L’été dernier, j’ai décidé de partir quelques semaines en woofing, cette pratique qui met en relation des fermes et des bénévoles : les hôtes invitent des personnes à être logés et nourris chez eux, et les woofeurs les aident dans leur projet en travaillant quelques heures par jour.
J’avais déjà tenté l’expérience en France, en Grèce ou en Italie, et tout s’était globalement bien passé : j’avais adoré vivre chez les gens, travailler à leurs côtés et manger avec eux. Pour moi, c’est aussi un moyen de voyager de manière durable : il permet de découvrir des personnes, des lieux et des cultures sans que tout soit basé uniquement sur la consommation.
En théorie, on travaille environ cinq heures par jour avec la famille qui nous héberge. Le but, ce n’est pas d’exploiter les personnes qui viennent travailler ! Mais il n’y a pas de législation sur le woofing, l’idée du projet étant de créer des liens d’entraide plutôt que des échanges contractuels.
Le woofing idéal sur le papier
J’avais très envie d’aller voir la Norvège, une destination coûteuse et connue pour ses paysages superbes. Après quelques recherches en ligne, j’ai trouvé une annonce qui me faisait de l’œil. C’était une ferme, dans le nord.
Le propriétaire mentionnait des vélos et des canoës pour se promener dans les fjords alentour. Il mettait en avant sa famille, qui avait tout pour inspirer confiance. Je le contacte par écrit d’abord, nous échangeons quelques messages, puis nous décidons d’un appel en visio.
Le jour du rendez-vous, sa femme et lui me posent beaucoup de questions et je comprends leur démarche : ils ne veulent pas accueillir n’importe qui chez eux. Ils me parlent d’un champ de fraises, de travaux de rénovation d’un bâtiment ancien. Tout ça m’emballe, et je ne m’inquiète pas : on s’accorde sur environ cinq heures de travail par jour.
Le propriétaire me semble un peu ronchon, mais je ne m’en soucie pas outre mesure. Après tout, se lever du mauvais pied, ça arrive. Après avoir mis un peu d’argent de côté, je pars pour la Norvège.
Des interactions étranges
J’arrive dans la grande ville la plus proche, et je réalise que la ferme est dans un coin assez isolé, avec seulement un ou deux bus par jour pour se déplacer. Le propriétaire de la ferme profite d’un jour de courses pour venir me chercher, et nous passons deux heures en voiture ensemble.
J’en profite pour lui poser quelques questions, mais très vite, il a l’air fatigué et réfractaire. Il finit par prendre son visage dans ses mains en soupirant, et en lâchant un :
« Non mais tu parles vraiment beaucoup, en fait. »
Je ne veux pas le déranger et je m’excuse et me tais. D’un coup, il se met à me dire des choses très intimes : il me parle de ses problèmes de couple, de sa belle famille… Petit à petit, la conversation glisse sur ses problèmes avec les woofeurs. Je ne le savais pas encore, mais il préparait le terrain pour se faire passer pour la victime.
J’ai trouvé toute cette interaction étrange. On ne se connaissait pas, j’allai passer trois semaines chez lui, et je me suis dit « Il va falloir la jouer fine. »
Un complexe immense et vétuste
Quand nous arrivons à destination, je découvre le lieu avec stupeur. Le bâtiment à rénover, que j’imaginais de petite taille, fait au moins 1 000 m². J’imaginais une petite ferme, en réalité, sur le terrain, il y a une maison, deux granges, une seconde maison en location saisonnière… En gros, c’est un complexe immense, où tout est un peu vétuste, parce que l’entretien coûte très cher.
D’où les woofeurs.
Celui qui m’hébergera pendant trois semaines me propose un tour du propriétaire interrompu rapidement, car des clients arrivent : je comprends que sur ce lieu, il y a aussi un service d’hôtellerie. Ensuite, je rejoins les autres woofeurs dans une sorte de cuisine — en tout, nous sommes une dizaine, ce qui est très surprenant — et ils me montrent l’endroit que nous partagerons pour les semaines à venir.
