Je m’appelle Mélanie, j’ai trente ans et je vais te raconter un bout de mon histoire qui pèse encore sur ma vie d’adulte et qu’une rupture amoureuse ainsi que le confinement ont passablement remué.
Comme beaucoup de familles, la mienne a aussi ses secrets et ses non-dits. Mon histoire concerne mon grand-père et ma mère. C’est une famille de quatre enfants : mes deux oncles, les aînés, ma mère et ma tante, la petite dernière.
Lorsque j’étais petite, ma mère m’a envoyé de mes six ans à mes douze ans en vacances à Paris, chez mes grands-parents maternels. Les souvenirs que je garde de ces séjours sont lointains et flous mais je me souviens de tout ce que ma grand-mère a fait pour moi. J’ai eu la chance de visiter Paris en long, en large et en travers.
Je me souviens vaguement de mon grand-père qui ne participait pas à ces activités mais qui restait mon papy préféré car il était celui qui jouait avec moi (en comparaison avec mon grand-père paternel).
Un grand-père qui inspirait la crainte de tous
Malgré mon jeune âge, je sentais la peur qu’il pouvait provoquer au sein de ma famille, et j’avais moi-même peur de lui à certains moments.
J’avais interdiction formelle de pénétrer dans son potager sous peine de subir une colère sévère, mais je crois avoir transgressé l’interdit sans me faire attraper.
Mais deux événements m’ont marquée : une fois, alors que j’aidais ma grand-mère à mettre la table dans la salle à manger, j’ai eu le malheur de faire tomber un couteau avec un manche en os sur le carrelage.
Je me revois le ramasser rapidement et entendre mon grand-père hurler derrière moi. J’ai fuis aussi sec dans la salle à manger, partagée entre la peur et le rire, avec mon grand-père qui me poursuivait pour essayer de me frapper avec ce qu’il avait à la main (une poêle il me semble).
J’étais enfant et n’avais aucune conscience de ce que représentait son geste mais je revois le regard terrifié de ma grand-mère qui nous attendait dans la salle à manger.
Je le comprends ce regard, maintenant que je suis adulte.
L’autre souvenir qui me revient est la fois où ma mère nous a rejoint avec mon petit frère pendant une semaine. Elle transpirait la peur et a gardé mon frère dans ses bras pendant tout le séjour. À cette époque, je ne comprenais pas ce qui lui faisait si peur.
Je me souviens seulement avoir entendu que mon grand-père ne supportait pas mon petit frère, qui était un enfant agité.
Un grand-père adepte des violences éducatives
Au fur et à mesure que les années sont passées, j’ai appris que mon grand-père avait été violent avec sa famille.
Je ne me souviens pas exactement vers quel âge j’ai commencé à prendre conscience de cette violence mais c’était au cours de mon adolescence.
J’ai été baignée dans les histoires de ma mère qui nous racontait qu’il l’avait battue à de nombreuses reprises parce qu’elle ne finissait pas son assiette. Il la forçait à manger le gras de la viande ce qui la faisait vomir. Une fois elle lui a vomi dessus et elle a pris la raclée du siècle.
Aussi, il lui pinçait les oreilles jusqu’au sang quand elle rentrait de l’école et qu’elle ramenait une mauvaise note.
J’ai souvent entendu ma mère parler de l’un de mes oncles, l’aîné de la famille, celui qui a le plus subi. Je sais qu’il a été tabassé beaucoup de fois et mon grand-père le traitait de « sale Lec… », le nom de jeune fille de ma grand-mère.
Mon autre oncle n’a jamais trop subi tout ça mais s’est éloigné de la famille pour fuir toute cette violence. Quant à ma tante, c’était la petite dernière et elle a été un peu plus protégée.
Aujourd’hui quand je regarde les photos de famille, j’y trouve une forme de logique : les deux qui ont été le plus battus, ma mère et mon oncle aîné, sont les deux qui ressemblent le plus à ma grand-mère. Les deux autres tiennent plus de mon grand-père, c’est peut-être pour cela qui ne s’en est pas trop pris à eux.
La famille a été relativement éclatée, mon deuxième oncle a disparu de nos vies quand j’avais six ans suite à une dispute et je ne l’ai rencontré, lui et mes cousins, qu’à l’âge de quatorze ans.
C’était pour ses quarante ans et toute la famille a été rassemblée pour la première fois depuis bien longtemps. Mes grands-parents étaient heureux ce jour-là de voir tous leurs enfants réunis. Moi je sentais le scepticisme de ma mère en voyant mon grand-père si satisfait.
