Il y a quelques temps encore, le mot « woke » ne nous évoquait pas grand chose de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant, en quelques années, il est devenu incontournable et s’est frayé un chemin sur tous les plateaux télés et dans tous les éditos politiques , sans qu’on arrive toujours à bien savoir ce qu’il désigne et s’il est utilisé dans un sens positif ou bien dénigrant.
Alex Mahoudeau, sociologue et spécialiste en science politique, a publié La Panique woke (édité chez Textuel) pour comprendre cet emballement médiatique autour du wokisme. Ce mot a succédé à la « cancel culture » et au « politiquement correct » pour attaquer les mouvements progressistes, féministes, LGBTI+ et anti-racistes, et dénoncer leurs soi-disant dérives. Car en plus de savoir vraiment ce que désigne le wokisme, il est nécessaire aujourd’hui de comprendre à qui profite cette obsession et qui a tant intérêt à l’entretenir. Entretien.
Madmoizelle : Le mot wokisme a fait son entrée dans le dictionnaire cette année, avec comme définition « Idéologie d’inspiration woke, centrée sur les questions d’égalité, de justice et de défense des minorités, parfois perçue comme attentatoire à l’universalisme républicain ». Qu’est-ce que t’inspire cette définition ?
Alex Mahoudeau : Je pars du principe que l’usage fait la norme. Par conséquent, ce n’est pas un scandale, en ce qui me concerne, qu’on ait inclus le terme wokisme ou woke dans le dictionnaire. Ces mots sont utilisés, en avoir des définitions me convient.
Concernant la définition en elle-même, la première partie est un peu une tautologie. La deuxième partie, qui parle d’une opposition à l’universalisme républicain, me parait effectivement correspondre à la façon dont on s’en sert.
Si on écoute quelqu’un comme l’intellectuel conservateur Charles Kirk (activiste politique américain conservateur, ndlr) explique que le wokisme vient d’une conception française de la liberté, contrairement à la conception étasunienne qui, elle, insiste sur les fondamentaux existants de la nation, qui a un substrat qui n’est pas la laïcité, neutre pour tous et pour tout le monde, et que par conséquent, le wokisme, c’est plutôt un truc de français.
Est-ce que ça veut dire que la définition du mot woke va varier en fonction de là où l’on se trouve ?
C’est exactement là où je veux en venir. C’est toujours utilisé dans le cadre contemporain comme étant quelque chose d’autre, comme quelque chose d’étranger. Quelque chose qui ne fait pas partie de notre culture majoritaire, ce que les néo-conservateurs appelaient dans les années 70 l’adversary culture, c’est-à-dire l’idée qu’il y a une culture dominante aux États-Unis, qui est capitaliste, individualiste, chrétienne, plutôt axée sur l’autorité, sur une forme de conformisme. Et puis il y a la contre-culture, la culture adversarienne qui est communiste, collectiviste, anti liberté individuelle, antiaméricaine.
Finalement, cette définition du dictionnaire qui entérine l’usage du mot wokisme, ce n’est pas un problème ?
À partir du moment ou un mot est discuté dans le débat public, il existe au moins en tant qu’objet de débat. La question n’est pas de savoir si le wokisme existe ou pas, la question est de savoir : que veut dire ce débat ? Pourquoi est-ce que c’est important que cette catégorie existe pour ceux qui veulent la faire exister ? Et là, on ne trouve plus la même question, on ne se demande plus si Disney ou les syndicalistes de Sud Éducation ou bien Megan Thee Stallion font partie d’une même cabale politique pour faire advenir le communisme à travers la mise en avant de la question du racisme et des droits des LGBT en Occident… On va se demander pourquoi il y a des gens qui veulent à tout prix qu’on pense à ça.
Ça permet d’arrêter de voir nos anti-wokes comme étant les seuls producteurs de discours, les seules personnes qui sont détachées. Ils aiment beaucoup se présenter comme rationnels comme étant les garants de la méthode scientifique, de la rationalité, de la raison occidentale, de l’esprit des Lumières. C’est très intéressant de les prendre comme des gens qui sont aussi des activistes au sens noble du terme.