Dans cet immense complexe, nous avons une aile de bâtiment « juste à nous » un peu pourrie, avec de la moisissure sur les murs et une salle de bain pour dix. Notre lieu de vie était une cuisine sale — plutôt un garage avec un frigo et une table — qui servait aussi de débarras. En voyant ça, je n’ai toujours pas tiqué, me disant que ce n’était pas très grave, qu’on ne faisait pas du woofing pour chercher le confort. En face, l’aile des clients était propre et rénovée.
Ma rencontre avec les autres woofeurs
Mes coreligionnaires commencent à me parler des horaires de travail. Ils m’expliquent qu’ils n’ont pas le droit de prendre de pause pendant leurs cinq heures matinales dans le champ de fraises. Ce détail m’agace immédiatement : cela sous-entend qu’il faut travailler au maximum de sa productivité. Mais cinq heures accroupie dans un champ sans pause, ça fait mal au dos !
Je discute avec deux personnes qui sont là depuis plusieurs mois, et qui m’expliquent qu’elles se lèvent à 6 heures du matin tous les jours : elles sont là pour préparer le petit déjeuner des clients des chambres d’hôtes du propriétaire, laver derrière eux et entretenir leur lieu de vie.
J’apprends aussi que la famille qui nous loge ne dîne jamais avec les woofeurs, alors que ces moments d’échange font partie intégrante de l’expérience. Ils mangent dans leur maison, de leur côté, et nous nous faisons à manger dans notre cagibi. Une fois par semaine, une des plus anciennes woofeuses allait faire les courses avec notre hôte, mais dans ce coin reclus du nord de l’Europe, les supermarchés sont vides et chers.
Au point qu’il est arrivé plusieurs fois que nous n’ayons pour provisions de la semaine que des pâtes, des pommes de terre et du saucisson de rennes. Pas très équilibré… Surtout que sur le terrain, ils avaient une serre à eux où poussaient des tas de légumes bio, en bien assez grande quantité pour nous donner une courgette de temps en temps !
Je proposais souvent à l’hôte et à a famille de passer du temps avec nous, mais ils étaient toujours trop occupés. J’ai compris qu’on ne les verrait jamais, et que plutôt qu’un échange solidaire promu par le woofing, nous allions travailler pour eux, gratuitement.
Dès le premier jour, je déchante
Le premier jour, à 13h30, après cinq heures de récolte sans pause, j’ai le dos cassé. Ensuite, il faut faire à manger pour 10 personnes. On se relaie, on mange ensemble pendant une heure, et ensuite, le temps de faire la vaisselle et de ranger, il est 15h30.
Épuisés par le travail physique, nous allons faire une heure de sieste avant de se lever à nouveau vers 17h30. C’est l’heure à laquelle la femme du propriétaire, dans notre groupe Whatsapp commun, nous demande de l’aider à couper les fraises que nous avions cueillies.
Je pensais que « l’aider » voulait dire qu’elle serait présente, mais non : nous étions seuls à devoir séparer les beaux fruits, qui seraient vendus sur les marchés, et les moches, que nous transformions en sorbet ou que nous mixions. Cela représentait au moins une heure trente de travail supplémentaire.
Petit à petit, elle a commencé à estimer qu’il fallait qu’on le fasse sans qu’elle n’ait à nous le demander, et nos journées se sont allongées.
Surtout, j’ai découvert le premier jour que nous n’avions aucun jour de repos. Le lendemain, il pleuvait des cordes, et j’ai dit « On ne va pas travailler par ce temps ». Mes colocataires ont explosé de rire en me disant :
« Non mais tu n’as pas compris, pluie ou non, on travaille sept jours sur sept. »
Des journées de plus en plus longues, 7 jours sur 7
Moi, je commence à bouillir intérieurement. Ce n’est pas possible de travailler 7 jours sur 7 dans des conditions parfois douloureuses, le tout dans un cadre bénévole. Dans le même temps, plusieurs choses s’éclairent.
Je comprends les conditions catastrophiques de woofing que le couple nous impose. Que certaines personnes, qui étaient là depuis des mois, n’avaient pas eu le moindre jour sans travail pour se reposer. Que je n’allais peut-être pas voir la couleur des vélos, des canoés, et des paysages qui m’avaient attirée ici. Que les woofeurs, en plus de la récolte des fraises, étaient ceux qui s’occupaient de gérer les chambres d’hôtes et de faire à manger aux clients.
