Comme à chaque mouvement social et politique majeur, l’industrie mondialisée de la mode peine à se positionner, entre intérêts économiques incontournables et volonté d’afficher des valeurs en vogue. Ainsi, depuis que la Russie a débuté une offensive militaire à l’encontre de l’Ukraine le 24 février 2022, certaines marques jouent les parangons de vertu avec de jolies images et beaux discours, tandis que d’autres agissent.
Puisque c’est en plein fashion month (les capitales occidentales de la mode que sont New York, Londres, Milan, et Paris présentent leurs nouvelles collections) que s’est enflammée la situation, le petit monde de la mode n’a eu d’autres choix que de trancher entre feindre d’ignorer ce potentiel début de troisième guerre mondiale, reconnaître publiquement la terreur de l’événement, voire s’engager concrètement.
La mode en pleine course aux symboles photogéniques de soutien à l’Ukraine
Tandis qu’une photo d’invitée de défilé brandissant un sac en papier tagué à grand coups de rouge à lèvres d’un lapidaire « No War in Ukraine » suivi d’un coeur devient viral sur Instagram – où il en faut si peu pour paraître engagé -, d’autres prises de position plus ou moins adroites s’enchaînent. Toutes les marques et médias y vont de leur petit carré bleu et jaune, ou seulement blanc sur Instagram.
Plus concrètement, le défilé Armani automne-hiver 2022-2023, s’est tenu le 27 février dans un silence solennel (alors qu’habituellement de la musique fait toujours trembler les podiums de fashion week) précédé des mots de son fondateur :
« Ma décision de ne pas utiliser de musique dans le spectacle a été prise en signe de respect envers les personnes touchées par l’évolution de la tragédie. »
Cette quinzaine de minutes de silence (le temps d’un défilé) de la part d’Armani peuvent sembler terriblement vaines aux yeux de l’horreur du conflit mais c’est pourtant l’une des premières actions IRL de la part de cette industrie du luxe multimilliardaire généralement insensible au bruit du monde (voire qui en jouit, puisqu’elle a tendance à fructifier au lendemain des pires moments de crise de l’histoire).
Le cirque de la mode peut-il continuer comme si de rien n’était, en temps de guerre ?
Tandis que la doyenne du journalisme mode à la houpette légéndaire Suzy Menkes salue ce respectueux silence de la part d’Armani, elle publie le 1er mars une vidéo de l’effervescence à l’entrée du défilé Off-White. Cette marque présentant la dernière collection imaginée par son récemment défunt fondateur, Virgil Abloh, l’événement était particulièrement attendu et regorgeait de célébrités, attirant une foule hurlante de photographes, vidéastes et fans.
Face à ce qu’on surnomme l’habituel cirque de la mode, la journaliste de 78 ans a ainsi tenu à commenter l’absurdité de la situation à laquelle elle prend elle-même part, qu’elle le veuille ou non :
« Je me sentais mal à l’aise alors que la grande foule hurlait d’excitation devant le Palais Brongniart [sic] de Paris avant le show Off-White. Il y a une guerre violente et terrifiante qui commence et même si la vie doit continuer, je pense que moi – autant que les foules de mode excitées – je devrais être plus réfléchie et respectueuse de ce qui se passe dans le monde entier. »
Pendant que les tenues de luxe défilent à Milan puis Paris, donc, les acteurs de cette industrie se crispent et se sentent de plus en plus contraintes par l’opinion publique de calmer le jeu du faste face à la fureur russe contre l’Ukraine.
Hyper-médiatisée et fortunée, l’industrie de la mode lève des fonds et appelle aux dons
Profitant de l’hyperexposition médiatique due à la fashion week, l’industrie de la mode s’avère particulièrement bien placée pour sensibiliser le grand public à la situation. Ainsi, peut-être sous l’impulsion de son directeur artistique géorgien Demna Gvasalia, lui-même réfugié politique passé par la Russie et l’Ukraine, que Balenciaga a vidé son compte Instagram pour n’y publier qu’un carré blanc légendé d’une colombe de la paix dès le 24 février, jour de l’annonce de l’offensive Poutinienne. Cette publication immaculée laisse place depuis le 2 mars à un drapeau ukrainien, ainsi légendé :
« Nous défendons la paix et avons fait un don au PAM [Programme Alimentaire Mondial] pour soutenir la première aide humanitaire aux réfugiés ukrainiens. Nous ouvrirons nos plateformes dans les prochains jours pour rapporter et relayer les informations autour de la situation en Ukraine. Suivez le lien dans la bio pour faire un don maintenant. »
Le groupe propriétaire de Balenciaga, Kering (qui détient également Gucci, Yves Saint Laurent, Bottega Veneta, Boucheron, ou encore Alexander McQueen), a lui aussi annoncé faire un « don significatif » au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
Beaucoup plus concret, le groupe rival LVMH (qui détient Louis Vuitton, Christian Dior, Tiffany & Co., Sephora, ou encore Fendi) a décrit un plan d’action chiffré. À commencer par le nombre de ses employés ukrainiens en train d’être aidés financièrement, psychologiquement, et logistiquement, un don de 5 millions d’euros à la Croix Rouge, ainsi qu’une levée de fonds en interne pour récolter davantage.
Outre les publications Instagram de déclarations de don, devenues une sorte de minimum syndical de la démonstration de vertu ostentatoire, certaines entreprises de mode annoncent désormais suspendre toutes opérations commerciales avec la Russie : Nike, Asos, ou encore le groupe d’eshop de luxe YNAP (Yoox et Net-à-Porter), rapporte Business of Fashion. Mais y lire un acte engagé de boycott, comme le raccourcissent déjà certains médias, tiendrait du fourvoiement, voire du mensonge par omission, puisque ces entreprises de commerce n’ont tout simplement pas le choix pour d’évidentes questions logistiques. Mention spéciale tout de même à Adidas, qui interrompt son partenariat avec l’équipe de football russe, en signe de protestation, note Bloomberg.
Une lettre ouverte intitulée « La mode s’unit contre la guerre » publiée le 1er mars par l’Ukrainienne Olya Kuryshchuk, fondatrice de la plateforme d’éducation mode 1 Granary, demande aux membres de l’industrie de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Plus de 2400 personnes l’ont d’ores et déjà signée. Et après ?
Le luxe ne connaît pas la crise, il en jouit
En fait, le luxe en particulier peut beaucoup tenir à sa richissime clientèle russe, comme le tweete Joe Barnes, le journaliste spécialiste de l’Europe du média Telegraph :
« Le Premier ministre italien Mario Draghi a réussi à exclure les produits de luxe italiens du paquet de sanctions économiques de l’UE contre la Russie, m’a dit une source de l’Union Européenne. »Apparemment, vendre des mocassins Gucci à des oligarques est plus une priorité que de riposter à Poutine », ajoute la source. »
Si l’information a fuité pour l’Italie, qui l’a officiellement démentie depuis, d’autres pays manoeuvrent peut-être en coulisses pour que la Russie puisse acheter du luxe. En particulier maintenant. Même si ce genre de shopping peut paraître inopiné vu la gravité de la situation, il regorge en fait d’intérêts politiques et économiques. Car des sanctions commerciales vont bientôt rendre ce genre de produits plus chers encore pour les Russes d’une part. Et d’autre part, s’acheter de la haute couture, maroquinerie, ou joaillerie maintenant devient une sorte de placement sûr qui prendra même de la valeur à mesure que la situation s’envenimera. Les affaires sont les affaires.
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Crédit photo de Une : capture d’écran Instagram Vogue France.
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