Cette nuit, à 4 heures du matin heure française, Vladimir Poutine a annoncé le lancement d’une opération militaire russe en Ukraine. Selon le président de la fédération de la Russie, il s’agit de reconnaître l’indépendance des républiques de Donestk et de Lougansk, aidant ainsi militairement les séparatistes de l’est du pays. Vladimir Poutine a ainsi intimé aux Ukrainiens de « déposer les armes ».
Face à cet acte de guerre, les réactions effarées, des responsables politiques aux médias, se sont rapidement enchaînées.
Emmanuel Macron a déclaré : « Les événements de cette nuit sont un tournant dans l’histoire de l’Europe et de notre pays », tandis que Boris Johnson a qualifié Vladimir Poutine de « dictateur ». Le président des États-Unis Joe Biden, lui, menace la Russie de sanctions financières.
Une chronique sur France Inter pas comme les autres
Pendant ce temps-là sur France Inter, il est 7h25 et c’est l’heure de la chronique du directeur de l’hebdomadaire Le Point, Étienne Gernel. Après une introduction sur la situation tragique de l’Ukraine, il enchaîne brusquement sur la cause cachée du conflit sanglant, qui a déjà entraîné la mort de 40 soldats et 10 civils :
« D’un côté, la fascination pour les régimes autoritaires n’a fait que croître, et de l’autre, la cancel culture, témoigne, même sur un mode folklorique, d’une remise en cause morale des Lumières, et de leur héritage en Occident. Notre démocratie libérale est parfois jugée trop faible par certains, coupable par d’autres. Surtout, ses partisans, bien que majoritaires, ont paru plutôt mollassons. »
D’accord, d’accord. Le réveil est dur pour tout le monde, mais… pardon ?
On a annulé les Lumières
Le refus des États-Unis de laisser l’Ukraine rentrer dans l’OTAN ? Non. L’aveuglement des nations qui pensaient que jamais Poutine n’oserait envahir l’Ukraine ? Non plus. Le vrai responsable, c’est l’arlésienne de nos débats énervés, le mouton noir des dîners mondains : la cancel culture. Alors, après le choc de son apparition dans cette très sérieuse chronique d’Inter, le doute s’empare de nous. La cancel culture, dans la bouche d’un éditorialiste de droite, est un ouroboros : on ne sait jamais qui a cancel qui.
Apparemment, « on » a annulé les Lumières par la destruction de leur héritage intellectuel.
Car selon Étienne Gernel, ce patrimoine progressiste se doit de n’être jamais ré-étudié, et surtout pas à l’aube des vécus des personnes minorisées. Jamais remis en question, ni dans la théorie ni dans les actes, cet héritage politique doit être accepté sans réserves et sans esprit critique. Seuls comptent les bienfaits apportés par cette révolution intellectuelle et démocratique d’alors.
Qu’importe que ces mêmes Lumières aient théorisé les droits individuels et construit leur vision d’un humain libre de corps et d’esprit en excluant sciemment les femmes et les peuples colonisés de leur utopie ? Victimes de leur biologie déficiente, elles et ils ont été écartés du grand projet lumineux et progressiste de par leur infériorité supposée.
Comme le rappelle un article de Slate, les Lumières ont notamment théorisé le concept de race biologique. La main d’Emmanuel Kant n’a pas tremblé lorsqu’il a écrit :
« L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent. Les Nègres sont situés bien plus bas. »
Ce qui nous amène à cette conclusion évidente : relever notamment ce fait de nos jours, c’est canceller les Lumières. Ah.
Le fantasme des « démocraties molles »
Ce retour sur soi-même, cette utilisation libre d’une forme d’esprit critique envers le passé est pourtant ce qui nous sépare notamment des dictatures. Et c’est également cet acte souverain que les Lumières ont-elles même accompli en réaction à leurs aînés.
La démocratie molle dont parle Étienne Gernel, « pervertie » par les femmes et les homosexuels et donc forcément pas taillée pour la guerre qui s’annonce, a notamment été théorisée par Éric Zemmour dans son ouvrage Le Premier Sexe (2006). Le chroniqueur et actuel candidat à l’élection présidentielle défendait alors sa vision d’une « féminisation » de la société qui nous mettrait toutes et tous politiquement dans la sauce :
Cette féminisation a, en fait, détruit la société ancestrale organisée sur des valeurs masculines, patriarcales et viriles. Nous sommes aujourd’hui dans un désordre féminin, dans la confusion. Ce que vous appelez la « féminisation » de notre société est-il inéluctable ? Je crois que, dès lors qu’on a abattu l’ordre patriarcal à la française qu’on avait mis des siècles à mettre en place, on va assister à un retour de balancier très fort.
On retrouve évidemment dans cette chronique du directeur du Point les mêmes peurs masculinistes qui hantent les écrits zemmouriens : la faiblesse féminine face à la virilité verticale masculine, le spectre de l’homosexualité, le refus de la compréhension de l’autre, la rigidité de la posture réactionnaire.
Une tragédie d’ampleur historique
L’heure est grave : la loi martiale a été déclarée dans le pays, et un couvre-feu est instauré à Kiev, la capitale. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, appelle les habitants de la ville à « rentrer chez eux à temps ». La population, affolée, fuit en masse vers l’Ouest du pays tandis que les bombardements s’intensifient.
À l’heure où des millions de femmes et d’hommes en Ukraine craignent pour leur vie, à l’heure où l’on se rend compte, des frissons dans l’échine, que nous vivons en temps réel une tragédie d’ampleur historique, quoi de plus malvenu que l’expression de ces théories néfastes de démocraties molles face à des régime autocratique fort, comme explication à une situation politique complexe ?
Des bombes s’abattent sur les têtes de femmes, d’hommes et d’enfants, à Kiev et ailleurs. Une crise géopolitique est en marche. Que vient foutre la cancel culture là-dedans ? Restons concentrés : les Ukrainiens et Ukrainiennes méritent mieux.
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Crédit photo de une : Audrey Godefroy.
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Les Commentaires
Du coup, le numéro qu'il m'a donné est sur Whatsapp, je vais voir si ça marche! Normalement, ya pas de problème avec les mails, si? J'ai aussi écrit à une autre personne que je connais relativement bien un mail (en étant très vague, en disant simplement "j'espère que tu vas bien et que ton entourage aussi, et que les "événements actuels" ne t'impactent pas trop", je pense qu'il y a rien qui puisse entrainer des problèmes là-dedans) et je me demandais si c'était le meilleur moyen. Je sais pas si Skype fonctionne pour des conversations anodines