Nous ne pouvions pas découvrir la culture du pays, ni même les paysages autour, trop épuisés par nos journées de travail. Notre hôte ne passait jamais de temps avec nous et quand il nous parlait, il était extrêmement impoli. Il faisait des blagues sexistes sur la faiblesse physique des femmes, se plaignait sans arrêt que nous ne travaillions pas assez vite, ni assez bien…
J’ai même appris que des mariages étaient organisés sur sa propriété. Devinez qui devait finir la vaisselle à 2 heures du matin, avant de retourner au champ à 8h30 ? Des woofeurs. J’ai entendu parler d’une multitude d’événements chez cette famille, mais jamais de salariés.
Ce n’était ni plus, ni moins que de l’exploitation.
Des profils jeunes, précaires, vulnérables
Ce sont souvent les mêmes profils de personnes qui se retrouvent à travailler gratuitement. Dans le cas de ce woofing, des étudiants qui voyageaient sans trop de budget, ou en année de césure. Ils étaient très jeunes, 20 ans ou moins, n’osaient pas dire non, n’osaient pas demander des jours de repos, dire que ça se passait mal… Et dans la majorité, ils étaient coincés par leurs finances : en Norvège, tout coûte vite très cher. Décaler un billet d’avion retour à prix raisonnable, cela peut demander d’attendre plusieurs semaines.
Sauf que plusieurs semaines à l’hôtel, en Scandinavie, c’est un budget très élevé. Et changer de ferme n’est pas si simple : il faut prendre conscience que les choses se passent mal, faire des recherches, prendre le pli de partir d’un endroit à un autre… Moi, j’en ai rapidement eu assez, et j’ai commencé à faire un peu de résistance.
Le jour où j’ai craqué
J’ai décidé de prendre des pauses, de m’arrêter de travailler quand j’avais mal au dos, de compter mes heures de travail et à m’arrêter à cinq, de réclamer un jour de repos… J’étais la seule à le faire, mais c’était important pour moi. Ça m’a aidée à tenir, jusqu’au jour de trop.
Ce jour-là, nos hôtes étaient partis pour la journée, et nous avaient laissé seuls avec plusieurs tâches. Certains étaient au champ de fraises, d’autres repeignaient leur maison, les derniers construisaient un poulailler.
Le soir de leur retour, notre « patron » a commencé à remplir le groupe Whatsapp de messages incendiaires. Le poulailler n’a pas assez avancé, qu’est-ce que vous avez fait de votre journée, les chambres ne sont pas assez bien rangées… La peinture de sa maison l’avait particulièrement mis en colère, à cause de gouttes tombées sur son parvis. Alors même que nous avions fait cette peinture debout, à 4 mètres de hauteur, sans aucune protection ou casque.
Pour moi, c’était la fois de trop. J’ai fini par me mettre en colère, dire que ni cette charge de travail ni cette manière de nous parler n’était acceptable.
Comment j’ai quitté ce woofing
Le lendemain matin, notre hôte nous a proposé une réunion. Assis sur son fauteuil, en grand seigneur, il nous explique qu’il est « en droit d’exprimer son mécontentement ». « J’attends un certain niveau de travail de votre part », déclare-t-il aux dix bénévoles épuisés et médusées devant lui, avant de nous demander :
« Si vous êtes d’accord avec mon management, levez la main. »
Sauf que la plupart des gens face étaient bloqués ici, et n’avaient pas d’autre choix que d’aller dans son sens. Quant à moi, j’ai décidé de lui répondre qu’il était pénible, que nous ne pouvions pas travailler autant sans jamais nous reposer. En retour, il m’a hurlé dessus en me coupant la parole, et j’ai fini par craquer. Je suis restée une nuit de plus, puis je suis partie en auberge de jeunesse en attendant mon vol retour.
Attention : si je partage ce récit, ce n’est pas pour dire que tous les woofings se passent ainsi. J’ai aussi eu des expériences positives par ce biais ! Mais il est important d’alerter sur le travail déguisé qui peut se glisser dans ces espaces solidaires. Les woofeurs se mettent en position de vulnérabilité dans ces échanges, il faut y être attentif.
Pour avoir des précisions sur le woofing et la manière dont les rencontres entre bénévoles et hôtes sont encadrées, Cécile, chargée de développement pour Wwoof France, a précisé plusieurs choses. En premier lieu, le caractère associatif et les missions du woofing.
