Certains diront qu’il s’agit d’une mode, d’une superstition, d’un raccourci… Pourtant, ils sont nombreux aujourd’hui à présenter cela comme une science. Depuis quelques années, ce qu’on appelle la « collapsologie » fait partie de ma vie quotidienne.
La collapsologie pense la « fin » de notre monde
Issue du terme « collapse » qui signifie effondrement en anglais, la collapsologie réunit un ensemble de disciplines scientifiques qui analysent notre monde, et l’avenir vers lequel il tend. Ainsi des biologistes, climatologues, économistes, et autres chercheurs ont mis leurs observations en commun pour en faire le bilan.
Et malheureusement, ce bilan n’est pas des plus optimistes.
Ces scientifiques sont arrivés à la conclusion que la consommation illimitée de nos ressources amènera inévitablement un effondrement global de nos systèmes établis. Ce n’est pas de la divination : aucun d’eux n’a l’audace de prédire de date exacte, ou de cause précise. Mais pour eux, une chose est sûre, cela va arriver.
Citant Wikipédia, Madmoizelle décrivait récemment la collapsologie comme « Un courant de pensée récent, qui étudie les risques d’effondrement de la société industrielle ».
De manière plus rigoureuse, la chercheuse et sociologue Laurence Allard la définit comme une étude multidisciplinaire qui, à travers les travaux des chercheurs et chercheuses, décrit les stades critiques que présente la biodiversité.
Pablo Servigne, auteur emblématique de ce courant de pensée, en parlait en ces termes lors d’une interview pour La Croix :
Ma découverte du concept d’effondrement et de la collapsologie
Je suis née dans les années 90, et comme tant d’autres de ma génération, je suis très sensible aux questions climatiques, à la lutte contre la pollution, et aux difficultés sociales et politiques actuelles. C’est donc assez instinctivement que j’ai appris ce qu’était l’écologie, et l’état de nos ressources naturelles.
Mais pendant longtemps, j’ai eu l’impression que le déni était la seule solution viable : ce point de non-retour, vers lequel la consommation illimitée des ressources nous amenait inexorablement, comment est-ce que j’aurais pu l’appréhender à mon échelle individuelle ?
Après tout, au quotidien, je ne le voyais pas, cet océan de plastique ; je ne voyais pas les glaciers fondre ; je ne voyais pas ces ouvriers étrangers travailler dans des conditions inhumaines. Alors même si je savais, je faisais comme si de rien n’était. J’achetais des vêtements issus de la fast-fashion, je faisais mal le tri sélectif, je déposais des meubles abîmés à la benne…
Et puis, en 2019, mon mari et moi sommes tombés par hasard sur un bouquin consacré à l’effondrement — le fameux ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. C’était comme si tout ce qu’on se disait depuis des années était enfin mis en lumière et en mots. Une sorte de révélation pour nous.
Le poids de nos contradictions face à l’effondrement
D’un seul coup, cela nous a semblé évident que ce système ne pourrait pas durer. Que tous nos actes quotidiens faisaient l’impasse complète sur leurs conséquences. Notre mode de consommation, notre impact sur la pollution, tout ça nous a sauté aux yeux.
On est alors entrés dans une phase un peu dure : une prise de conscience violente, doublée d’un fort sentiment d’impuissance et de culpabilité. Au quotidien, on se questionnait énormément sur nos choix : le magasin où on faisait nos courses, le contenu du caddie, la dernière paire de baskets neuves achetées pour un anniversaire…
Je ne pourrais pas dire que ça nous en rendait malades, mais on n’en était pas loin. C’était presque obsessionnel, surtout de mon côté — mon mari arrivait mieux à prendre les choses, et savait se contenter de se dire « On fait de notre mieux, personne ne peut être parfait. »
Mais pour moi on était vraiment très loin d’être parfaits…
Au-delà de ces décisions du quotidien, nos loisirs aussi ont été remis en question. Nous sommes de grands voyageurs, nous adorons faire des road trips très loin et prendre l’avion pour aller à l’autre bout du monde. Mais nous nous sommes aussi rendu compte que tout ça n’était pas très cohérent : admirer notre planète et vouloir l’explorer de bout en bout contribuait à la détruire… Nous nous sentions coincés.
