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Société

« Les végans ont tout faux » : ceux qui agissent ont toujours tort

En attaquant « les végans » dans la tribune qu’il cosigne sur Libération, l’auteur militant pour la décroissance Paul Ariès se trompe de cible. À qui profite notre immobilisme collectif ?

Lundi 19 mars, Libération publiait une tribune cosignée par Frédéric Denhez, journaliste et chroniqueur, Jocelyne Porcher, sociologue et directrice de recherches à l’Inra, ainsi que Paul Ariès, politologue, auteur, intellectuel engagé pour la décroissance.

« Pourquoi les végans ont tout faux », la tribune publiée par Libération

« Pourquoi les végans ont tout faux », c’est le titre de cette fameuse tribune, qui reproche aux véganes (je préfère personnellement l’orthographe francisée), dans l’ordre :

  • de vouloir séparer strictement les humains et les animaux : sous l’intertitre « les végans vont sauver les animaux »
  • de n’avoir aucune pertinence politique relative à la lutte contre les inégalités : sous l’intertitre « le véganisme va nous sauver de la famine »
  • de condamner l’agriculture : sous l’intertitre « le véganisme va sauver l’agriculture »
  • d’être une aberration sanitaire et écologique : sous les intertitres « le véganisme va sauver notre alimentation » et « le véganisme sauvera notre santé »
  • Et enfin, les dernières parties de la tribune accusent le véganisme d’être un errement idéologique, et un danger :

« Les théoriciens et militants végans ne sont pas des révolutionnaires, ils sont, au contraire, clairement les idiots utiles du capitalisme. […]

Le grand danger de ce début du XXIe siècle est bien l’invention d’une agriculture sans élevage. […]

Le véganisme est dangereux. Il participe à la rupture programmée de nos liens avec les animaux domestiques.

Il menace de nous condamner à la disette en nous ramenant à l’agriculture prédatrice des temps anciens.

Il menace de ruiner les pratiques alternatives, comme le bio, en annihilant la polyculture-élevage qui est son fondement. […]

Le véganisme est l’allié objectif d’une menace plus grande encore. Car, après tout, la meilleure façon de ne plus abîmer la nature est de s’en couper totalement.»

À lire sur Libération : « Pourquoi les végans ont tout faux »

Les réponses de L-214 et Aymeric Caron, sur Libération

Cette tribune a donné lieu à deux réponses, également publiées par Libération :

Ces deux textes répondent surtout aux questions propres à l’antispécisme.

Et c’est effectivement essentiellement d’antispécisme dont parle la tribune de Paul Ariès et consorts, sous le terme de « véganisme ».

Effectivement, le véganisme est un mode de vie (et non un régime alimentaire : le végétalisme est le régime alimentaire 100% végétal), qui exclut la consommation de produits d’origine animale.

Rien dans le véganisme ne proscrit à quiconque de posséder un chat, un chien, un lapin, ou même d’avoir toute une basse-cour. La question des relations entre humains et animaux est posée par l’antispécisme.

Les termes spécisme et antispécisme sont introuvables dans le Larousse. Je vais prendre la définition que donne Wikipédia :

« L’antispécisme est un mouvement datant des années 1970, qui affirme que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder. »

Et non, ça ne veut pas dire que la vie d’un moustique a la même valeur que la vie d’un homme.

Ça veut juste dire qu’il n’y a pas de raison objective de décider que les vaches ne sont que des steaks en devenir, et les chiens des animaux de compagnie dont on pleure la mort comme si c’était un membre de la famille.

Le spécisme est le fondement idéologique sur lequel repose le choix des animaux d’élevage. Ce choix est culturellement relatif (chaque culture a ses animaux « sacrés » et ses animaux « comestibles »).

L’antispécisme vise à combattre cette idéologie, en prônant notamment la libération animale. C’est ce discours qui est principalement contesté par la tribune de Paul Ariès, et ce discours qui est principalement défendu par Aymeric Caron et L-214 dans leurs réponses respectives.