« Wwoof, pour World-Wide Opportunities on Organic Farms (oportunitées dans des fermes biologiques à travers le monde) est un réseau international d’associations de woofing, c’est à dire d’entraide au sein des fermes. Nous ne sommes pas une plateforme, ni une entreprise. Notre rôle, c’est de faire de l’éducation populaire à la terre : nous mettons en relation des fermes, qui promeuvent l’agriculture biologique et paysanne, et des personnes qui ont envie de les aider bénévolement dans leurs projets. L’idée, ce n’est pas de dire « on échange le gîte et le couvert contre 5 heures de travail par jour, 5 jours par semaine ».
Les woofeurs doivent être accueillis comme on accueillerait un ami : les hôtes leur ouvrent leur maison, leur cuisine, partagent leur savoir… Ce sont des expériences très belles, qu’on a rarement l’occasion de vivre ailleurs !
Parce que nous sommes une association, nous mettons en œuvre un projet social : notre but n’est pas de voir de plus en plus de gens utiliser le woofing, mais plutôt de toujours nous assurer de sélectionner des profils de participants et participantes qui comprennent le sens du projet. »
Cécile le précise, chaque pays gère son réseau en fonction de ses possibilités et des personnes impliquées. Wwoof France, ce n’est donc pas la même chose que Wwoof Norvège. La fédération internationale impose qu’il n’y ait pas de travail déguisé, et chaque pays développe des process et des outils pour s’en assurer. En France, toutes les fermes du réseau doivent signer une charte claire, qui rappelle que « Les WWOOFeur.se.s n’ont pas d’obligation de rentabilité et n’ont aucun lien de subordination avec les hôtes. »
« Le but du woofing, c’est de créer un échange entre des gens. Nous, nous encadrons cet échange pour qu’il ait lieu de la manière la plus vertueuse possible : nous demandons un dossier aux fermes qui veulent rejoindre le réseau, ensuite, il y a un entretien téléphonique obligatoire et quand ça colle, on prend le temps d’expliquer ce que ça implique d’accueillir des gens, et on insiste beaucoup. Enfin, il faut signer une déclaration de woofing, pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’incompréhension autour de l’échange qu’on propose. »
Cécile, chargée de développement chez Wwoof France
En France, l’association a mis en place une permanence téléphonique et est joignable par mail en cas de situation douteuse.
« On lit tous les commentaires laissés sur le site avec attention, et si on voit quelque chose de pas clair, même si ce n’est pas dit explicitement, on prend contacte avec les gens et on essaie de comprendre ce qu’ils ont voulu dire, ce qui s’est passé. D’expérience, en France, il y a peu de cas où les woofings se passent mal, et la plupart du temps, ce sont des mésententes humaines, des incompatibilités de caractère. Mais quand il y en a besoin, nous sanctionnons des fermes, ou des hôtes, en les excluant du réseau »
Interrogée sur le témoignage d’Anna, elle se désole de son expérience :
« On est une association engagée, et savoir que des personnes qui détournent le concept de woofing pour faire du mal à d’autres, ça nous rend malades. Dans ce genre de cas, c’est important de faire des signalements, d’essayer de faire cesser ces pratiques ».
Elle conclut en appelant à la vigilance :
« Sur internet, depuis la popularisation du woofing, certaines entreprises proposent des fonctionnements qui peuvent avoir l’air similaires : de la mise en relation entre bénévoles et fermes. Mais Workaway ou HelpX, par exemple, ne sont pas des associations et ce qu’elles proposent n’est pas du woofing. Nous n’avons pas d’information sur leur fonctionnement et s’il y a une sélection des personnes qui participent. Ça n’a rien à voir avec notre association ! »
En parallèle de cet échange, Wwoof France a pris contact avec Anna pour recueillir son témoignage, et nous a assuré joindre Wwoof Norway pour enquêter sur le lieu où Anna a passé quelques semaines.
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Crédit photo : Sharon Christina / Unsplash
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Les Commentaires
Il doit y avoir un phénomène de groupe, un genre d'effet témoin, tout le monde a peur donc personne n'ose rien dire et puisque personne ne parle ils se disent que c'est normal et qu'il n'y a rien à dire en fait, que leur ressenti est faux.