Ouistreham est une adaptation de Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, récit de 2010 à la première personne sur les conditions de travail déplorables des femmes de ménage. Emmanuel Carrère prête à son héroïne un autre nom, un autre visage que celui de l’autrice. Dans Ouistreham, Juliette Binoche joue donc le rôle de Marianne Winckler, autrice à succès, qui décide de faire l’expérience de la précarité pour mieux la raconter dans un livre.
Une idée fixe : raconter la précarité
Écrivaine pétrie d’idéaux, Marianne Winckler se lance la tête la première dans un bourbier. En repartant de zéro sous un faux nom avec quelques pauvres lignes sur un CV, Marianne espère pouvoir donner une réalité tangible aux chiffres creux du chômage et de la précarité. Bien-sûr, elle réalise très vite que l’entreprise s’annonce particulièrement difficile. Exilée en terres caennaises où le soleil se fait aussi rare que les offres d’emploi, l’autrice réalise que celles et ceux qui l’entourent n’espèrent même plus un travail mais des heures.
Une formation d’agent d’entretien, un prêt de voiture et quelques rencontres plus tard, Marianne est lancée de bon matin sur les routes de campagne du Calvados. Très vite, les conditions de travail se révèlent particulièrement redoutables. Dans une cadence infernale, Marianne et sa jeune collègue Marilou (Léa Carne) nettoient des mobile homes de fond en comble sous le regard inquisiteur de leur responsable.
Tout en changeant les draps, l’autrice tente de parfaire sa couverture. Pour ses employeurs, ses collègues, ses nouveaux amis, elle a perdu avec son divorce son foyer et la stabilité financière qui allait avec. L’aide qu’elle apportait à son mari pour la comptabilité de son garage étant tacite, il lui est impossible de faire valoir ses expériences professionnelles. Sur le papier, Marianne est inattaquable. Sa rencontre avec Christèle (Hélène Lambert), une jeune célibataire avec trois enfants à charge, lui offre le fil rouge parfait pour son récit.
Un fiction documentaire ?
Tout est vrai. Ou presque. Pour son film, Emmanuel Carrère a fait appel à de nombreuses comédiennes non-professionnelles du casting sauvage au carnet d’adresses d’Aubenas. Certaines ont même travaillé sur le fameux ferry, quai de Ouistreham. Les horaires impossibles et le rythme inhumain pour rester cachées des passagers et ne pas retarder leur départ, elles les connaissent mieux que personne. Toutes rayonnent devant la caméra et amènent à l’écran cette vraisemblance qui reste si rare dans les productions françaises. Grâce à ces profils, ces visages, ces corps, l’écran devient momentanément un miroir.
Si la réalisation ressemble parfois à s’y méprendre à celle d’un documentaire, le film offre de nouveaux imaginaires à de nombreux spectateurs. Regardez ce qui se passe quand vous quittez votre bureau, regardez ce qu’il reste de vos vacances, regardez qui prépare votre départ en Angleterre. Sans tomber dans un misérabilisme primaire, le film offre un aperçu des conditions du métier d’agent d’entretien. Du bonjour lâché du bout des lèvres par les cadres à l’insulte directe par les responsables d’un camping, Emmanuel Carrère dresse un paysage du mépris.
Aux côtés de cet environnement plus vrai que nature, Marianne détaille les conditions de travail en voix off, quitte emprunter les mots d’Aubenas, ceux qu’elle avait consigné précieusement pour son livre. Ceux que la France entière aime lire.
La pauvreté, c’est encore les riches qui en parlent le mieux
Il faut bien l’admettre, Marianne met les mains dans la merde sans broncher. Il lui faut y mettre le nez quand sa conseillère pôle emploi la reconnaît. L’autrice défend, les larmes aux yeux, l’importance de son récit, son besoin criant de mettre des mots, des images sur la précarité. Marianne veut que son expérience choque, qu’elle permette au sujet de s’imposer dans le débat public.
Sur ce point, difficile de donner tort au personnage principal (et donc à Florence Aubenas). Ces paroles invisibles sont rares dans l’espace médiatique et littéraire. Pendant leur 22 mois de grève, les femmes de ménage de l’Hôtel Ibis des Batignoles étaient peut-être parvenues à faire entendre leur cause. Mais très vite, le sujet est retombé dans l’oubli et le quotidien des autres travailleurs précaires n’a pas bougé d’un iota.
Malgré ses bons sentiments, le projet de Marianne soulève tout de même quelques questions. En faisant de la pauvreté un terrain exotique, Marianne Winckler s’attire les foudres de ses nouvelles amies. On peine à trouver de la sincérité dans les moments partagés avec elle en ayant son objectif en tête.
La couverture de Marianne avait pour but d’éviter les biais de la part des personnes interrogées, mais elle pose de sacrées questions déontologiques et même morales. Avec son projet, ne prend-elle pas les heures de celles et ceux qui en ont vraiment besoin ? Celles et ceux pour qui les kilomètres de voiture à 4 heures du matin pour quelques billets ne sont pas une expérience mais un quotidien ? Faut-il qu’une autrice qui a les codes et le carnet d’adresse des dominants s’intéresse aux femmes précaires pour qu’un lectorat puisse compatir avec leur situation ?
Ces reproches, le film a l’intelligence de partiellement les intégrer dans sa trame et tente d’y répondre, parfois maladroitement. Ouistreham témoigne aussi du choix régulier de Carrère de remettre la focale sur les travailleuses plutôt que sur son héroïne, ses doutes, sa culpabilité, sa colère.
Un film qui suscite la même indignation que son héroïne ?
Sur Twitter, la journaliste Douce Dibondo a réagi à une vidéo de Brut sur la vie de Florence Aubenas, autrice du livre Quai de Ouistreham.
Cette dernière question tend à cristalliser un débat auquel Ouistreham peine à répondre. Celui sur l’empathie. Malgré la noblesse de ses objectifs, le film renforce malgré lui ce cliché du sauveur privilégié. Marianne Winckler prend le crédit (et l’argent) pour cette « expérience sociale », bien qu’elle tente d’y convier celles et ceux qui l’ont rendue possible. Mais faut-il que le personnage principal d’un long-métrage soit bourgeois pour que l’expérience de la précarité émeuve son public ? Véritable mise en abîme de son sujet, le film d’Emmanuel Carrère fait le pari d’une sensibilisation d’un public privilégié à la misère, comme si ce dernier n’en avait pas déjà conscience.
L’invisibilité des travailleurs et travailleuses précaires et l’indifférence cultivée à leur égard montrent que le mépris de classe est un choix délibéré. À quoi bon s’émouvoir des injustices sur un grand écran si c’est pour laisser en partant quelques pop corn collés sur la moquette ? Peut-on prendre conscience des inégalités endémiques depuis le confort des salles obscures ? Toutes ces questions, le film de Carrère aura au moins le bon goût de les convoquer, quitte à laisser quelques réponses en suspens.
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Les Commentaires
Le mec qui écrase un mégot devant ton balai. La nana qui pose sa protection pèriodique sur la cuvette des wc et qui sort en rigolant.
En fait tu existes pas. T'a repris tes études, tu prépares un DUT mais tu existes pas.
Société de merde. Vous n'existerez pas mieux en méprisant ceux qui nettoie votre merde