Des activistes, qui par conséquent vont avoir un agenda ?
Qui ont un agenda, avec des objectifs, qui prennent une position politique. Eux aimeraient justement qu’on pense qu’il s’agit de la défense de la civilisation occidentale. En réalité, c’est plus compliqué que ça.
Avant d’aller plus loin, il faut quand même revenir sur l’origine du mot « woke », qui est bien plus ancienne qu’un néologisme comme islamogauchisme…
C’est l’intellectuelle Mame-Fatou Niang qui a fait ce travail et a trouvé des usages du mot « woke » dès la fin du XIXᵉ siècle. En France, le mot a été présenté comme étant un mot d’argot, alors que c’est un mot d’une forme particulière d’anglais qui s’appelle l’African-American Vernacular English, qui n’est pas moins noble que n’importe quelle autre forme de l’anglais, et qui a effectivement été employé pour désigner ce qu’on appelle la conscientisation.
Jusqu’à 2014, il semble que ce mot existe plus dans une forme de nébuleuse de mots qui font partie du vocabulaire militant de l’antiracisme aux États-Unis, mais qui n’est pas durci dans une définition précise. C’est plus un élément de langage comme il y en a tant et plus dans le milieu gauchiste. En 2014, le terme a été rigidifié à travers l’émergence durant les années 2010 du mouvement Black Lives Matter suite à des crimes policiers ou des actes de vigilantisme dans la rue envers des personnes noires, puis des chansons et des textes littéraires qui ont repris. Et c’est devenu « Stay Woke », une invitation à « rester éveillé », à « rester conscient de ce qui se passe » pour cette lutte antiraciste. Et il s’est petit à petit généralisé.
Il y a un discours en ce moment tenu par des personnes noires aux États-Unis, et un petit peu en France, qui consiste à dire « c’est notre mot, il voulait dire quelque chose et il a commencé à se diffuser dans le discours blanc ». Il a commencé à vouloir dire d’abord des choses un peu positives. comme « je suis conscient de mes privilèges », « je suis déconstruit ».
La culture blanche aux États-Unis a tendance à se réapproprier les signifiants qui viennent de la culture noire et à en faire un peu tout et n’importe quoi. Le mot « woke » a été ensuite utilisé pour décrier quelque chose de bien particulier qui est la façon dont des entreprises s’approprient une esthétique des luttes sociales pour s’acheter une conscience. Il y a un exemple qui est très parlant à ce niveau là, qui est une publicité pour Pepsi en 2017 dans laquelle on voit une manifestation. La confrontation avec la police va être réglée parce qu’une célébrité, Kendall Jenner, va offrir un Pepsi à un policier donc tout le monde est ami…
Dans la Panique Woke, tu reviens sur le GamerGate en 2014. En quoi constitue-t-il un moment majeur dans la montée du néo-conservatisme qui aujourd’hui tient tant à se battre contre ce qu’il nomme le wokisme ?
Le GamerGate, c’est une grande campagne de harcèlement envers des critiques féministes qui émane du milieu des jeux vidéos. Le but était de dire que des méchantes féministes hystériques, allaient leur voler leurs jeux vidéos, influencer leur culture, les mettre en danger. Et donc qu’il allait falloir se défendre contre elles par tous les moyens.
Ce déferlement d’anti-féminisme et de sexisme sur Internet – auquel se sont accolées ensuite la transphobie, le racisme et tous le package –, a été perçu comme un laboratoire par des intellectuels conservateurs et néo-réactionnaires et notamment un journaliste britannique expatrié aux États-Unis qui s’appelle Milo Yiannopoulos, qui va mener cette campagne en mobilisant des jeunes hommes plutôt blancs, plutôt hétéros, plutôt pas trop diplômés, à qui il va apprendre ce militantisme culturel.
Leur but était de faire enrager les féministes, les post-modernes, les social justice warriors, les wokes et s’en payer une bonne tranche sur leur dos. L’important, n’était pas tellement les positions prises. L’important, c’était de battre l’ennemi. On pouvait être incohérent, dire tout et son contraire, ça n’avait pas d’importance.
