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Source : Ketsia Mutombo & Laure Salmona
Société

« L’espace numérique est une toile de dominations » : interview de Ketsia Mutombo et Laure Salmona

Dans un nouvel ouvrage sorti le 14 septembre, les autrices et cofondatrices de l’association Féministe contre le cyberharcèlement, Ketsia Mutombo et Laure Salmona, décortiquent les mécanismes d’oppressions utilisés par les classes dominantes pour museler les femmes et les personnes issues des groupes minorés dans l’espace numérique (et ailleurs).

Au commencement du web était la promesse d’une liberté d’expression salvatrice. Comme si la toile avait le pouvoir d’effacer les inégalités et de donner la possibilité à tous•te•s de faire entendre sa voix.

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour déchanter. Internet et les plateformes se sont révélés être un parfait amplificateur des discours de haine, un terreau fertile pour les logiques mercantiles, un combustible pour les violences qui intimident et excluent – surtout à l’encontre des personnes issues de groupes minorés. Tel un miroir grossissant des oppressions déjà existantes dans le monde réel, transposées au virtuel et mobilisées à des fins éminemment politiques.

« Comment s’extraire de la toile des dominations et faire en sorte que ce territoire de tous les possibles ne demeure pas le terrain de jeu de la domination masculine ? » s’interrogent les autrices et militantes Ketsia Mutombo et Laure Salmona dans leur nouvel ouvrage, « Politiser les cyberviolences : une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur internet », paru le 14 septembre aux éditions du Cavalier Bleu. Rencontre.

Interview croisée de Ketsia Mutombo et Laure Salmona, cofondatrices de Féministes contre le cyber­harcèlement et autrices de « Politiser les cyberviolences : une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur internet ».

Madmoizelle. Pourquoi ce livre ? 

Laure Salmona. Cela fait près de huit ans que nous militons au sein du collectif Féministes contre le cyberharcèlement et cet ouvrage est le produit de nos luttes et de nos engagements. Il nous paraissait important d’écrire sur le sujet avec un angle politique et intersectionnel :  face à l’essor du numérique et au perfectionnement des intelligences artificielles génératives, il nous semble urgent et essentiel d’analyser le projet politique qui se cache derrière les cyberviolences.

Ketsia Mutombo. Ce livre permet d’avoir un support fixe et unique de nos combats. Une façon pour nous de présenter les ressorts des oppressions contre lesquelles nous nous battons.

Qu’est-ce que les « cyberviolences de genre » ? 

Laure Salmona. Ce sont les cyberviolences qui touchent les femmes, les filles et les personnes LGBTQI+. Leurs ressorts sont étroitement liés aux stéréotypes de genre hétérocissexistes, à la culture du viol, au slutshaming, à l’hypersexualisation, à la réification et au contrôle du corps des femmes. Elles peuvent revêtir des formes spécifiques comme la diffusion non consentie de contenu intime ou le cyberharcèlement à caractère sexiste et sexuel, mais toutes les violences en ligne peuvent prendre un caractère genré.

Nous préférons parler de cyberviolences de genre plutôt que de cybersexisme, car les femmes et les personnes LGBTQI+ subissent d’autres dominations, qui se mêlent au sexisme, lorsqu’elles se trouvent à l’intersection de plusieurs oppressions ! Par ailleurs, nous pensons qu’un tel mot-valise tend à escamoter le fait que le sexisme en ligne n’est rien d’autre que le prolongement de celui qui a cours dans le monde tangible et que ce n’est qu’en changeant la société tout entière qu’il sera possible d’éradiquer ces violences.

Ketsia Mutombo. Les cyberviolences de genre sont l’ensemble des actes violents commis sur et par internet dans l’objectif de maintenir une hégémonie hétérocissexiste. Ce paradigme veut que les hommes et garçons (chefs de foyer en réalité ou puissance) soient obéis en toutes circonstances, que leur violence physique, sexuelle, économique ou symbolique soit toujours légitimée et que les femmes et filles soient cette masse servante. Qui, dans l’espace numérique, devrait accepter de renoncer à sa sécurité, à son autonomie physique, sexuelle ou de pensée. En acceptant tout type d’interactions, en répondant à des questions intrusives, en acceptant comme le « jeu de la présence numérique » les menaces et autres infractions…

Dans l’hétérocissexisme, deux sexes sont admis, hommes/femmes, avec des fonctions et capacités sociales bien délimitées et hermétiques. Les personnes LGBTQI+ relativisant ces rôles de genre sont énormément menacés par les auteur•ices de ces cyberviolences de genre.

Qu’entendez-vous par « politiser » les cyberviolences, et pourquoi est-ce essentiel, selon vous, de le faire ?

Ketsia Mutombo. Politiser les cyberviolences, revient à faire ce que nous faisons dans notre action associative : expliquer et dénoncer leur fonction dans des sociétés blantriarcales1. Expliquer que ces violences, dans l’espace numérique, ont pour vocation de maintenir la domination de certains groupes sociaux et ne sont pas de simples erreurs de jeunes, ou maladresses compréhensibles dans un espace où le pseudonymat peut « donner des ailes ». Les cyberviolences sont un moyen supplémentaire d’asservir les personnes issues de groupes sociaux désignés comme « à dominer » : les femmes, les personnes intersexes et trans, les personnes en situation de handicap, les personnes non-blanches, les immigré.es etc.

