C’est l’histoire d’une note en bas de page qui méritait bien plus que quelques lignes. Dans Nos Absentes, page 132, je m’étonne que très peu d’informations soient disponibles pour retracer l’origine des armes à feu, le mode opératoire privilégié dans un tiers de ces féminicides.
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Retracer l’origine des armes à feu
D’où proviennent ces armes ? Les meurtriers sont-ils des chasseurs ? Des trafiquants d’armes ? Quelle est la part de policiers ? S’agit-il de fusils de chasse ou plutôt de revolvers subtilisés aux forces de l’ordre ? Pour trouver des réponses, je me suis associée à Fanny Marlier, journaliste membre du collectif Hors Cadre. Fanny est une enquêtrice hors pair, dont vous avez sûrement déjà lu le travail, comme ici sur l’affaire Morandini, ici sur l’influence politique de Brigitte Macron, et que vous pouvez suivre sur les réseaux ici et ici.
Ce projet nous a tenu en haleine pendant de longs mois, et nous a amené à nous déplacer pour réaliser des reportages auprès de familles de victimes. Le fruit de notre collaboration occupe la Une du numéro de décembre de La Chronique, le magazine des droits humains d’Amnesty international. Nous révélons notamment que plus de la moitié des féminicidaires n’avaient aucune raison évidente de posséder une arme à feu, un comble quand on sait que la France est l’un des pays doté de l’une des législations les plus strictes du continent en matière de contrôle d’armes à feu.
L’hiver dernier, lorsque nous avons démarré cette enquête, nous n’avions pas idée du temps que ce dossier allait nécessiter. Nous ne nous doutions pas non plus que nous buterions vite contre l’absence de chiffres. Ni le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, ni la Délégation aux victimes, qui produit chaque année le « Rapport sur les morts violentes au sein du couple », n’ont été en mesure de nous fournir plus d’éléments. Nos interlocuteur·ice·s ont invoqué l’absence d’une case dédiée dans les logiciels de gestion des procédures pénales.
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Créer la première base de données sur les armes à feu
Avec Fanny Marlier, nous avons donc entrepris de créer la première base de données sur ces armes à feu. Le data-journalisme est une technique au cœur de l’investigation sur les féminicides, car les journalistes, ici en France, comme ailleurs à l’étranger, se retrouvent très souvent empêchés par le manque de données. Pendant plusieurs mois, nous nous sommes régulièrement retrouvées dans une annexe du petit bureau que je partage avec d’autres journalistes, dans l’est parisien, un repaire idéal pour passer des journées au téléphone. Les coupures de presse ont été notre matière première.
Nous sommes parties des registres sur les féminicides orchestrés sur les réseaux sociaux par l’Inter-orga féminicides et le collectif Féminicides par compagnon ou ex, pour identifier près de 170 affaires de féminicides conjugaux perpétrées par armes à feu entre 2017 et 2022, un échantillon suffisamment ample pour offrir une perspective d’ensemble. Nous avons ensuite collecté les informations, au cas par cas, par l’intermédiaire de mairies, de gendarmeries, de commissariats, mais aussi via les avocats des parties civiles, de la défense, ainsi que certains proches de victimes.
Ces hommes avaient-ils un droit au port d’armes ? Étaient-ils chasseurs, tireurs sportifs, membres des forces de l’ordre ? Existaient-ils des plaintes antérieures ? Nous avons adressé une demande écrite à une centaine de parquets pour connaître le modèle d’arme, le profil des hommes et les éventuels antécédents de violences. Au total, une vingtaine ont répondu favorablement.
Près de 70 % des féminicides par arme à feu sont suivis du suicide de l’auteur, entraînant l’extinction de l’action publique
Les procureurs de la République sont habilités à communiquer avec la presse, ce à quoi ils et elles sont enclins à l’ouverture d’une enquête. Mais a posteriori, leurs retours ont été plus frileux. Une magistrate nous a dit qu’elle ne souhaitait pas nous répondre et s’est assurée que ses collègues en fassent de même. Plusieurs ont refusé, invoquant le sous-effectif des personnels du tribunal. Les fins de non-recevoir ont été toutes aussi éloquentes… Certains parquets n’ont pas donné suite parce que le contenu du dossier ne permettait pas d’apporter d’éclairages à nos interrogations. Un tribunal francilien a par exemple été dans l’impossibilité de nous indiquer si l’arme utilisée pour un féminicide de 2020 était bien enregistrée au Système d’information sur les armes. « Je n’ai pas pu retrouver trace de cette information, car le retour des recherches n’a été que partiel », indique la vice-procureur, alors que le criminel a été jugé et condamné. Mais la plupart ne sont jamais jugés. Selon les statistiques que nous avons produites, près de 70 % des féminicides perpétrés par arme à feu sont suivis du suicide de l’auteur, ce qui entraîne l’extinction de l’action publique, et épaissit d’autant plus le silence autour de ces meurtres.
Travailler sur cette enquête m’a fait réfléchir à l’image d’Épinal de la victime que nous véhiculons, nous, journalistes, lorsque nous traitons de ces crimes. « Si le périmètre de la médiatisation des féminicides est réduit à des cas que l’on pourrait considérer « prototypiques » (…) le risque est d’alimenter le sentiment que les violences fondées sur le genre incombent uniquement à un certain type de victime », relève la sémiologue Giuseppina Sapio dans cet article tiré de l’ouvrage collectif Les archives du féminicide (Hermann, 2022). On ne parle pas assez de la vulnérabilité des femmes âgées, surreprésentées dans notre base de données. Tout comme les zones rurales. On parle souvent des déserts médicaux en France, il ne faut jamais oublier que cela recouvre les déserts dans la prévention contre les violences sexistes et sexuelles.
La doyenne avait 89 ans et elle a été tuée en 2019, avec une arme de poing, dans une maison de retraite, en région Grand Est. L’assassin, licencié d’un club de tir, pensionnaire du même établissement, s’est suicidé. Plus les victimes sont âgées, plus il est difficile d’enquêter sur l’historique des violences.
À l’âge de la retraite, quand les éventuels enfants sont partis vivre ailleurs, les violences conjugales sont d’autant plus perpétrées en huis clos. À force de lire les coupures de presse, nous avons relevé, avec Fanny Marlier, la récurrence d’expression telles que « suicide altruiste », « pacte suicidaire » ou « drame de la vieillesse ». Ces formules, qui émanent parfois de la magistrature, participent à l’invisibilisation des victimes, exactement comme « crime passionnel » a longtemps été un camouflet dans le (mal)traitement médiatique de ces violences systémiques.
Enquêter sur ces armes éclaire les nombreux angles morts qui pèsent sur les féminicides. Il est temps d’ouvrir le débat sur le contrôle des armes civiles en France. Nous espérons que cette enquête puisse y contribuer. Vous pouvez la lire ici.
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Les Commentaires
C'est pour ça que ce n'est pas une solution. Sans compter une encore plus grande mais on est toux.tes d'accord sur ça: prévention, vraie protection étatique et juridique, etc.