  • Pour mieux comprendre le spécisme :

On peut être végane sans être antispéciste. L’inverse est plus périlleux : je n’ai encore jamais rencontré une personne antispéciste qui ne serait pas végane. Mais j’imagine que ça existe, étant donné que j’ai souvent rencontré des gens dont les actions n’étaient pas en phase avec leurs convictions.

Cette distinction posée, je voulais apporter ma propre réponse à cette tribune, en laissant de côté les questions antispécistes : L-214 et Aymeric Caron y ont déjà apporté leurs éclairages, le débat peut s’ouvrir à partir de cet échange.

« Les végans ont tout faux », comme le reste du monde ?

Ce qui m’a personnellement interpellée dans la première tribune, c’est l’affirmation de son titre : « les végans ont tout faux ».

Ce n’est pas une surprise : ceux qui agissent ont toujours tort. Et cela, Paul Ariès, l’un des trois signataires du texte, devrait en savoir quelque chose.

C’est un journaliste militant, engagé pour la décroissance, auteur de nombreux ouvrages sur la question.

Les mouvements en faveur de la décroissance consistent à prôner une réduction de nos habitudes de consommation effrénées, dans le but d’enrayer l’épuisement inévitable des ressources naturelles.

Chaque année, depuis 1971, le jour du dépassement avance dans le calendrier. C’est-à-dire que chaque année, nous consommons encore plus vite les ressources que la planète est capable de produire en un an.

Que se passe-t-il lorsque ce jour arrive ? Toutes les ressources consommées au-delà de cette journée, jusqu’au 31 décembre, sont empruntées à l’avenir.

En 2017, le jour du dépassement a été atteint le 2 août.

Nous creusons une dette écologique, collectivement, tous les ans. Et chaque année, nous alourdissons cette dette.

Alors, face à cette menace, est-il véritablement question de « vrai » et de « faux » dans les actions que nous menons, chacun et chacune à notre échelle ? Nous partageons au moins le constat que l’agriculture et l’élevage intensifs sont en train de ravager la planète.

Ces pratiques détruisent les terres cultivables, assèchent et empoisonnent les sols, coûtent une énergie et des ressources démesurées par rapport aux calories consommables qui sont produites en bout de chaîne.

Le véganisme n’est pas LA solution, c’est UNE solution, compatible avec une variété d’autres actions dont la nécessité et l’urgence ne cessent de croître.

Le véganisme n’est pas LA solution, c’est UNE solution

Paul Ariès a également beaucoup travaillé sur les sectes, mais le véganisme n’en est pas une : c’est bien une idéologie, un courant de pensée, que chacun est libre de s’approprier et d’adapter à ses valeurs, ses contraintes, ses moyens.

« Les végans » n’ont ni Bible ni pasteur, aucun prophète ne prêche la vérité du véganisme.

Je parle en mon nom, de mon expérience, des injustices dont je suis témoin et auxquelles je refuse de contribuer, en tant qu’individu libre.

Mon refus de consommer des produits issus de l’exploitation des animaux n’est pas une fierté que je porte en écharpe, ce n’est pas un acte de résistance que j’effectue le poing levé, ce n’est pas un acte de contrition que je subis en me privant des plaisirs de la table, ce n’est pas une pénitence que je m’inflige au péril de ma santé.

Ce n’est pas non plus un geste politique, un mouvement de protestation perpétuel contre l’ordre établi. Non, mon véganisme n’est rien de tout ça : mon véganisme est un choix.

Un choix, ce n’est pas une vérité, et ce n’est pas non plus un commandement fait aux autres. Mon choix n’engage que moi. Mais justement : mes choix m’engagent.

Mon véganisme est un choix qui m’épargne l’impuissance

Je comprends parfaitement que si demain l’intégralité de la population française virait végane, sans même aller jusqu’à parler du monde entier, cela poserait d’innombrables problèmes. Mais nous sommes loin du compte.

Les végétariens ne représentent que 2% de la population française, et les véganes n’en comptent que pour une infime partie.

