent, pour sûr. Mais j’ai appris à ne plus rien en avoir à faire.
Non, je n’ai pas laissé pousser mes poils comme Albator pour cacher mes cicatrices.
Le deuil des seins « comme dans les films », je l’ai fait depuis des années, en commençant par ce jour-là, à la piscine. Alors oui, j’ai des cicatrices, qui couvrent les deux tiers de ma poitrine, je dirai. Mais je les accepte mille fois plus que je n’acceptais l’asymétrie totale avant l’opération.
Niveau estime de mes boobies, je pars de très, très loin. Et je crois qu’au fond, mes balafres, je les considère plus comme un tatouage un peu con que j’aurais fait sur un coup de tête qu’autre chose.
J’avais vachement peur, avant de commencer ma vie sexuelle, d’avoir envie de cacher mes seins en permanence. De me refuser des positions pour ne pas les mettre en évidence, de les cacher avec mes mains, d’éteindre la lumière systématiquement… Bref, de ne jamais les oublier pendant ce moment d’abandon.
J’imagine que j’ai eu le temps de me préparer, d’accepter mes seins comme ils étaient devenus : entre l’opération et la première fois que je me suis mise nue devant un mec, deux ans se sont écoulés. J’ai eu le temps de les observer, au début plusieurs fois par jour d’un air rageur, et puis de moins en moins souvent. Alors quand est venue ma première fois, je m’en étais déjà fait des copains (ou plutôt des contacts Facebook, de ceux à qui on ne parle pas souvent mais qu’on est contents de savoir vivants quelque part dans le monde).
Une fois l’acte consommé, effectivement, mes cicatrices me sont revenues à l’esprit : qu’est-ce qu’il en avait pensé ? Est-ce qu’il les trouvait dégueulasses, mes seins, est-ce qu’il me trouvait tout à coup laide, est-ce qu’il allait le dire à tout le monde ? J’ai fini par oser lui poser la question. Puis je l’ai posée au suivant. Et à celui d’après.
Et je me souviens qu’ils ont eu l’air de s’en foutre, voire de les aimer tout autant que s’ils avaient été lisses. Au fur et à mesure, j’ai plutôt choisi d’attendre de voir ce que mes partenaires allaient dire. D’ailleurs, je diviserai les réactions face à mes seins :
- le « j’ai rien vu » honnête
- le « j’ai rien vu » gêné, qui s’imagine peut-être que je vais me mettre à pleurer en racontant une histoire dramatique
- l’expression faciale pas désagréablement surprise dite du « oh bah tiens »
- le questionneur décomplexé. Parmi eux, il y a celui qui m’a demandé « mais ils étaient gros comment, avant ? » en pensant que j’avais fait une réduction mammaire. Je crois avoir perçu quelques regrets dans la voix de cette personne, qui s’imaginait peut-être que la fille qu’il avait au-dessus de lui aurait pu faire du bonnet D.
Les deux dernières catégories sont mes préférées, et ça tombe bien : c’est ce que j’ai le plus connu. J’aime bien l’idée qu’on me pose clairement la question, histoire de jarter toute ambiguïté, ou qu’on regarde mes seins comme ce qu’ils sont : des seins, avec des cicatrices. Pas des petites collines (des toutes petites) parsemées de chemins de terre qui mèneraient jusqu’à mon coeur, ou je ne sais quelle connerie.
Ils sont là, ils sont des attributs sexuels, ils sont palpables, mais c’est pas parce qu’ils ont vécu deux ou trois trucs qu’ils méritent qu’on les surestime.
Depuis que je ne me pose plus la question de savoir ce que les gens avec qui je partage mon intimité pensent de mes cicatrices, clairement, elles ne bouleversent en rien ma sexualité. Enfin, si, y a bien un petit truc : je n’ai presque aucune sensibilité au toucher à ce niveau. Mais ça ne veut pas dire que ça ne me fait aucun effet sur le cerveau et ma libido quand l’autre s’amuse avec, donc c’est tout comme !
Surtout, je n’ai jamais eu le sentiment d’être plus pudique. Honnêtement, le seul moment où ça m’ennuie qu’on me retire mon soutien-gorge, c’est quand je viens de l’acheter et que j’ai envie de continuer à me la péter encore quelques minutes avec.
Je pourrais facilement les faire disparaître au laser, et peut-être que ça me viendra. Mais elles racontent une histoire, mes balafres. Alors certes, ce n’est pas un joli conte romanesque : je ne les ai pas eues en me prenant un 4×4 dans le buste tandis que je sauvais un enfant d’une mort certaine. Leur histoire est un peu nulle. C’est celle d’un nourrisson avec un angiome, d’un angiome qui a déformé des seins, et de seins qui ont été opérés.
Mais cette histoire fait partie de moi. Et tout ce qui laisse une trace sur mon corps et dans mon esprit se rattache à la personne que je suis.
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Les Commentaires
Moi j'ai un sein 95B presque "hollywoodien", et l'autre tubéreux qui pendouille lamentablement et regarde le sol.
Et en lisant cet article, je me dis que j'aurais bien aimé avoir tes parents @Sophie-Pierre Pernaut parce que mes seins asymétriques, je pense que je n'y aurais pas fait plus attention que ça si ma mère ne m'avait pas régulièrement répété "Il faudrait que tu te fasses opérer" sans me demander mon avis ou bien savoir si ça me gênait ou pas. Sympa pour l'acceptation de soi à l'adolescence. Ça me gênait un peu c'est sûr, mais j'en faisais pas une maladie. Même à la plage je portais des maillots de bain brassière, et on voit clairement sur les photos de vacances qu'ils sont pas du tout au même niveau quand je les regarde maintenant. Mais je m'en foutais. Ma mère m'a envoyée chez plusieurs gynécos pour parler de ça et voir ce qu'on pouvait en faire. Et le problème que j'ai moi, c'est qu'on m'a dit qu'il fallait absolument que je perde du poids si je voulais me faire opérer. (A l'époque, j'étais d'ailleurs au poids le plus bas que j'ai jamais atteint et je mangeais quasiment rien tout en faisant 78kg pour 1m78 - ironie). Du coup, me voilà à presque 30 ans et toujours les seins de travers parce que bien sûr je n'ai jamais réussi à perdre plus de poids mais j'en ai bien gagné au contraire, tout en frôlant les TCA pendant mes années de fac (Déjà qu'on me répète depuis que je suis petite que je suis grosse et qu'il faut "faire attention", BIM à nouveau). Donc je suis au point mort et en lisant ce topic, je me dis que je devrais en parler à ma gynéco pour voir ce qu'elle en pense. Parce que concrètement, j'en ai un peu marre qu'aucun soutif ne me tienne correctement les seins et de devoir prendre du C qui est presque trop petit pour le côté tubéreux mais trop grand pour le côté B.