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Source : sanket-mishra / unsplash
Féminisme

Lucie, 31 ans : « Il n’a pas supporté que je lui explique mon travail, que je connais évidemment mieux que lui »

Dans Déclic, le nouveau format de Madmoizelle, des personnes nous racontent leur prise de conscience féministe et ce que cela a changé pour elles. Aujourd’hui, Lucie raconte le rôle qu’a joué la religion dans son éveil féministe, sa difficulté à se réconcilier avec certains codes de la féminité mainstream et l’influence de sa demi-sexualité sur ses opinions.
  • Prénom : Lucie
  • Âge : 31 ans
  • Occupation : Bibliothécaire
  • Lieu de vie : Ville

Comment décririez-vous votre rapport au féminisme ?

Je le vois comme une prise de conscience progressive et comme un paradigme qui me permet de poser un regard nouveau sur le monde, la société, les interactions entre les individus, etc.

Dans quel contexte avez-vous grandi ?

Je suis issue d’un couple mixte : mon père est un ancien catholique aujourd’hui agnostique ; ma mère est protestante. Elle a tenu à ce que j’aie une éducation religieuse protestante. Et si cela m’a transmis certaines valeurs, que j’ai approfondies dans mon engagement scout (la capacité à se remettre en question, à beaucoup intellectualiser les choses notamment), je m’en suis peu à peu éloignée. Si j’ai a priori été croyante étant enfant, j’étais agnostique dans l’adolescence, et je suis athée aujourd’hui.

Cet éloignement est dû à une participation à un groupe de jeunes au sein de ma paroisse pendant mes trois années de lycée. Le pasteur qui nous suivait nous a laissé·es libres de choisir les thèmes de nos séances. À l’époque, sans aucun souci de provocation, je voulais parler avortement, suicide, homosexualité, divorce… Je me construisais peu à peu un avis politique sur ces sujets de société et je n’ai pas trouvé la réponse biblique à la hauteur.

En outre, le milieu protestant est très disparate en France. Si j’ai grandi dans la branche réformée – seule Église française à permettre à ses pasteur·es de bénir les unions homosexuelles –, j’ai aussi été très souvent confrontée à un milieu évangélique beaucoup plus puritain, sexiste et homophobe. La dernière séance à laquelle j’ai assisté m’a mise en relation avec des jeunes issu·es de ces milieux qui m’ont profondément jugée et qui tenaient des discours dits de « la foi par la peur » : si tu ne crois pas (et a fortiori si ne suis pas les règles arbitraires que nous avons décidées), tu iras en enfer. Cela m’a permis de me rendre compte – et de l’assumer – que je n’étais pas en accord avec ces discours et que je ne ressentais pas le besoin de croire en une force supérieure pour me représenter le monde.

Je n’ai pas la sensation d’avoir été discriminée par mes parents dans mon éducation. Iels ont toujours accepté mes demandes, notamment vestimentaires et scolaires. Iels se sont habitué·es à mon discours et s’iels ne sont pas d’accord avec tout, iels le prennent en compte. C’est parfois un sujet de moquerie pour certains membres de ma famille élargie – mes oncles maternels notamment – mais j’ai le répondant qu’il faut dans ce cadre pour ne pas me laisser faire.

Comment s’est passé votre éveil féministe ?

Je pense que ma première prise de conscience remonte au CE2 : la petite fille que j’étais alors avait pertinemment compris que ce qui était associé au féminin était moins bien considéré que ce qui était associé au masculin. J’ai eu un rejet de tout ce qui me semblait trop connoté : j’ai arrêté de porter des jupes, des robes, du rose… et dans ma vie d’adulte, j’ai encore énormément de mal à me réconcilier avec certains codes de la féminité. Je suis restée très « garçon manqué » (même si cette expression est incroyablement sexiste), je ne suis pas à l’aise dans des milieux comme la mode, la parfumerie, l’esthétique, etc.

En revanche, j’ai fait du chemin. En tant qu’adolescente, j’avais beaucoup de misogynie intégrée, avec un mépris pour les filles qui maîtrisaient ces codes. Je me suis rapprochée de milieux très virils ou identifiés comme tels : j’ai écouté du métal, adopté un style skateuse/gothique/grunge/hippie, je me suis épanouie dans des activités associatives qui nécessitaient de la force physique…

Grâce à mon association de scoutisme, j’ai eu de premiers contacts avec le féminisme. Je fais partie des EEUdF et c’est un mouvement très progressiste dans le paysage scout français, avec une commission dédiée aux questions de genre et de sexualité. En faisant de l’animation, j’ai pris conscience des conséquences de l’éducation différenciée et des stéréotypes de genre. J’ai gagné de nouvelles clés de lecture, comme l’attention portée à la répartition de la parole entre les genres, le fait d’encourager les animateurs·rices à aller vers toutes les tranches d’âge plutôt que de réserver les 8-12 ans aux filles et les 12-16 ans aux garçons… J’ai aussi des amies très engagées dans ces questions : l’une d’elles milite pour le droit à l’IVG, une autre est membre d’Osez le féminisme. À force de discussions et de lecture, mon positionnement a peu à peu changé.