Une image qui est souvent citée pour illustrer ça, c’est le mème de la triggered feminist, une femme avec les cheveux courts, en train de faire une tête un peu colérique. C’est très intéressant de voir la vidéo d’où est extraite cette image : ça se passe en 2016, en marge d’une manifestation anti-Trump lors d’une confrontation entre manifestants.
On a cette dame face à ces hommes qui disent que les violeurs aux États-Unis, ce sont les Mexicains, et qui est en train de présenter les chiffres des violences sexuelles. À un moment donné elle fait une tête un peu colérique, alors qu’elle est en train de parler à quelqu’un qui est un espèce de benêt complet qui n’a rien à répondre. Tous les commentaires de cette vidéo, ce sont des gens qui disent se sentir mal car ils venaient voir la triggered féministe… et réalisent que c’était elle qui était rationnelle dans l’histoire.
Un autre élément fort que tu évoques dans la construction de cette guerre culturelle, plus proche de nous, c’est la Manif pour tous, ce mouvement homophobe qui a émergé en 2012 au moment des débats sur le mariage pour tous, et qui ensuite s’est concentré sur l’éducation, puis la PMA, et aujourd’hui, qui tente de se remettre en avant à travers une panique morale autour des enfants trans.
Ça a toujours été la crainte vis-à-vis des minorités sexuelles en général : les homosexuels veulent transformer les hommes en femmes, les femmes en hommes… On retrouve cette terreur de la masculinité féminine quand on lit par exemple Stone Butch Blues de Leslie Feinberg et qu’on voit les violences dont ont été victimes ces femmes à l’époque parce qu’elles voulaient s’habiller comme elles avaient envie. Par ailleurs, il faut voir aussi l’anti-wokisme comme un phénomène médiatique.
C’est l’analyse du politologue Gaël Brustier, qui parle de la Manif pour tous comme d’un « Mai 68 conservateur » : on a formé des gens qui ont l’habitude de parler d’une certaine façon, ce qu’il appelle les « fachos Spontex », ces gens comme Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy, Eugénie Bastié, qui sautent sur un peu tout, qu’on peut inviter facilement en plateau, et lancer sur n’importe quel sujet, toujours plus ou moins les mêmes pour entretenir le scandale permanent : Evergreen (du nom de cette université aux États-Unis brandie comme un symbole des « dérives du progressisme » selon le philosophe Raphaël Enthoven, ndlr), Sylviane Agacinski (philosophe connue notamment pour ses positions anti-homoparentalité dont une conférence a été annulée en 2019 à l’Université de Bordeaux-Montaigne, ndlr) et les Suppliantes d’Eschyle (dont les représentations à la Sorbonne en 2019 ont été bloquées par des militants antiracistes en raison de la présence de blackface dans la mise-en-scène, ndlr). Hop, tout ça, c’est tout pareil et ça montre qu’il y a de la censure qui vient et que c’est terrible et on peut jouer à se faire peur.
Justement pour en revenir aux paniques morales, tu établis plusieurs critères dans le livre pour identifier ces phénomènes, par exemple le caractère consensuel d’une panique morale.
L’exemple un peu emblématique en la matière, ce sont tous les phénomènes de panique morale autour de la question des agressions sexuelles sur les enfants aux États-Unis et ce qu’on appelait la panique satanique dans les années 80. Dans sa version la plus extrême, l’idée était qu’il y avait des satanistes, qui allaient enlever les enfants pour participer à des messes noires et commettre des actes d’agression sexuelle sur eux. Les satanistes avaient leur entrée dans le monde de la culture et allaient essayer de transformer les enfants en satanistes.