Je suis également une militante féministe, et si 51% de la population française, les femmes, n’arrivent pas à obtenir la mort du patriarcat, je n’imagine pas un seul instant le « zéro virgule pourcent » que représentent les véganes réussir à renverser le carnisme avant la fin du siècle.

Je ne sais pas si le véganisme nous sauvera de l’apocalypse vers laquelle nous entraînent indubitablement le carnisme, le capitalisme, la course à la sur-production et à la sur-consommation sous tous leurs avatars.

Je sais juste que ce choix me sauve de l’impuissance, face à l’insoutenable immobilisme des pouvoirs publics, à la paresse intellectuelle des esprits pourtant brillants censés éveiller l’opinion publique au lieu de flatter ses plus bas instincts.

Les véganes, cette menace fantôme

Je ne répondrai pas sur le fond aux contre-vérités indignes des professionnel·les qui ont signé ce texte ; les ressources sérieuses et documentées sont de plus en plus nombreuses, et de plus en plus facilement accessibles, pratiquement et intellectuellement parlant.

Je répondrai sur la forme : quel est l’intérêt d’attaquer frontalement une catégorie infime de la population française, précisément celle qui agit concrètement en convergence avec les problématiques portées par le mouvement de la décroissance?

S’il y a bien un dénominateur commun aux mouvements de la décroissance et du véganisme, c’est « un autre monde est possible ».

Et plutôt que d’attendre que le futur nous l’amène, nous commençons à le construire dès aujourd’hui, chacun à notre échelle.

« Les végans ont tout faux » écrit Paul Ariès, je crois qu’il n’est pas question de vrai ou de faux, ni d’ailleurs d’avoir raison ou tort sur le sujet.

Il est question de justice et d’injustice, et il me semble que nous tombons d’accord sur ce constat : la répartition actuelle des ressources est injuste. L’exploitation actuelle des ressources est injuste.

Ceux qui agissent ont toujours tort, mais moins que ceux qui ne font rien

Notre modèle de société produit des injustices. Le comble de ce système est que ceux-là même qui nous nourrissent paient le prix fort de ces injustices.

Mon boycott des produits issus de l’agriculture et de l’élevage intensifs repose également sur mon refus de participer à un système hautement nuisible aux petites exploitations, à ces petits paysans et leurs familles, qui sont les véritables producteurs des ressources comestibles.

Je me fiche d’avoir raison ou tort, mon véganisme n’est pas une vertu morale : c’est une action concrète, à mon échelle, pour rétablir la justice dans ma façon de consommer les ressources naturelles mises à disposition.

Pendant que nous nous reprochons la pertinence et l’(in)efficacité de nos actions respectives, ou simplement de nos idéologies concurrentes, la situation écologique s’aggrave inexorablement.

Mardi 20 mars, jour du printemps, pendant que l’on s’échange des tribunes, Le Monde publie cet article.

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Extrait :

« Attribué par les chercheurs à l’intensification des pratiques agricoles de ces vingt-cinq dernières années, le déclin observé est plus particulièrement marqué depuis 2008-2009, « une période qui correspond, entre autres, à la fin des jachères imposées par la politique agricole commune [européenne], à la flambée des cours du blé, à la reprise du suramendement au nitrate permettant d’avoir du blé surprotéiné et à la généralisation des néonicotinoïdes », ces fameux insecticides neurotoxiques, très persistants, notamment impliqués dans le déclin des abeilles, et la raréfaction des insectes en général. »

— La suite à lire sur Le Monde

Je ne sais pas à qui profite notre immobilisme collectif, mais j’ai la douloureuse conviction qu’il nous nuit à tous et à toutes.

Ceux qui agissent comme ceux qui critiquent, ceux qui ont raison autant que ceux qui ont tort, ceux qui détiennent la vérité autant que ceux qui ont « tout faux » sur la question.


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Les Commentaires

109
Avatar de Kettricken
6 avril 2018 à 11h04
Kettricken
@Eclise
Je ne suis qu'admiration, et je me devais de te le faire savoir
4
Voir les 109 commentaires

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