Mon grand-père s’est suicidé et on ne saura jamais pourquoi
Et puis quelques mois plus tard, je venais d’avoir quinze ans, je suis rentrée après une journée de cours. Il faisait nuit et depuis le jardin j’ai aperçu ma mère, assise dans la cuisine, qui se tenait la tête.
Je me souviens exactement de la peur que j’ai ressentie avant de rentrer, cette intuition qui vous dit que quelque chose de grave s’est produit et qui vous donne envie de repartir en courant pour ne pas savoir.
J’ai évidemment pris mon courage à deux mains et je suis entrée. La nouvelle est tombée, mon grand-père était mort. Il s’était suicidé sans aucune explication.
Ma grand-mère était partie en week-end chez ma tante et mon grand-père devait la rejoindre le lundi, mais comme il ne donnait pas de nouvelles, elle a demandé au voisin d’aller voir si tout allait bien. Ce dernier n’obtenant pas de réponse, il a appelé les pompiers, qui ont trouvé mon grand-père.
Il y a eu une autopsie et une enquête, les soupçons ont pesé sur ma grand-mère et les policiers n’ont pas été tendre avec elle.
Non seulement elle avait perdu son mari mais en plus elle était soupçonnée d’y être pour quelque chose.
La conclusion de l’enquête et de l’autopsie a été « une mauvaise irrigation du cerveau qui l’a rendu incohérent ».
Voilà, c’est tout ce qu’on aurait, il n’a pas laissé de lettre ou d’indice, rien de rien.
J’ai souvent entendu ma mère dire qu’il avait peut-être réalisé tout le mal qu’il avait fait mais je n’y crois. Je pense qu’elle essaye de lui attribuer une forme de rédemption de tout le mal qu’il lui a fait.
Ma grand-mère montrait tous les signes d’une femme battue
Cela a été difficile de traverser toute cette période faite de mystère, de peine mais aussi de satisfaction car la famille était enfin libérée de lui.
Beaucoup de sentiments contradictoires entre peine d’avoir perdu un être aimé et soulagement d’être débarrassé d’un tortionnaire.
Les années ont défilé, ma grand-mère venait nous voir une fois par an.
Ma mère m’avait fait prendre conscience du comportement de femme battue de ma grand-mère : elle se tenait toujours assise sur le canapé, le dos courbé, la tête baissée, les mains posées sur ses genoux.
La discrétion incarnée, jamais un bruit, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours gentille et bienveillante.
Cette image d’elle restera a jamais gravée dans ma mémoire. Elle est décédée il y a deux ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Elle est décédée en revivant sa jeunesse et je ne l’avais jamais connue aussi heureuse. C’est triste, elle n’aura été heureuse qu’une fois sa vie d’adulte oubliée.
Mon grand-père a abusé de ma mère lorsqu’elle était enfant
Ma mère continuait régulièrement a nous raconter les sévices perpétués par mon grand-père.
Un jour, lors d’un repas pour mon anniversaire, je devais avoir dix neuf ans, le couperet est tombé. En pleine logorrhée sur mon grand-père, elle a balancé un « et puis quand il jouait à touche pipi avec moi…. ».
Je me souviens de la sensation de froid glacial que j’ai ressentie à ce moment là. Cette fois j’étais adulte et je savais ce que ça signifiait. J’étais sous le choc.
J’apprenais que mon grand-père, celui que je préférais, que j’aimais, avait commis l’impardonnable. J’avais aimé un monstre.
J’ai été en colère contre ma mère de lancer une telle information comme si de rien n’était, sur le ton de la conversation, en faisant comme si nous étions déjà tous au courant.
Au fond de moi, une petite voix résonnait : « et si moi aussi ? ». Mais j’ai étouffé cette voix. J’avais entendu tellement de fois ma mère me dire que je ne pensais qu’à moi que j’ai préféré me taire.
Alors j’ai laissé de côté cette question, trop violente à intégrer, et j’ai continué ma vie comme si de rien n’était.
Ma vie intime est marquée par cette histoire familiale
Ma vie sexuelle a été une série de catastrophe, j’étais dépendante affective avec dans l’idée que je devais donner du sexe pour avoir de l’attention. Je vous laisse imaginer le reste, j’en ai eu des déceptions.
Jusqu’au jour où j’ai été violée, à partir de ce moment là je n’ai plus laissé personne m’approcher facilement.
Après ça, j’ai rencontré un homme d’une extrême gentillesse et qui me donnait un sentiment de sécurité en matière de sexe. C’est bête, mais mes « non » étaient toujours respectés.
Nous sommes restés ensemble pendant 6 ans mais certaines choses ont fait que j’ai choisi de me séparer de lui. Suite à cette rupture, tous mes traumatismes et mes peurs me sont revenus en pleine figure.