Après cette découverte, une longue phase de déni
Pourtant, soyons honnêtes. Lire que la planète allait mal, ce n’était pas vraiment une surprise. Lire que nos actions empiraient les choses, toujours pas une surprise. Lire que si on ne changeait rien ça allait mal finir, pas surprenant non plus.
Mais c’est cette lecture qui tout a changé pour nous : désormais on savait. On n’était plus dans le déni, il n’y avait plus de temps pour ça. Fini le confort de ne pas se questionner sur nos actes. Pendant cette période, on a vécu ce que les psys nomment la « dissonance cognitive », c’est-à-dire que nos actes et nos valeurs étaient en désaccord permanent. Mais afin d’avancer, il allait falloir choisir.
Du jour au lendemain, on n’est pas devenus de fervents militants écologistes. On ne s’est pas mis à stocker toute notre nourriture en bocaux, et on a continué à consommer auprès de marques polluantes. On est restés des gens « normaux », au quotidien « normal ».
Pour tenir, on s’accrochait à l’espoir… peut-être que la collapsologie avait tort ? On se disait que, comme toujours, la science trouverait une solution. Une ressource énergétique non polluante à grande échelle, des approvisionnements en eau innovants pour contrer les pénuries, et moult autres choses. Lorsque les mêmes scientifiques qui auraient dû proposer ces solutions ont commencé à dire les uns après les autres que c’était trop tard et que la science serait impuissante, on a réalisé.
On a réalisé que ce déni, c’était ce qui nous permettait à toutes et à tous de vivre notre quotidien.
Comme des œillères, il nous était utile pour avancer.
Nous en parlions beaucoup… jusqu’à passer pour des illuminés
En 2019, nous voici donc d’un coup sans ces œillères. La prise de conscience a été assez express : il aura suffi de deux ou trois bouquins sur la collapsologie, creusés par des interviews sur YouTube et des conférences sur le sujet, pour nous convaincre.
Il faut reconnaître qu’une sorte de biais s’est probablement mis en place à ce moment-là. On s’était intéressés au sujet, donc nos flux et algorithmes sur internet nous proposaient de plus en plus d’informations relatives à l’effondrement.
Mais même si nous nous sommes fait cette réflexion, ce qu’on lisait nous convainquait à chaque fois un peu plus. Nous avons bien fait la démarche de lire des points de vue contraires au notre, mais leurs arguments, les lueurs d’espoir proposées nous paraissaient bien minces…
Alors, mon mari et moi avons commencé à en parler beaucoup autour de nous. Notre but n’était pas de convaincre, ni de militer, mais de faire comprendre à nos proches qu’en prenant conscience des dysfonctionnements du système, on avait bouleversé notre quotidien.
À cette époque, notre entourage n’a pas du tout adhéré à ce point de vue. On passait un peu pour des illuminés, et tout le monde nous répétait que « les choses n’allaient pas si mal », que « c’était irréaliste de penser que tout le système pourrait s’écrouler », qu’il fallait « croire en la science »…
Un quotidien rendu morose par l’anticipation de la catastrophe
Pendant plus d’un an, on avait toujours dans un coin de la tête que les projets, les investissements, les anticipations seraient probablement annihilés de notre vivant, que ce que nous connaissons s’écroulerait. Sans cesse en train de projeter ce qui pourrait advenir, nous n’arrivions plus à apprécier ce que nous vivions. Forcément, ça a rendu le quotidien plus morose.
On culpabilisait pour tout, mais en même temps, noyés dans notre pessimisme, on est restés un peu inactifs face aux problèmes.
Et puis, il faut bien l’avouer, on avait un peu le fantasme que le système s’effondre vraiment et qu’on en revienne à quelque chose de plus primaire. On s’imaginait déjà chasser le cerf dans la forêt et se réchauffer au feu de bois ! Et en même temps, on jonglait avec la réalité de nos bouteilles en plastique et de nos vêtements made in China…
Faut-il avoir des enfants dans ce monde ?
Nos projets d’avenir ont également été beaucoup questionnés. À ce moment-là, après plusieurs années de relation, mon mari et moi parlions d’enfant, d’acheter une maison, de pérenniser nos vies professionnelles… Se dire que l’avenir n’était peut-être pas aussi reluisant qu’on se l’était imaginé a mis un frein à tout ça.
