Avec l’album “Le champ des possibles”, publié le 9 février aux éditions Dupuis, la scénariste Vero Cazot et la dessinatrice Anaïs Bernabé proposent une BD joyeuse et poétique sur les thèmes du polyamour et de la réalité virtuelle. Rencontre.
Madmoizelle. Dans votre texte d’introduction, vous parlez d’un projet qui “a germé dans la peine et grandi dans la joie et la complicité”. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette gestation ?
Vero Cazot. J’ai vécu une histoire personnelle assez proche de celle racontée dans la BD. Et cette expérience a été à un moment très douloureux. Et puis j’ai proposé le projet à une éditrice qui n’avait pas d’empathie pour le personnage principal. Ça a été très violent pour moi. J’ai perdu confiance en moi et en mon projet.
Finalement, mon éditeur principal, spécialisé jeunesse, a eu un coup de foudre pour cette histoire. S’en est suivie une recherche éprouvante de dessinateurs. Et puis j’ai rencontré Anaïs et tout s’est débloqué ! L’expérience douloureuse a mué en une expérience créative assez extraordinaire. Il s’est vraiment passé quelque chose de fort et de joyeux pendant les trois ans de création de cette BD. D’un point de vue intime, ça a été réparateur. Une vraie catharsis.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer votre processus de création à deux ?
VC. J’ai fait lire à Anaïs un déroulé de l’histoire, qui faisait une trentaine de pages. Ensuite, je lui ai envoyé une dizaine de pages de scénarios, découpés case par case. C’est une forme de premier découpage assez détaillé, mais très ouvert. Le but est de donner une intention, un rythme et les dialogues. Après, tout peut bouger dans la vision d’Anaïs. Elle me propose un storyboard et on en discute ensemble.
« On a vraiment eu la sensation d’être en symbiose sur cet album. »
Anais Bernabé
Anaïs Bernabé. Quand je reçois un scénario, je suis capable de tout casser au niveau de la mise en page d’une planche, pour le faire à ma sauce. Ce qui est génial avec Vero, c’est qu’elle a aussi une vision graphique de son album. On fonctionne par ping-pong créatifs. Quand je bloque sur quelque chose, elle va trouver une solution, me l’envoyer et ça va générer une nouvelle idée. Sur certaines planches, on va beaucoup échanger, et sur d’autres, ça va aller très vite. Ça dépend. On a vraiment eu la sensation, toutes les deux, d’être en symbiose, en co-création profonde sur cet album. Les scénarios de Véro sont des petits bijoux.
Anaïs, vous utilisez deux styles de dessin différents pour figurer d’un côté le monde réel, de l’autre le monde virtuel. Pouvez-vous nous les détailler ?
AB. Mon style change d’une BD à l’autre. Sur ce projet-là, j’ai fait un rêve quelques mois plus tôt, dans lequel je dessinais aux crayons de couleur. Et j’étais tellement heureuse ! Quand Vero m’a proposé son album avec deux parties, l’idée de faire deux styles différents s’est imposée très vite. J’ai fait des tests aux crayons de couleur. C’était si joyeux. Et sur l’autre partie, je suis restée sur quelque chose de classique, avec un trait et une couleur faits à l’ordinateur. Cela m’a permis de travailler une couleur qui pouvait s’adapter à la partie crayons, pour passer d’un monde à l’autre. Je ne travaille pas avec des couleurs réalistes, mais il fallait trouver une homogénéité. Je me suis vraiment amusée sur cet album !
Avec le polyamour, l’autre grand sujet de la BD est la réalité virtuelle, un monde à la fois effrayant et excitant. Comment avez-vous bâti cet univers ?
VC. Je me suis basée sur ce qu’on vit en ce moment avec les réseaux sociaux. On peut avoir des relations très fortes avec des gens qu’on ne voit jamais. Et c’est aussi puissant que ce qu’on vit IRL. Avec le progrès, la frontière deviendra de plus en plus mince entre les deux. Notre monde virtuel est très quotidien. Je me suis forcée à ajouter des choses extraordinaires, comme l’idée de pouvoir être des oiseaux. Mais au final, il s’agit de s’imaginer une autre vie. On aurait peut-être la maison qu’on ne pourra jamais se payer ici. Ça reste très humain. La réalité virtuelle permet aussi d’expliquer dans la BD comment il est possible de mener une double vie, tout en étant très présente avec l’autre. Ça facilite beaucoup le polyamour. Dans la gestion du temps et de l’espace, c’est beaucoup plus simple. Ça paraît plus réalisable comme ça.