J’ai aussi été victime de harcèlement sexuel lors d’un job d’été que j’ai fait à 17 ans dans un centre de vacances en bord de Méditerranée, de harcèlement de rue très répété quand j’étais étudiante à Paris, de relations hétérosexuelles catastrophiques sur le plan sexuel (typiquement, des relations maintenues alors que j’étais la seule à avoir encore des sentiments amoureux afin de profiter de l’aspect sexuel de celles-ci), et diverses situations d’agression ou de discrimination dans le cadre du travail (être interpellée et sexualisée par des agents sur un chantier proche de la structure où je travaillais, être méprisée par un élu qui participait à une réunion sur mon domaine professionnel et qui n’a pas supporté que je lui explique mon travail que je maîtrisais évidemment mieux que lui…).

Parmi les lectures qui m’ont le plus marquée, il y a eu l’ouvrage Moi les hommes, je les déteste de Pauline Harmange. Il m’a profondément dérangée à la première lecture. Je ne comprenais pas qu’on puisse assumer sa misandrie, avant de comprendre que celle-ci découlait naturellement de la misogynie. Ma lecture centrale a été Le mythe de la virilité d’Olivia Gazalé qui a fini de m’inscrire dans le féminisme intersectionnel. J’ai toujours été alliée de la communauté LGBTQIA+ (j’ai beaucoup d’ami·es membres de cette communauté et je suis moi-même sur le spectre asexuel) et très sensible aux questions de discrimination. Cet essai m’a permis de comprendre que toutes les discriminations fonctionnent selon un même schéma, qu’on ne vit pas la misogynie de la même façon selon sa couleur de peau, sa religion, son orientation sexuelle, etc. Et que toutes les luttes doivent se vivre et se faire conjointement.

Comment le féminisme infuse-t-il votre vie aujourd’hui ?

Il me rend alerte. J’ai toujours été surprise de travailler dans des équipes où certaines personnes ne se rendaient pas compte de la portée de leurs propos, de beaucoup de schémas intégrés et de remarques lancées qui relèvent directement du sexisme, de l’homophobie ou du racisme ordinaires. De ce fait, j’essaie d’être la plus inclusive et la plus bienveillante possible.

Un exemple tout bête est celui, si l’on vient à demander à notre interlocuteur·rice son statut marital, de parler d’avoir « une personne dans sa vie » plutôt que de partir du principe qu’iel est hétérosexuel·le. Ou de ne pas dire « Monsieur » ou « Madame » lorsque je suis assesseuse sur des élections, parce qu’on peut prendre le risque de mégenrer une personne non-binaire ou qui serait en transition.

Lucie

J’utilise de façon militante l’écriture inclusive dans le cadre professionnel comme personnel, je signale les propos que je trouve sexistes… De manière plus personnelle, étant demi-sexuelle avec très peu de libido, je ne cherche pas avoir de relations car je me suis radicalisée sur cette question et que je n’ai pas envie de me retrouver enfermée dans un schéma habituel qui inclut l’acceptation potentielle – et souvent inconsciente – de violences sexistes et sexuelles, et une charge mentale. Je ne souhaite pas non plus avoir d’enfants parce que j’ai toujours été mal à l’aise avec la parentalité de manière générale et que je n’en éprouve aucun besoin.

Avez-vous laissé de côté certaines habitudes, déconstruit certaines croyances, ou posé de nouvelles limites ? 

Le plus grand changement aura été d’écarter de ma vie des amis avec lesquels je m’entendais très bien, mais qui ont été capables de propos ou d’actes sexistes. Un ami a réagi à mon témoignage d’agression par les agents de chantier sur les réseaux sociaux – j’y disais que j’en avais assez de cette pression sociale qui ne reconnaissait les hommes qu’en fonction de leurs conquêtes, où une femme ne pouvait être qu’un terrain conquis ou à conquérir. Il a été très insistant sur le fait qu’on ne pouvait pas mettre tous les hommes dans le même panier et a totalement occulté la violence de ce que j’avais subi.