La question centrale a été, je pense, celle des enfants. Est-ce qu’on voulait faire grandir des petits dans un monde que nous ne pouvions absolument pas leur garantir ? Est-ce qu’on voulait aussi rajouter des humains sur une planète déjà surpeuplée ? Des questions primaires, pas forcément logiques ou censées, mais qu’on s’est sincèrement posées… Et sont restées sans réponses.
Aux prémices de la pandémie, nous avons pensé que tout allait s’effondrer
Dans ce quotidien morose, nous nous imaginions des scénarios catastrophes qui pourraient déclencher cet effondrement. Des pénuries d’eau, des incendies massifs, des conflits économiques avec la Chine… Nos connaissances géopolitiques étant très faibles, tout cela paraissait évidemment bancal. Nous étions très loin d’imaginer, à ce moment-là, qu’une pandémie était sur le point de bouleverser nos vies.
Et puis est venu mars 2020. Le virus, et le confinement.
Au début on s’est dit : voilà, l’effondrement il est là, on avait raison d’y croire. On avait lu beaucoup de choses sur un effondrement systémique lié au climat, aux ressources, ou aux systèmes financiers. Or, avec la pandémie, on était face à un choc inattendu et très spécifique.
Au final, ce n’est pas tant le virus qui nous a fait croire que l’effondrement arrivait, c’est plutôt le manque de confiance qu’on avait en la solidité du système global : notre État, notre système de santé, notre système social… C’est avant tout sur la fragilité de tout cela que la collapsologie nous a ouvert les yeux.
Pour nous, c’était évident que notre monde ne pouvait pas réagir efficacement à cette crise générale, que les approvisionnements allaient se tarir, et que tout allait s’écrouler. On s’est dit qu’on avait eu raison de baisser les bras, de n’avoir fait aucun effort depuis un an, vu que de toute manière le système s’arrêtait ici et maintenant.
Il n’y a pas eu d’effondrement, mais nous avons évolué
Le temps nous a donné tort, et le « système » a tenu bon. Il était plus résilient que ce qu’on croyait. Chasser des cerfs dans la forêt, ce n’est pas pour tout de suite.
Cet été-là, on a décidé d’arrêter de vivre entre nos deux réalités : penser sans cesse à l’effondrement, et ne rien changer à nos pratiques, ce n’était plus possible. On a déménagé à la campagne, et décidé de mettre en place plein de petits gestes pour essayer d’être plus en accord avec nos convictions — moins consommer, réparer au lieu de jeter, être plus proches de la nature…
L’effondrement est toujours dans notre esprit, mais on en parle moins. On fait de notre mieux pour limiter notre consommation, pour moins polluer et surtout, plus égoïstement, pour moins culpabiliser.
Certes, les choses vont mal. Mais nous le répéter quotidiennement sans agir sur quoi que ce soit ne nous faisait pas du bien. Maintenant, on a trouvé une sorte d’équilibre.
Ce changement de point de vue nous a permis de prendre des décisions sur le long terme, et notamment celle de faire un enfant. Même si nous sommes loin d’être parfaits, pour nous, c’est un plus d’être conscients du « pire », et d’essayer d’agir en conséquence. À ce titre, transmettre cette vision des choses à des enfants pour qu’à leur tour, ils tentent de faire de leur mieux, ça nous paraissait être la meilleure chose à faire.
Notre petite fille est née courant 2020, et sa présence nous a encouragés dans cette évolution. Élever un enfant en ayant un état d’esprit très pessimiste est chose délicate, et on se devait pour elle de changer un peu. De vivre dans le moment présent, d’être en accord avec nous-mêmes.
Dans notre entourage, les rôles se sont inversés
Ce qui est drôle, c’est qu’il y a eu une sorte de retournement de situation. Depuis le Covid, la plupart de nos proches nous disent qu’on avait forcément raison, avec notre histoire d’effondrement. Ils affirment qu’ils s’étaient trompés, et que cette crise leur a fait réaliser que les choses allaient bien plus mal que ce qu’ils ne pensaient. Certains d’entre eux ont même fini par être sincèrement convaincus par la théorie de l’effondrement.