AB. Ton scénario est ultra-optimiste. Il essaye de trouver des solutions. En creux, il montre aussi que ce n’est pas simple. Parce que tes personnages, surtout Harry, sont quand même assez exceptionnels ! Tout le monde n’est pas à ce degré d’ouverture et de bienveillance. Et même si on est ouvert, ça peut venir générer des jalousies, du stress, des confrontations… Et en même temps, il pourrait y avoir aussi cette utilisation du virtuel, qui est assez stigmatisé aujourd’hui. La VR a tendance à faire peur à tout le monde. Mais si on est bien aligné en soi, ça peut servir à quelque chose de sympa. J’aimais aussi cette possibilité.
On peut avoir des relations très fortes avec des gens qu’on ne voit jamais.
Véro Cazot
L’héroïne du récit, Marsu, est noire. Son époux, Harry, est d’origine asiatique et il aide sa BFF lesbienne à avoir un enfant. C’est important pour vous de proposer des récits inclusifs ?
VC. Bien sûr. Et c’est vraiment naturel. C’est à l’image du monde dans lequel on vit. Les BD ne reflétaient pas assez le monde extérieur. On avait toujours les mêmes stéréotypes, les mêmes physiques, les mêmes cultures… En réalité, dès qu’on sort dans la rue, quand on est dans nos familles, avec nos amis, on voit bien que ce n’est pas ça, la vie. C’est très important pour moi de représenter toutes les personnes que je peux connaître. Ça passe par le fait d’ajouter de la normalité à la réalité.
AB. Et puis, ce n’est pas dans un album comme “Le champ des possibles” qu’on doit rester dans un truc fermé sur soi-même. Ça n’aurait pas de sens. Je crois qu’on ne s’est même pas posé la question. Vero, tu l’as pensé comme une évidence. Ça l’était aussi pour moi.
Est-ce que vous aviez des références en tête au moment de créer cette BD ? Des livres, séries, films ou un univers esthétique ?
VC. On avait beaucoup de contre-exemples cauchemardesques, des dystopies autour de la réalité virtuelle. Pareil pour les triangles amoureux, ça finit toujours en drame ! On a voulu faire l’inverse, l’anti-Jules et Jim, l’anti-Madame Bovary aussi. Sinon, en BD, j’ai bien aimé Alt-Life. Et la série Sense8, où il y a des relations spirituelles, avec une forme de télépathie. Et pour une fois, la conclusion est positive. Tout est amour. Ça m’a beaucoup parlé.
« On est dans un schéma où on a l’impression qu’il faudrait ne jamais s’entendre avec son ex ou qu’on ne peut aimer deux personnes en même temps. »
Anaïs Bernabé
Diriez-vous que “Le champ des possibles” appartient au genre de l’utopie ?
VC. Malheureusement oui. On espère donner des idées. Faire des BD sur des choses qui n’existent qu’un petit peu ou qui ne sont pas très acceptables, ça donne l’impression que c’est possible. Il y a des utopies qui peuvent devenir vraies, juste parce qu’on les a pensées.
AB. Certains personnages ont des limites dans l’album. Mais quand il y a la possibilité de faire une crise, de jeter l’opprobre sur l’autre, de critiquer ou de juger, les trois quarts du temps, on n’a pas choisi cette option. On se parle, on essaie de se comprendre, de voir s’il existe une solution. L’idée est de montrer qu’on a le choix. On est dans un schéma où on a l’impression qu’il faudrait ne jamais s’entendre avec son ex ou qu’on ne peut pas aimer deux personnes en même temps. Mais il y a d’autres possibilités. Ce n’est pas utopique, mais ce n’est pas majoritaire du tout.
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