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Source : Cerise Sudry-Le Dû / Damien Platt de Getty Images
Féminisme

« Le viol est une bombe à fragmentation particulièrement cruelle » : Laurène Daycard, lettre d’Ukraine

Tous les mois, Laurène Daycard, reporter et autrice de l’essai « Nos Absentes. À l’origine des féminicides » (Seuil), signe une chronique pour Madmoizelle pour prolonger la discussion autour des violences masculines faites aux femmes. Ce mois-ci, elle nous écrit une chronique sous forme de carnet de bord alors qu’elle rentre d’un long reportage en Ukraine.

Je viens de passer un mois en Ukraine, en reportage avec ma consoeur photographe Cerise Sudry-Le Dû, aussi membre du collectif de journalistes et autrices féministes Les Journalopes. J’écris cette chronique en escale à l’aéroport de Cracovie, en Pologne, où j’attends mon vol de retour vers Paris. J’ai traversé la frontière cette nuit, en covoiturage, car plus aucun avion ne franchit l’espace aérien ukrainien. Seuls les oiseaux s’y aventurent, entre les salves de missiles et de drones. Il y a deux ans, la Russie a lancé une campagne d’invasion à grande échelle de l’Ukraine, et opéré une percée surprise à partir des frontières biélorusses. L’objectif était de conquérir la capitale – que tout le monde appelle ici désormais Kyiv, et nous plus « Kiev », la version russe. C’est l’une des premières choses qui m’a marquée : les Ukrainien.nes, y compris les jeunes, qui avaient l’habitude de parler russe, ont changé de langage quotidien, pour revenir à l’ukrainien. Lors de notre séjour, les rares personnes à avoir prononcé quelques mots de russe, ont aussitôt été sèchement rappelées à l’ordre. Comme cette serveuse de Dnipro, une ville à l’héritage industriel au centre-est du pays, venue prendre la commande, pendant que nous étions attablé.es avec l’une de nos sources. Ce dernier, un jeune homme ayant été pris en otage pour l’armée ennemie, lui a intimé : « Parle-moi en ukrainien. » Notre interlocuteur nous a ensuite conduit à travers Dnipro, pour nous montrer l’impact de frappes russes, comme ces deux immeubles éventrés par un bombardement, au pied desquels trône un abribus enseveli sous les peluches, en souvenir des enfants tués. À Dnipro, les sirènes résonnent plusieurs fois par jour. J’avais téléchargé dans mon téléphone l’application « Air Alert », qui s’enclenchait jusqu’à deux ou trois fois par heure. « Don’t be careless, your overconfidence is your weakness » (« Ne soyez pas imprudent, votre excès de confiance est votre faiblesse ») répétait alors une voix masculine pré-enregistrée. Mais autour de nous, dans les rues, plus personne ne réagissait, car cela voudrait autrement dire passer sa vie dans les abris en sous-sol.

Boutcha, épicentre des massacres russes en Ukraine

Mi-février, en arrivant en Ukraine, avec Cerise, nous avons d’abord pris la route d’une commune à l’apparence bien plus calme : Boutcha. Cette banlieue résidentielle, bordée par une forêt de pins au nord-ouest de Kyiv, fait partie des petites villes et des villages occupés près d’un mois par l’armée russe à l’hiver 2022. À la libération, des centaines de dépouilles gisaient dans les rues, parfois depuis plusieurs semaines. D’autres ont été exhumées de fosses communes. La plus importante a été découverte sur le terrain vague derrière l’église Saint-André, un mastodonte orthodoxe qui domine une partie du centre-ville. Le site abrite aujourd’hui un mémorial où sont gravés les noms des 509 victimes civiles, – 12 enfants, 355 hommes et 142 femmes. Parmi ces défuntes, au moins deux ont subi des crimes sexuels. « La terreur, c’est comme un bloc de glace qui se solidifie à l’intérieur de toi », nous a décrit une survivante sexagénaire. Son tortionnaire, un soldat à peine majeur, l’a menacée avec un fusil et une ceinture d’explosifs. Dans les rues de Boutcha, et des alentours, certaines de ces femmes sont accusées d’avoir « collaboré avec l’ennemi ». Le viol est une bombe à fragmentation particulièrement cruelle car cela blesse toute une communauté, longtemps après le départ des assaillants. Je le raconte dans un reportage à paraître sur les pages du magazine Marie Claire, dans les kiosques fin mars, que je vous invite à vous procurer. 

Pour réaliser cette commande, nous avons loué, avec Cerise, un appartement dans un immeuble frappé par un missile en 2022. Des traces d’incendie restaient visibles dans la cage d’escalier et l’encadrement de la plupart des portes avait été fracturé par les soldats russes, qui ont pillé les intérieurs avant de fuir. Mais de l’extérieur, c’était impossible à deviner car tout a été ravalé. Une frénésie de rénovation s’est emparée de Boutcha. Dans les zones les plus impactées par les combats, les barrières, les toits et le crépis ont été refaits à neuf, en partie grâce à l’aide internationale. Un rond-point a même été renommé « Buffett Square » en hommage au philanthrope américain Howard Buffett, l’un des principaux donateurs. 

À lire aussi : Dans « Nos absentes », la journaliste Laurène Daycard redonne une voix aux victimes de féminicides

« Les Russes nous ont dit qu’ils venaient pour nous sauver »

Cette apparente capacité de résilience est peut-être ce qui m’a le plus impressionnée en Ukraine, surtout quand on garde en tête les paysages apocalyptiques post-libération. J’écris bien « apparente » car, derrière les façades, le trauma reste palpable. Plus personne ne dort, l’esprit apaisé, dans cette ville. « Le moindre bruit, ne serait-ce qu’un chat qui marche sur le toit, me fait sursauter dans mon sommeil », m’a raconté Olesia Pashanova, une épicière de 52 ans, qui vit depuis toujours rue Yablonska, l’un des épicentres du massacre. Au 147, l’armée russe avait transformé un immeuble de bureau en un centre de torture. « Les Russes nous ont dit qu’ils venaient pour nous sauver », grinçait Olesia, quand elle nous a invitées chez elle. Elle avait bientôt ouvert la trappe de sa cave, où elle s’était réfugiée avec sa famille les premiers jours de l’invasion, et où elle entasse à présent des vivres, terrifiée à l’idée qu’ils ne reviennent. « Je sais maintenant de quoi ils sont capables », avait-elle dit.

La porte d’embarquement vient de s’afficher à l’écran de l’aéroport. Je termine cette note par les mots de  l’avocate Oleksandra Matviichuk, que nous sommes allées rencontrer dans les bureaux de son ONG, le Center for civil liberties, qui documente les crimes de guerre et qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2022 . Oleksandra Matviichuk dit : « Ce n’est pas une guerre entre deux États, l’Ukraine et la Russie. Mais une guerre entre deux systèmes, l’autoritarisme et la démocratie. » 

Je repars avec la certitude qu’il ne faut pas oublier l’Ukraine car ce conflit ne nous épargnera autrement pas. En France aussi, l’excès de confiance peut devenir notre faiblesse. Dans la nuit du 15 au 16 mars, deux missiles balistiques ont touché la ville d’Odessa, faisant au moins 20 morts, et plus de 70 blessé.es.

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