La version moins extrême, qui faisait consensus, c’était « Stranger danger » : quand j’étais enfant, c’était la terreur de mes parents qu’en jouant dehors je me fasse enlever par un malveillant qui m’aurait séquestré, comme par exemple Marc Dutroux. Grâce aux mouvements féministes, on découvre la réalité de l’ampleur des agressions sexuelles sur mineurs : la plupart du temps, ça se passe au sein de la famille et les personnes qui commettent les agressions sexuelles connaissent la victime. Et ça, ça n’arrange pas les familialistes. Il y a donc eu un effet de retournement : les responsables sont un méchant omniprésent, impossible à détecter et en même temps très repérable parce que c’est un sataniste dans un van blanc. Et dans le même temps, on dit aussi que la responsable, la vraie responsable de tout ça, c’est la mère qui est allée travailler, alors que si elle était restée à la maison, ses enfants ne seraient pas allés jouer dehors.
En France, on a aussi eu des débats très sérieux sur les dangers d’avoir des mangas. Donc le consensus n’est pas nécessairement universel. Il peut y avoir une partie, voire une partie importante de la société qui s’en fiche. En réalité, la majorité de la population française n’a pas grand chose à faire du wokisme. Mais il faut qu’il y ait une masse critique suffisamment importante pour que l’on n’ait pas de débat pour dire si c’est réel ou non. Il faut qu’il y ait débat pour dire : c’est réel, et qu’est ce qu’on fait ?
Tu dis aussi que les paniques morales doivent répondre à un critère de disproportion.
Il y a plusieurs formes de disproportion. Déjà, il y a le mensonge par exagération ou par sélection. Par exemple, les sites d’extrême droite qui font de la réinformation vont parler des faits divers, des agressions mais ne vont en parler que quand ils ont la suspicion ou la certitude que le coupable est une personne racisée. Techniquement, ce n’est pas du mensonge. Je ne fais qu’une revue de presse, diront-ils, mais une revue de presse avec un petit biais de sélection derrière, une revue de presse de toutes les fois où un noir a agressé un blanc.
Il y a une autre forme d’exagération qui est l’invention pure et simple des faits, la rumeur d’Orléans par exemple, quand dans les années 60, une rumeur disait que des femmes blanches étaient enlevées dans les cabines d’essayage des magasins tenus par des Juifs. Pourtant aucune jeune femme n’a été enlevée par un commerçant juif dans un magasin de prêt-à-porter. Néanmoins, on va craindre que ce soit le cas.
Au Canada, les médias ont rapporté le cas d’un père qui aurait été mis en prison pour avoir mégenré son fils trans. Effectivement, il a été mis en prison, c’est vrai… après avoir violé un ordre de distanciation du juge, doxxé son médecin, révélé l’adresse de sa mère.
Une autre forme de disproportion, c’est l’inégalité des traitements. Dans le cadre de la panique woke, c’est si vous êtes viré ou si vous êtes mis en difficulté parce que vous êtes un enseignant de droite qui a dit que les Noirs n’avaient pas le même niveau d’intelligence que les Blancs, ce qui est arrivé à certaines personnes aux États-Unis et au Royaume-Uni, là, c’est un scandale, c’est le wokisme ! Si vous êtes Alice Coffin et qu’on ne renouvelle pas votre contrat dans l’établissement où vous enseignez, après une campagne de presse scandaleuse du Figaro sur vous, là, les mouches volent.
Enfin, tu relèves aussi un aspect volatile aux paniques morales, par quoi ça va se traduire ?
C’est par exemple, toute la crainte qu’il y a pu y avoir autour de l’ « islamogauchisme » à l’université, où en fait, il ne s’est littéralement rien passé : la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal dit en février « c’est un problème », et en octobre « c’est terminé, problème réglé » et entretemps, la seule chose qui s’est passée, c’est qu’un groupuscule de quelques universitaires un peu sur le retour disent « on a fait un rapport ».
Quand j’écris le livre on est en février, en plein cœur de la campagne présidentielle et plusieurs candidats font leur campagne sur le fait d’être anti-woke. Et puis, quelques semaines plus tard, c’est la guerre en Ukraine et on n’en parle plus du tout. Il y a quelques semaines, Pap NDiaye a été nommé ministre de l’Éducation nationale, et d’emblée il a été qualifié de woke. Les paniques morales, c’est un cycle, ça revient.
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Crédit photo : Madmoizelle
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