Laure Salmona. Les cyberviolences sont encore trop souvent réduites à des interactions interpersonnelles violentes que l’on pourrait stopper en « éteignant simplement son ordinateur » ou à une problématique liée au harcèlement scolaire qui concernerait uniquement les adolescent·es. C’est faire l’impasse sur le caractère systémique de ces violences et le fait qu’elles sont devenues des outils politiques au service des classes dominantes, de véritables armes utilisées pour museler les femmes et les personnes issues de groupes minorés qui désirent s’émanciper de la place peu enviable qui leur a été assignée au sein d’une société capitaliste, sexiste, raciste, LGBTQIphobe et validiste. 

Par quels procédés internet et les plateformes sociales alimentent-ils les structures dominantes, renforçant de surcroît les inégalités ?

Laure Salmona. Les technologies numériques ne sont pas neutres, pas plus que l’usage qui en est fait. Comme l’espace public, les plateformes qui composent le cyberespace sont le plus souvent conçues par des hommes et pour des hommes. Il n’est pas anodin que Twitter (devenu X) ait attendu 2013 — soit sept ans après sa création — pour mettre en place un bouton de signalement sous les tweets, ou que l’ancêtre de Facebook, Facemash, ait d’abord été pensé par Mark Zuckerberg comme une plateforme permettant de noter le physique des étudiantes d’Harvard.

Internet est un reflet pixelisé de la société, le hors-ligne et le en-ligne s’entrelacent pour former un continuum d’oppressions : tous les rapports de domination que l’on constate dans le monde tangible vont se retrouver au sein de l’espace numérique. Ils sont parfois même amplifiés, puisque les algorithmes qui régissent les plateformes ont tendance à creuser les inégalités et à rendre encore plus visibles les discours de haine en amplifiant leur portée. Quant à la liberté d’expression revendiquée par les dirigeants des plateformes, elle est à géométrie variable, puisqu’ils sont souvent plus frileux à modérer les discours de haine sexiste qu’à shadowban les créatrices de contenu qui parlent de santé sexuelle. Par ailleurs, les cyberviolences menacent la liberté d’expression des groupes sociaux qui en sont victimes puisque que ces violences les poussent à quitter les réseaux sociaux et à s’autocensurer, les privant ainsi de leur voix.

Ketsia Mutombo. Internet, de par ses fonctionnalités (qui permettent de dépasser la proximité physique, de rendre quasiment illimitée la quantité de données échangées et d’élargir les réseaux de communication), est un espace redoutable en cas de violences, car difficile à contenir. Et les plateformes d’hébergement de contenu créent des fonctionnalités et interfaces qui favorisent la viralité de contenus subversifs et souvent violents. Comme Twitter, avec la colonne « pour toi » où, désormais, apparaissent les tweets avec beaucoup d’engagement des abonnements de nos abonnements (même sans interaction). Ou Facebook, où les publications likées par des ami•es apparaissent dans notre fil…

Le modèle économique de ces plateformes numériques est la publicité en ligne (l’AdTech) et elles font tout pour booster le contenu qui va maintenir les usager•es connecté•es. Allié à de la modération insuffisante et parfois une certaine idéologie revendiquée des comités de direction de ces sites, les cyberviolences peuvent prospérer, car leurs auteurs vont les faire passer par du contenu strictement viral.

Pourquoi est-ce essentiel d’avoir une lecture intersectionnelle de ces enjeux ?

Ketsia Mutombo. L’intersectionnalité est une grille de lecture des violences structurelles parmi d’autres, créée par des philosophes, politologues, militant•es de gauche. Mais son grand relai, dans l’espace numérique, a permis de montrer que les identités charrient des conditions de vie très concrètes, qui sont des privilèges quand elles sont avantageuses. Il a été donc possible pour beaucoup de femmes, d’abord des afroféministes, de décrire le déploiement des oppressions dans la vie quotidienne en partant d’exemples très concret.

L’intersectionnalité a été un outil accessible à beaucoup de publics et permet de décrire des situations complexes sans essentialiser la position de victime ou bénéficiaire d’une oppression. Elle a permis de généraliser des pratiques d’auto-réflexivité, donc de toujours s’interroger pour savoir si l’on n’était pas un certain moment vecteur de violences.

Laure Salmona. Parce qu’il ne faut laisser personne de côté et que le projet de société qui se dissimule derrière le caractère systémique des cyberviolences à l’encontre des femmes et des groupes minorés n’est pas seulement un projet sexiste : il vise à opprimer et priver de leurs droits des pans entiers de la société.  Il est essentiel de mettre en commun nos perceptions pour mieux appréhender les différents prismes d’oppression. C’est ce qui permettra une réelle convergence des luttes, propice à la construction d’un large front de résistance.

