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Chronique

Illana Weizman : « Je viens de fêter mes 39 ans et je le vis moyennement bien »

Deux fois par mois, l’essayiste et militante féministe et antiraciste Illana Weizman signe une chronique pour Madmoizelle dans laquelle elle analyse un fait de société, parfois à partir de son expérience personnelle. Cette semaine, elle revient sur sa propre expérience de vieillir dans une société âgiste qui pousse les femmes à entretenir une « jeunesse éternelle » illusoire.

Lundi matin, 9h, assise sur un siège en velours beige, j’attends mon tour dans une clinique esthétique. Je me triture les doigts, embarrassée, jetant des regards en coin aux autres patientes. Qu’est-ce que je fous là ? Oh, je sais très bien ce que je fous là, je viens renifler de l’élixir de jouvence, voir ce qui est faisable pour ralentir les effets du temps, rester lisse et désirable selon des critères sexistes et âgistes. 

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« Je me surprends à traquer chaque marque, chaque inégalité, chaque creux. »

Depuis quelques années, j’ai du mal avec mon reflet. Je viens d’avoir 39 ans et je suis de plus en plus sensible aux signes de l’âge qui se manifestent sur mon visage et mon corps. Je me souviens précisément de la matinée où j’ai vu apparaitre une petite tache brune sur ma tempe.

Je me surprends à traquer chaque marque, chaque inégalité, chaque creux. Mes cernes plus appuyés, les prémices de certaines rides. Je m’observe me mouvoir, je scrute mon corps, sous la douche, dans les reflets des vitrines. J’ai un nombre infini de flashback du corps de ma mère quand j’étais petite fille, je le trouvais doux et chaud, je caressais le dos de sa main, son cou. Aujourd’hui c’est le mien de corps, et c’est mon fils qui caresse la peau au-dessous de mes bras et se blottit sur mon ventre un peu mou. 

« Elle a l’air con la féministe avec ses messages d’estime de soi et son incapacité à s’aimer, se valoriser »

Je suis entre tendresse et détestation. Je me déteste d’être dans la détestation. Cette dissonance entre mes principes féministes et le regard que je porte sur moi depuis quelques années me fracasse le crâne. Pire encore, désaimer mon reflet, c’est aussi me convaincre insidieusement que je n’ai plus vraiment le droit de jouir de mon corps. Ou plus comme avant. Faire l’amour, danser. Si je le fais c’est de façon comprimée, mon champ des possibles étriqué. Si je le fais c’est un peu indécent, un peu ridicule.

L’interdiction tacite plane comme un nuage noir au-dessus de ma tête. En plus de ça, je culpabilise à mort. Elle a l’air con la féministe avec ses messages d’estime de soi et son incapacité à s’aimer, se valoriser. Je les connais pourtant bien les ficelles du système patriarcal et les raisons de l’auto-rejet. Alors pourquoi suis-je incapable de lutter contre ?  L’essayiste Fiona Schmidt, qui sort « Vieille peau : les femmes, leur corps, leur âge » aux éditions Belfond me rassure : « nous avons été conditionnées à nous méfier des signes du vieillissement et à les combattre le plus tôt et le plus vaillamment possible. Et maintenant, en tant que féministe, il faudrait les accepter, voire carrément les kiffer ? C’est déjà compliqué de se voir changer, on ne va pas en plus culpabiliser de ne pas aimer les changements qu’on nous a appris à haïr toute notre vie ! »

« Je prends quelques informations sur différents types d’injections et m’enfuis. »

Quelle plaie que d’être une femme. A la puberté, c’est le début de la sexualisation, des regards sales, du harcèlement de rue, de violences en tout genre (mais pas en direction de tous les genres), s’ensuit la phase adolescente, jeune femme, durant laquelle il ne faut pas trop baiser pour ne pas etre taxée de « salope », ne pas trop peu baiser pour ne pas être étiquetée « prude », puis faire des enfants, se sacrifier pour eux, pour enfin voir son crépuscule advenir avec le déclin de sa fertilité et les premiers signes de l’âge.

« Nous vivons dans une société âgiste où le vieillissement est perçu comme une régression plutôt que comme une évolution. Et comme cette société est aussi sexiste, les femmes subissent l’âgisme beaucoup plus tôt et beaucoup plus violemment que les hommes, parce que leur utilité sociale est encore indexée sur leur fécondité », rappelle Fiona Schmidt.  

« Illana Weizman ? » appelle la secrétaire. « oui… », dis-je, la voix deux octaves au-dessus, « la doctoresse vous attend ». J’entre avec un sourire figé. Je m’assois face à elle et la vois fureter de son regard dans les moindres recoins de mon visage. Je prends quelques informations sur différents types d’injections et m’enfuis. 

À lire aussi : Illana Weizman : « le mauvais ménage des réseaux sociaux et de ma santé mentale »

« En attendant, je travaille à garder loin de moi l’injonction de ne pas (avoir l’air de) vieillir »

Sur le chemin du retour, une chape de plomb s’abat sur moi. Je suis fatiguée de ces restrictions, fatiguée de cette mort sociale programmée, fatiguée de cette haine de soi quasiment inévitable, malgré la conscience des choses, malgré le féminisme. Comment sortir de ces enfermements ? « Nos identités sont mouvantes, elles ne sont donc pas figées dans la jeunesse, il faut travailler encore et encore à représenter et raconter des femmes de plus de 50 ans, les voir évoluer, se diversifier » me dit Fiona.

Je ne sais pas si je rappellerai la clinique, je ne sais pas si je me ferai injecter je ne sais quelle illusion, cette année, dans 5 ou 10 piges. En attendant, je travaille à garder loin de moi l’injonction de ne pas (avoir l’air de) vieillir, l’injonction à m’accepter comme je suis quoi qu’il advienne. En attendant, je m’abreuve d’autres récits, d’autres narratifs, je m’entoure de femmes de mon âge, d’âges différents, de leurs visages, de leurs d’histoires éclatantes pour combler mon cœur plutôt que mes ridules.


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Les Commentaires

16
Avatar de Tilly.
2 juin 2023 à 14h06
Tilly.
@MarieLouise
Sur la dalle avec le seul et unique commissaire adamsberg Je suis une grande fan alors ton plaisir me fait plaisir
2
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