Mon viol est revenu me hanter, j’étais terrifiée à l’idée de rencontrer de nouveau une personne aussi destructrice.
Une grosse remise en question existentielle a suivi, je suis allée de prise de conscience en prise de conscience, c’était comme si j’avais été endormie pendant des années et que je me réveillais d’un coup.
Le confinement a réveillé mon besoin de réponses
Je suis infirmière et le Covid-19 est arrivé juste à temps pour détourner un peu mon attention. Mais malgré cette hyperactivité, le confinement et la vie seule m’ont confronté à moi-même et à mes questionnements.
J’ai repensé à ce qui avait mené à mon viol, la dépendance affective, la peur de la violence de l’autre et la crainte du rejet.
J’ai commencé à aller plus loin et à m’interroger sur mon éducation et l’origine de toutes ces problématiques.
J’ai grandi dans une insécurité émotionnelle avec ma mère, alternant fusion et rejet.
Je lui ai demandé une fois pourquoi elle avait voulu m’avoir et elle n’a pas vraiment su me répondre mis à part qu’elle avait toujours voulu être maman.
Alors j’ai étudié la question des victimes d’inceste et des conséquences sur leur construction. J’ai étudié la question de l’héritage transgénérationnel également.
J’ai découvert que les victimes d’inceste étaient tellement brisées qu’elles se retrouvaient avec un énorme vide en elles.
J’ai été créée pour combler ce vide, j’ai appartenu à ma mère tel un objet, une extension d’elle-même.
J’étais là pour la soigner et satisfaire ses rêves. Je suis devenue infirmière, ce n’est pas un hasard, je soigne les autres et je m’oublie moi.
Je n’avais pas le droit d’exister par moi-même, si je me montrais différente de ses attentes ou indépendante, j’étais rejetée.
Je ne saurai jamais si mon grand-père a abusé de moi
Je fais beaucoup de cauchemars depuis ma jeunesse mais certains, assez récurrents, m’interpellent.
Dans le premier, quelqu’un abuse de moi et me touche sans que je ne vois jamais son visage.
Dans le second, je suis dans la maison de mes grands-parents et une chose invisible me hante et me terrifie.
Pendant le confinement, j’ai enfin osé poser des questions à ma mère sur mon passé. J’ai voulu savoir à partir de quel âge mon grand-père avait commencé à abuser d’elle. C’était de ses douze à quatorze ans.
Elle a arrêté de m’envoyer en vacances là-bas quand j’ai eu douze ans, je me dis que ce n’est pas un hasard.
Elle m’a dit une chose qui m’a remué. Elle allait quand même vers mon grand-père car pour elle c’était le seul moyen d’avoir son affection, le seul moment où il ne la frappait pas.
J’ai fait le lien entre mon propre comportement avec les hommes, celui où je me donne pour avoir de l’affection.
J’ai ensuite osé lui demander ce qui allait sûrement lui faire le plus de peine. Elle m’a envoyé pendant six ans là bas seule, avec le risque que ça impliquait. Toute mon enfance, elle m’a demandé si un homme m’avait touché mais jamais elle ne m’a demandé si mon grand-père avait abusé de moi.
Elle m’a dit qu’elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose mais qu’elle avait encore plus peur de faire éclater la vérité et de priver ma grand-mère de ma présence.
Elle n’a pas de réponse à me donner sur d’éventuelles violences sexuelles durant mon enfance, je n’ai que mes souvenirs et mes cauchemars pour tenter de trouver une réponse.
J’ai osé lui dire que ça me mettait en colère qu’elle ait pu me mettre en danger comme ça, d’avoir protégé mon frère mais pas moi.
C’est un déchirement de dire ça à sa mère mais il fallait que ça sorte, je suis une personne à part entière et je ne veux plus oublier ma santé mentale pour ne pas blesser les autres.
J’essaie maintenant de me reconstruire et de sortir de tous les schémas qui m’ont formatée jusqu’à présent.
Mes doutes sont toujours là, peut-être ai-je été abusée par mon grand-père, peut-être que je porte seulement dans mon inconscient le poids de l’inceste de ma mère, éternelle victime.
Ce que je sais à l’heure actuelle c’est que mon grand-père a détruit cette famille, sa propre famille.
J’ai aimé un monstre pendant mon enfance, il me dégoûte à l’âge adulte.
Si vous ou quelqu’un que vous connaissez est victime de violences conjugales, ou si vous voulez tout simplement vous informer davantage sur le sujet :
- Le 3919 et le site gouvernemental Arrêtons les violences
- Notre article pratique Mon copain m’a frappée : comment réagir, que faire quand on est victime de violences dans son couple ?
- L’association En avant toute(s) et son tchat d’aide disponible sur Comment on s’aime ?
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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