Quelles pistes d’action reste-t-il pour « reconquérir cet espace de lutte » ? 

Ketsia Mutombo. Continuer à y être. Avoir des comptes, commenter l’actualité, produire du contenu, créer des liens numériques. Mais, aussi, créer des espaces numériques plus confidentiels, avec des personnes de confiance où l’on peut se lâcher, parler sans crainte d’attaques de dominant•es , et s’y reclure les périodes d’épuisements. Puis, paradoxalement, traduire ces engagements numériques dans des sphères tangibles : rejoindre une association sur des thèmes que l’on défend en ligne, créer un club de lecture IRL, même juste rencontrer les personnes avec qui on échange en ligne (sans injonction et quand cela est possible) va raffermir cet ancrage numérique. Cet espace, c’est le nôtre, on le décrit dans notre livre et on continuera de le moduler.

Laure Salmona. La toile de dominations qu’est l’espace numérique est tissée de façon bien serrée. Et il n’y a guère que la lutte qui libère : il faut nous organiser, militer, en ligne comme hors-ligne, pour briser ces systèmes d’oppression, pour plus d’égalité. Il nous faut également contraindre les plateformes à plus de transparence et d’éthique et investir des espaces moins surveillés, où nous ne serions pas réduit·es à une matière première que les géants de la tech peuvent exploiter pour en extraire une masse de données personnelles et les revendre au plus offrant. Le combat contre les cyberviolences de genre ne peut ni ne doit se cantonner à leur judiciarisation.

« Politiser les cyberviolences : une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur internet » paraît aux éditions du Cavalier Bleu le 14 septembre 2023.

*Définition issue du lexique de l’ouvrage : « Le blantriarcat définit le patriarcat poussé par les sociétés blanches. Un patriarcat qui aura aussi des objectifs de suprématie blanche et qui, en plus de la misogynie, va intégrer le racisme, le natalisme blanc et l’impérialisme. Il ne postulera pas uniquement la domination des hommes sur les femmes et enfants, mais plutôt la domination des hommes blancs sur tous les autres groupes sociaux ».


Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.

Les Commentaires

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Avatar de Mayushi
14 septembre 2023 à 22h09
Mayushi
Merci pour l'article ! Je suis plutôt d'accord avec le discours tenu en dehors de la partie sur le fait d'occuper l'espace. En réalité ça arrange bien les plateformes (comme Meta ou Twitter) d'avoir sur leurs terres aussi bien les dominants et les agresseurs que les dominé.e.s / les militant.e.s et les victimes. La meilleure solution pour moi c'est surtout d'abandonner ces espaces une bonne fois pour toute.
Regardez le réseau de Trump, Truth Social aux USA, il bide sévère car un modèle de réseau uniquement avec des hommes (ou quasi que) et des personnes haineuses / racistes ce n'est juste pas économiquement viable.
Quand vous publiez sur Twitter, vous faites aussi le jeu d'Elon Musk au final, tout d'abord en lui apportant de l'audience et donc de l'argent, ensuite en légitimant la plateforme. Après tout si bidule, féministe, se trouve sur Twitter et qu'iel peut parler librement c'est bien que la plateforme donne la parole à tout le monde. Si bidule est sur Twitter c'est bien que la plateforme est safe et que la modération y est suffisante. C'est une caution pour Elon Musk afin de dire "vous voyez je suis ni de droite, ni de gauche, je suis juste pour que tout le monde puisse s'exprimer" en bon Samaritain. Et Elon Musk se n'en privera pas auprès des annonceurs. Les GAFAMs hésitent pas à mettre en avant "la population diverse" afin de vendre de la publicité aux annonceur.euse.s. Ca arrange bien les marques de savoir qu'Insta est plus féminisé alors que la plateforme est tout sauf féministe (un bout de téton tu sautes, algo qui favorise l'hypersexualisation des femmes...). Ca arrange bien aussi de savoir que la plateforme donne la parole aux groupes marginalisés "regardez on change notre logo en arc-en-ciel un mois par an!"
Twitter ou Insta c'est pas la rue. Les réseaux sont pas vitaux (en dehors de celleux qui en vivent professionnellement). Occuper l'espace public c'est important pour militer, on n'en possède qu'un seul, il est à nous tous.tes. Mais Twitter ou Insta ? Il y a d'autres alternatives. A chaque fois qu'une copine vous demandera "c'est quoi ton Insta" si la réponse c'est "désolé mais j'utilise pas Insta car..." les choses commenceront à changer.
Et même si un boycott complet est parfois difficile socialement, on peut au moins réduire nos usages, lire uniquement et ne plus rien partager par exemple hors militantisme, utiliser uniquement les messages privés, ne plus réagir (ce like qui se perdra dans les milliers de like est-il vraiment nécessaire ? Spoiler : Non.) J'utilise encore Twitter uniquement pour le travail et en lecture seule, j'ai abandonné les autres plateformes. Whatsapp/Messenger pour les ami.e.s/la famille même si c'est toujours Meta au moins l'impact est moins "négatif" pour les femmes et les groupes marginalisés que sur Insta.
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