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Chronique

Laurène Daycard : « Comment j’ai commencé à écrire sur les féminicides »

Tous les mois, Laurène Daycard, reporter et autrice de l’essai « Nos Absentes. À l’origine des féminicides » (Seuil), signe une chronique pour Madmoizelle pour prolonger la discussion autour des violences faites aux femmes par les hommes. Pour introduire ce nouveau rendez-vous, elle raconte comment elle a choisi de travailler sur le terrain des féminicides.

Au moins 2 346 femmes ont été tuées dans un contexte conjugal en France, depuis 2006. C’est l’année de la diffusion du premier rapport gouvernemental sur « les morts violentes au sein du couple ». L’hétérosexualité est la première des occurrences. Le contexte de séparation est très fréquent. La présence d’armes à feu à domicile accentue le risque puisqu’un tiers sont perpétrés par ce mode opératoire.

Mais ce que les statistiques peinent à retranscrire, c’est que la plupart de ces femmes sont tuées au moment où elles reconquièrent leur liberté. Cet aspect-là, je l’ai compris au fil des reportages. C’est l’histoire de Razia qui suivait des cours de français en attendant de recevoir son titre de séjour. Celle de Géraldine qui avait enfin décroché un emploi stable et acquis une autonomie financière. Celle de Cécile qui espérait racheter les parts de son ex-mari dans leur société, où l’ambiance était devenue irrespirable à cause du harcèlement qu’il lui faisait subir. Celle de Laetitia qui, depuis la rupture, osait suivre sa meilleure amie dans ses virées nocturnes pour danser jusqu’à l’aube. 

Je raconte certaines de ces trajectoires dans Nos Absentes. À l’origine des féminicides, mon premier essai, publié en janvier 2023 aux éditions du Seuil. Marie-Stéphanie Servos, la rédactrice en chef de Madmoizelle, m’avait alors interviewée. Nous nous sommes revues il y a peu et elle m’a proposé d’imaginer cette chronique. Je l’envisage comme un carnet de bord à mi-chemin entre l’expérience du terrain, un partage de ressources théoriques, et des réflexions plus intimes. Je veux aussi laisser de la place à ce doute qui m’habite de plus en plus. Je pense souvent au jour où le vent tournera à nouveau, pour renvoyer le féminicide, et les violences sexistes et sexuelles, dans les abîmes de l’actualité. Je me demande pour combien de temps encore ce thème va rester dans les radars.

« Pas de ça chez nous »

En journalisme, il y a un principe qui s’appelle le « mort-kilomètre », suivant lequel plus un décès est proche du lectorat, plus l’événement serait susceptible de l’intéresser. Cela explique que des tragédies qui se déroulent à l’autre bout du monde ne fassent jamais la Une de nos journaux. Cette logique ne s’est pas toujours vérifiée en matière de violences faites par les hommes aux femmes. C’est même plutôt l’inverse : la presse française a longtemps détourné les projecteurs vers l’étranger, peut-être pour se conforter dans l’idée du « pas de ça chez nous », comme si l’exception culturelle française s’appliquait aussi au patriarcat

J’ai moi-même expérimenté ce paradoxe quand je me suis envolée vers la Turquie pour réaliser un reportage que j’aurais tout aussi bien pu couvrir dès le départ à domicile. Au printemps 2016, j’ai atterri à Istanbul après avoir entendu parler de l’émergence d’un mouvement inédit de lutte contre les féminicides. Je voulais faire la connaissance des militantes de la plateforme « Kadın Cinayetlerini Durduracağız » (Nous arrêterons le féminicide) qui comptabilisent les défuntes pour pallier le black-out statistique des autorités et s’invitent aux funérailles pour mieux fédérer les proches de ces victimes. J’avais rencontré Sevgi, une mère endeuillée par le meurtre de sa fille, Yağmur, un mois plus tôt. Le visage de sa fille était placardé sur les murs de son appartement. Un écran plat diffusait un diaporama de selfies récupérés dans son téléphone. Yağmur envisageait de rompre quand son petit-ami l’a tuée par balles. Il voulait faire croire à un accident, dénonçait Sevgi, avant de fondre en larmes. À la télévision, le carrousel d’images tournait en boucle. Je le fixais en repensant à tous ces fait-divers que je voyais défiler depuis l’enfance, sur les pages du journal Sud Ouest, ma région d’origine, puis sur internet, quand les journalistes adoptent un ton badin pour (mal)traiter des violences sexistes et sexuelles. « Ivre, il …. ». Vous devinez la suite. On a tous et toutes déjà cliqué sur ce genre de titre.

«  C’est l’humanité de celles et ceux qui ne se croient pas « touché·e·s » qui se détériore sans remède par leur ignorance », écrit Rita Laura Segato dans « La guerre aux femmes ». Je la citerai beaucoup dans ces chroniques. Cette universitaire argentino-brésilienne est aussi incontournable que méconnue en France, comme la plupart des autres chercheuses pionnières.

Le féminicide, un « crime d’État »

Je pense à Jill Radford, Diana E. H. Russel et Jane Caputi, ces chercheuses anglo-saxonnes qui ont été les premières à forger ce concept dans leur anthologie : Femicide. The politics of women killing, une œuvre jamais traduite en français depuis sa parution en 1992 (quelques chapitres viennent néanmoins d’être adaptés par deux historien.ne de l’université de Poitiers). « Le fémicide se situe à l’extrêmité d’un continuum de terreur antiféminine incluant une grande variété de violences sexuelles et physiques, telles que le viol, la torture, l’esclavage sexuel », définissent-elles. Avant de conclure : « Quand ces formes de terrorisme entraînent la mort, ce sont des féminicides. »

Je pense aussi à Marcela Lagarde. Dans les années 2000, cette anthropologue et politique mexicaine a assimilé le féminicide à un « crime d’État », et accuser ainsi l’incapacité des autorités à empêcher ces hommes de tuer mais aussi critiquer cette apathie culturelle qui nous pousse sans cesse à minimiser cette impunité.

« Rien ne va me la ramener, mais je sais que d’autres affronteront la même épreuve. Quand ces hommes sortiront de prison, ils tueront d’autres femmes », m’avait dit Sevgi, en séchant ses larmes. Elle allait vendre son appartement pour assumer les frais de justice. Ce combat lui prendra six ans. Le meurtrier a finalement été condamné en janvier 2022 à une peine de seize ans et huit mois. J’ai publié son histoire sur les pages d’un grand quotidien national, qui avait titré : « Les femmes turques à bout portant ». En guise de chute, j’avais écrit ceci : « Yağmur, le prénom de sa fille, signifie ‘pluie’. Le jour de l’enterrement, quelques gouttes ont contrarié le beau temps. Sevgi Gülseren y a vu un signe. Yağmur ne peut pas être morte pour rien. » En terminant ce texte, je me suis promis d’écrire le versant français de ce reportage. Je pensais naïvement que cela allait m’occuper le temps de quelques articles. Huit années plus tard, j’y suis encore.

Violences conjugales : les ressources

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