La sortie d’un nouveau livre d’Emmanuel Carrère est toujours un évènement. Déjà parce qu’il est l’un des rares auteurs français à savoir faire le pont entre grand public et élite. Ensuite parce que l’on s’attend toujours, de la part de l’homme derrière La moustache, L’adversaire ou encore D’autres vies que la mienne, à un grand livre. D’où l’étonnement de certaines personnes à l’absence du Royaume, nouvel opus de Carrère, sur la liste de plusieurs prix littéraires, et en particulier du Goncourt…
Succès en librairie, vraisemblablement boudé par une partie des élites : que vaut ce nouveau pavé de plus de six cent pages ?
Une biographie avec la foi en fil conducteur
Au départ du Royaume
, il y a Emmanuel Carrère, l’homme, le père de famille, l’écrivain, mais aussi et surtout le croyant qu’il a été. Des années plus tôt, Carrère s’est épris de Dieu, du christianisme et de ses écrits. La foi apaisait ses angoisses et l’étude des textes sacrés, qu’il dévorait, analysait, recrachait, lui permettait de s’approcher plus près du divin.
Cette foi, qu’il décrit lui-même de la façon dont on décrit une maladie, qui s’attrape et dont on se soigne, à présent il ne l’a plus. Tout ce qu’il lui reste, ce sont ses interrogations. Comment a-t-il pu croire ? Comment autant de personnes à travers le monde et les siècles ont-elles pu croire ? Qui a raconté l’histoire du christianisme ? S’agissait-il de ses acteurs ou d’autres,a posteriori ? Surtout, comment Paul et Luc ont-ils pu, de la crucifixion d’un prédicateur et à force de prosélytisme, concrétiser la religion chrétienne ?
À voir : un tête-à-tête entre Emmanuel Carrère et Paul Veyne, historien spécialiste de l’antiquité romaine, dans La Grande Librairie de France 5
Le Royaume, entre apôtres, histoire et… pornographie
Le chantier est vaste, la structure du livre tarabiscotée.
Le Royaume débute par une longue biographie de son auteur. Carrère nous parle des circonstances de sa conversion, de celles entourant l’écriture de ce livre, non sans saupoudrer le tout d’anecdotes personnelles (on apprendra par exemple qu’il travaillait un temps sur la série Les Revenants). Il s’épanche sur son étude et sa connaissance des textes sacrés, sur lesquels il va baser le reste de son texte.
Vient ensuite une longue partie qui raconte, romance parfois, la vie de Paul et Luc, les deux personnes historiques à qui l’on doit les fondations de la chrétienté et les premiers textes officiels. Cette plongée dans le vif du sujet multiplie les dates, les noms, les évènements, et nécessite un réel effort de concentration (et d’intérêt) pour en venir à bout.
Trois apôtres et Jésus-Christ dans L’Incrédulité de saint Thomas, un tableau du Caravage (XVIIème siècle)
Heureusement, Carrère saupoudre son récit d’anecdotes personnelles, d’apports venus de ses amis croyant et/ou historiens, des sources parfois contraires contraires, et n’hésitera pas, le temps de deux chapitres dédiés à Marie, à nous parler de son « tube » porno préféré (que l’on peut, avec deux doigts et Google, facilement retrouver).
Un livre à part, inextricablement lié à son auteur
Une fois les six cent quarante pages refermées, deux constats : Le Royaume n’est pas un roman, et son genre est… Emmanuel Carrère.
L’auteur, à force d’enquêter sur les autres, sur lui-même, ne fait plus de fiction, plus de récit, plus d’autobiographie, mais un mélange de tout cela à la fois. Il est devenu son propre genre littéraire. Ses fans comme ses détracteurs sauront parfaitement à quoi s’attendre. Pour les petits nouveaux, ils découvriront sa rigueur dans le travail de recherche, son style direct et clair sans jamais être trop simple, ses rafraîchissants grands huit autour du niveau de langue… Tout ce qui fait qu’un livre de Carrère est bien souvent agréable à la lecture.
Le thème, en revanche, est cette fois un peu clivant. Carrère a l’ambition de s’adresser aux croyants comme aux non-croyants, du moment qu’ils sont modérés, tout en pensant que les meilleurs historiens de la religion sont ceux qui ont cru mais ne croient plus (lui, en somme). Difficile cependant de passer outre le parti pris de démythification de la religion, via l’analyse ses ressorts psychologiques, de ses rouages, de ses mensonges et des failles humaines de ses inventeurs… humains.
Reste que le travail de recherche et de reconstitution effectué sur plusieurs années reste impressionnant, que Carrère n’a pas peur de coller à ses idées.
Ni roman, ni récit, Le Royaume plaira aux fans de Carrère ainsi qu’aux curieux du christianisme, mais se coupe un peu de tout autre type de lectorat. Ce n’est pas un livre simple à dévorer, ce n’est pas toujours prenant ou plaisant, et cela peut heurter des convictions profondément ancrées chez certain-e-s. En ce sens, il n’est pas étonnant de le retrouver mis à l’écart de nombreuses listes de prix littéraires. Mais cela n’en fait pas un texte moins riche, moins intéressant, pour ceux qui sauront s’y retrouver, ou s’y laisser prendre !
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Les Commentaires
@LeReilly tu as raison c'est devenu très difficile de dire à quel genre les oeuvres de Carrère appartiennent. Il dit lui-même que "Le Royaume" est une enquête.
autant le côté "moi je" peut irriter, autant j'apprécie l'extraordinaire franchise de l'auteur. Sa thèse est de dire : on ne peut pas effacer complètement le sujet qui écrit, enquête, raconte l'histoire. Ce sujet est Emmanuel Carrère, et le lecteur doit savoir quelles sont les expériences, les ressentis, les événements marquants dans sa vie qui sont susceptibles d'influencer le point de vue de E. C. et donc la narration.
Ce n'est pas en effaçant le sujet qu'on atteint l'objectivité, mais au contraire en s'efforçant d'être honnête envers le lecteur sur qui est l'auteur.
J'ajoute que j'ai vu Carrère en conférence et qu'il est impressionnant : un grand gaillard qui s'est pointé en tshirt devant une salle comble, se montre humble mais passionné par son sujet