Si une crise telle que celle du coronavirus pouvait toucher le monde entier et le faire arrêter de tourner, alors l’idée d’un effondrement total n’était plus si farfelue ! Aujourd’hui, ils vivent ce que nous avons vécu il y a deux ans, et ils luttent avec les mêmes contradictions que nous, à l’époque.
À l’inverse, de notre côté, en ayant changé de vie pour être plus en accord avec nos valeurs, nous sommes devenus plus optimistes. Nos petits gestes quotidiens nous donnent l’impression que les choses peuvent encore aller vers le mieux, que rien n’est perdu.
Je crois que c’est dans l’action que nous avons retrouvé de l’espoir. Ce n’est pas que nous excluons l’idée que tout s’effondre un jour, mais d’ici là, on est bien décidés à faire notre part pour l’éviter.
Pour l’experte Laurence Allard, ce témoignage retrace un parcours assez fréquent chez les personnes qui découvrent la collapsologie : ils décrivent souvent une phase de « deuil » du monde tel que nous le connaissons, avant des changements de modes de vie.
Pourtant, la « collapsosphère » — comme elle nomme l’ensemble des personnes qui créent un discours autour de la collapsologie et de l’effondrement — recouvre des profils très différents, des personnes de tous les âges, tous les milieux, et toutes les sensibilités politiques, souvent entrées dans ce milieu après avoir lu l’ouvrage de Servigne et Stevens.
Pour elle, ce courant de pensée vient brutaliser ce qu’on appelait auparavant la « transition écologique ». Dans un monde où il est devenu évident que notre consommation des ressources naturelles et la crise climatique sont un danger, la collapsologie vient affirmer que les « petits gestes » individuels, qui ont pendant longtemps été le cheval de bataille de l’écologie politique (comme pour le mouvement Colibris), ne suffisent plus.
Toutefois, elle rappelle qu’au sein de l’écologie politique, le concept d’effondrement et la figure de Pablo Servigne sont loin de faire consensus, et le concept de collapsologie fait énormément débattre. Elle ajoute par ailleurs :
« De manière générale, la notion même d’effondrement est critiquable. Dans le monde, nombreux sont celles et ceux qui peuvent dire “l’effondrement, je le vis déjà” : il y a d’autres effondrements, qu’ils soient étatiques, écologiques, ou sanitaires, dans d’autres régions du monde… Il existe une critique décoloniale de la collapsologie qui interroge : est-ce que c’est un problème d’Occidentaux ? »
Pour mieux saisir ce courant de pensée, et en tirer des outils intellectuels pour mieux comprendre l’état de notre monde sans tomber dans la solastalgie (qu’on appelle aussi écoanxiété), Laurence Allard recommande avant tout d’éviter Facebook, et de se pencher sur les ouvrages suivants :
- Génération Collapsonautes, Yves Citton et Jacoppo Rasmi
- Manières d’être vivants, Baptise Morizot
- Vivre avec le trouble, Donna Haraway
- Le numéro 76 de la revue multitudes, Est-il trop tard pour l’effondrement ?
- Une écologie décoloniale, Malcolm Ferdinand
Surtout, pour sortir de la surconsommation, l’experte nous encourage toutes et tous à apprendre, et à nous former à de nouvelles compétences !
« Plutôt que de se complaire dans un grand récit anxiogène, ou de s’en tenir aux petits gestes, il peut être intéressant d’aller voir ce qui se passe sur le terrain ! Rencontrer d’autres individus, cultiver de nouveaux modes de compréhension du monde…
Suivant les appétences de chacun et chacune, il y a beaucoup de choses à apprendre du côté des repair cafés, de l’agriculture, des chantiers participatifs, ou des nouvelles formes de cohabitation comme les écovillages… Toutes ces choses permettent de reprendre la main sur un système de consommation pur et dur qu’on a vu très fragilisé par la pandémie.
Pour les jeunes, ce qui est très intéressant, c’est la sobriété numérique et le mouvement low-tech. Cela permet de ne pas être seulement consommateur, sans pour autant être anti-technologie ! Le mouvement fourmille de nouvelles expériences passionnantes. »
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Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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