Un autre a fait subir un slut-shaming incroyable à une amie commune – par laquelle il était attiré sans jamais lui avoir dit – qui a eu le malheur de flirter avec un garçon présent à ce moment-là et pour lequel elle avait un coup de cœur. Il a retourné toutes les personnes présentes à la soirée contre elle et l’a mise à la porte à 2h du matin, traumatisée, alcoolisée, dans un quartier dangereux. Le temps passant, ma vision de ces événements a changé : je suis passée de la déception à la colère. Je pars aussi du principe que tout fonctionne selon une pyramide de la violence : si ces amis sont capables de cela, rien ne dit qu’ils ne sont pas capables de plus. Cela n’a pas été facile mais j’ai décidé d’être solidaire des autres femmes et de sortir ces hommes de ma vie.

Évoluez-vous aujourd’hui dans des cercles féministes ?

Tou·tes mes ami·es connaissent mon positionnement. Il y a celleux qui sont également féministes ; et celleux qui ne sont pas familiers·ières de la question mais qui font un peu plus attention à leurs propos, par exemple. Dans le cadre professionnel, l’étiquette « féministe » m’est très rapidement accolée. C’est déjà arrivé que des collègues se reprennent sur des choses dites et me disent qu’iels savent que je ne serais sans doute pas d’accord – là encore, iels font un peu plus attention après des débats menés sur cette question – ou qu’iels me demandent conseil sur certains sujets. Je suis aussi en général la « préposée » aux animations sur cette question.

Je ne suis pas membre d’une association féministe mais j’en suis beaucoup sur les réseaux sociaux. J’ai l’impression que mes prises de position ont un impact sur les personnes que je côtoie. Il ne s’agit pas toujours de les faire changer d’avis mais de les déstabiliser ou de les amener à prendre conscience de certaines choses. Le simple fait de devenir plus alertes, ou d’avoir conscience que je suis susceptible de réagir à certains propos ou actes relevant du sexisme ordinaire, est déjà une victoire pour moi.

J’ai également la chance de travailler pour une collectivité très impliquée dans ces questions et qui propose des journées d’étude en lien avec celles-ci. Je fais en sorte de pouvoir y participer. J’ai déjà aussi organisé des temps d’éducation à la sexualité dans le cadre du scoutisme – principalement parce que le positionnement des EEUdF est que cela fait partie des missions des animateurs·rices de répondre aux questions des enfants, sans jugement, et en offrant un cadre safe. C’est bien sûr adapté à chaque âge, mais c’est un outil essentiel lorsque l’on lutte contre les stéréotypes de genre ou les violences sexistes et sexuelles.

Votre féminisme est-il parfois source de tensions ?

J’ai déjà eu des débats très virulents sur la sexualité. Je me souviens de débats très cristallisés avec ma mère dont les parents ont divorcé en partie à cause de la liberté sexuelle développée après 68. Elle a une vision assez occidentale et religieuse du couple. En tant que demi-sexuelle, j’ai une vision du sexe très marginal, dans le sens où je ne comprends pas que ça puisse être aussi important pour certain·es. J’ai en revanche à l’esprit qu’il existe plusieurs manières de vivre sa sexualité, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre elles et que le plus important est que ça nous convienne et que ce soit consenti.

J’ai eu un gros débat également avec un de mes oncles maternels sur l’IVG : il a une vision très sexiste (les femmes n’ont qu’à se protéger, n’ont qu’à ne pas avoir de relations sexuelles) et religieuse (avec cette idée qu’une IVG est un meurtre), là où il me semble absurde de ne pas laisser une personne disposer de son corps comme elle l’entend. Le dernier sujet relève de la pornographie et de la prostitution, que je considère comme parasitaires et vecteurs de violence. Je suis sans doute dans mon cercle amical la seule abolitionniste. J’ai bien sûr conscience du biais provoqué par ma demi-sexualité. 

Avez-vous l’impression d’être arrivée au bout de votre éveil féministe ?

Il est en constante évolution. Je change d’avis sur certaines questions, je suis plus au clair avec certaines notions. De manière générale, je pourrais dire que je me radicalise, dans le sens où je suis moins tolérante face au sexisme ordinaire par exemple.

La boîte à outils féministe de Lucie

Livres

  • HARMANGE Pauline, Moi les hommes, je les déteste
  • AZALÉ Olivia, Le mythe de la virilité
  • CHOLLET Mona, Sorcières
  • HUBERT, ZANZIM, Peau d’homme
  • PATOU-MATHIS Marylène, L’homme préhistorique est aussi une femme
  • BEAUVOIR (de) Simone, Le deuxième sexe

Webdoc

  • PIUCCO Emeline, Je ne suis pas acquis

Comptes Instagram

  • @balancetonediteur
  • @osez_le_feminisme
  • @paint.officiel

Web séries (disponibles sur Youtube)

  • Francetv slash / studio, Martin, sexe faible
  • Courts toujours, 50 nuances de Grecs
  • Courts toujours, Libres !

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