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Féminisme

Laurène Daycard : « Notre société est malade de sa fascination pour les bourreaux »

Tous les mois, Laurène Daycard, reporter et autrice de l’essai « Nos Absentes. À l’origine des féminicides » (Seuil), signe une chronique pour Madmoizelle pour prolonger la discussion autour des violences faites aux femmes par les hommes. Ce mois-ci, elle dénonce l’inversion de la fascination entre la parole d’une victime et celle de son bourreau.

Cette femme jouait d’un instrument rare, dont je n’avais jamais entendu parler, et dont j’ai depuis oublié le nom. Sa musique produisait des sonorités à la fois aiguës et grinçantes, un mélange étonnamment beau. J’aurais pu apprécier si elle ne m’avait pas asséné, quelques heures plus tôt, qu’on « entend trop parler des victimes ». Je venais de lui raconter que j’écrivais sur les féminicides. Nous étions toutes les deux en résidence créative à la campagne. On s’était retrouvées côte à côte, le temps d’un dîner, quand elle a voulu débattre de « la société de la victimisation ». Je le connais très bien ce couplet. C’est celui de celles et ceux qui sont persuadés que « ça va trop loin » et qui invoquent, par réflexe plus que par réflexion, « tous ces hommes eux-aussi victimes et dont on ne parle jamais ». Par lassitude, je l’ai laissé continuer : « Moi, ce qui paraît vraiment novateur, ce serait de savoir ce que les bourreaux ont à dire. » 

J’ai déjà parlé, dans cette chronique, du mécanisme d’inversion de la culpabilité qui est au cœur des violences intra-familiales. Mais il existe aussi une forme d’inversion de l’intérêt suscité entre la parole d’une victime et celle de son agresseur. Notre société nage en pleine fascination pour les bourreaux et cela me révulse d’autant plus que je n’en suis moi-même pas immunisée. Une consœur de la presse locale me racontait récemment qu’elle avait analysé les « faits divers » consacrés aux féminicides conjugaux, pour constater que ses collègues « partageaient beaucoup de détails sur les suspects, mais très peu sur la victime ». Ce biais de genre s’expliquait, selon cette consœur, à la fois par les informations transmises par le parquet, dont les déclarations se concentrent très souvent sur le profil du suspect, mais aussi par un présupposé journalistique « selon lequel les lecteurs et lectrices veulent savoir qui est cet homme qui a tué sa femme, plus que l’histoire de la défunte ». Quand bien même, c’est aussi le rôle des journalistes de renverser la tendance. Cette consœur a contribué à la création d’une charte pour améliorer le traitement des violences sexistes et sexuelles dans sa rédaction.

À lire aussi : Laurène Daycard : « Enquêter sur les armes à feu éclaire les angles morts qui pèsent sur les féminicides »

Personne n’a envie d’être une victime, même pas en fiction

Dans les prétoires, la plupart des grandes carrières de pénalistes ne se jouent pas avec les parties civiles. Éric Dupond-Moretti, pour citer un exemple emblématique, s’est taillé cette aura d’« acquitator » du côté des accusés. « Qu’est-ce qui nous fascine chez les criminels, les monstres? », veut savoir Neige Sinno, dont j’ai récemment lu Triste Tigre. « On pense qu’ils détiennent des éléments de réponse sur une des plus grandes énigmes de l’existence : le mal. On se dit que, puisqu’ils ont commis l’irréparable, ils ont sans doute au moins appris quelque chose. » L’écrivaine s’en réfère à toutes ces productions culturelles qui nous plongent dans la tête du monstre, et nous vendent la promesse du petit frisson qui va avec.  Personne n’a envie d’être une victime, même pas en fiction (il en est d’ailleurs question dans ce récent documentaire Serial Killer : autopsie d’une fascination). Neige Sinno cite Lolita de Vladimir Nabokov. Dans l’esprit du grand public, comme dans l’adaptation au cinéma par Stanley Kubrick, l’histoire de ce prédateur sexuel qui viole une pré-adolescente est devenue celle d’un homme piégé par une adolescence aguicheuse. « Lolita n’est pas une jeune fille perverse, c’est une pauvre enfant que l’on débauche, dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde monsieur Humbert », rectifiera Nabokov, dans les années 70, 20 ans après la parution. Trop tard.

Le langage des bourreaux, c’est le déni. Pour Nos Absentes, je me suis immergée  plusieurs semaines dans un centre de responsabilisation avec des hommes condamnés pour violences conjugales. « J’ai été poussé au dérapage. » « Elle l’a bien cherché. » « Tout est exagéré. » Ce genre de phrases tourne en boucle dans leur bouche. La façon de le dire est plus ou moins subtile. Le contexte diffère. Les âges, les milieux sociaux aussi. Mais on en revient encore et toujours à ce qu’ils se racontent pour justifier, ou atténuer leurs actes. 

J’en parlais il y a quelques mois avec une lectrice, qui exerce d’ailleurs comme avocate. Cette fille me disait qu’elle avait adoré mon livre, mais qu’elle avait été heurtée arrivée à l’avant-dernier chapitre, celui en immersion dans le foyer avec les conjoints-agresseurs. Elle me confiait son dégoût d’avoir eu à suivre ces personnages, après avoir passé tant de temps à découvrir les histoires de victimes de féminicides. Je crois qu’elle s’est sentie trahie, en tant que lectrice, par cette confrontation à la parole de ces hommes dans un livre qui s’intitule Nos Absentes. Cette critique reste, à ce jour, le meilleur compliment jamais reçu pour ce livre.

Violences conjugales : les ressources

Si vous ou quelqu’un que vous connaissez est victime de violences conjugales, ou si vous voulez tout simplement vous informer davantage sur le sujet :


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Les Commentaires

3
Avatar de Piperade
22 février 2024 à 14h02
Piperade
Qui aurait envie de passer 1h30 à regarder un film d'herbe qui pousse ?
C'est chiant, parce qu'il ne se passe rien.
Les amateurs de films français ?
3
Voir les 3 commentaires

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