Après les sites français pionniers Meetic en 2001 et AdopteUnMec en 2007, l’appli états-unienne de rencontres gays géolocalisées Grindr en 2009 a inspiré la création de celle tout public majeur Tinder en 2012. Et c’est désormais une cascade d’applications de rencontres qui se multiplient en France comme Pure, Feels, Fruitz, Gleeden, Raya, qui s’ajoutent aux sites déjà existants comme OkCupid. On a vite fait de s’y perdre, entre celles destinées aux rencontres sans lendemain, celles extra-conjugales, ou encore celles entre célébrités. Et ne parlons même pas de « Droite au cœur » dédiée aux rencontres « patriotes » entre gens de droite.
Mais s’il en existe pour tous les goûts, toutes les orientations et identités de genre, cette démultiplication, associé à toutes les injonctions sociétales qui veulent qu’on se mette en couple à tout prix, peut créer un sentiment d’épuisement : la dating fatigue.
Pour tenter de comprendre comment on peut y échapper, mais aussi comment les applis tenter de nous en dispenser, Madmoizelle a posé quelques questions à Meg Gagnard Duru, Senior Marketing Manager France et Belgique de Bumble.
Interview de Meg Gagnard Duru, Senior Marketing Manager chez Bumble
À quoi ressemblait le paysage des sites et applications de rencontres avant le lancement de Bumble en 2014 ?
À l’époque, il s’agissait plutôt de sites français leaders, comme Meetic [NDLR : fondé en 2001] et AdopteUnMec [NDLR : fondé en 2007]. Puis sont arrivées les applications à proprement parler comme Grindr [NDLR : fondée aux États-Unis en 2009] puis Tinder [NDLR : fondée aux États-Unis en 2012]. La révolution des smartphones a permis le développement de ce genre d’applis mobile de dating où la géolocalisation tient un rôle important. C’est assez frappant de voir que ce marché est particulièrement occupé ici.
Si en France, AdopteUnMec promettait dès son lancement de donner le pouvoir aux femmes, ce n’était pas le cas des autres sites et applis, et c’est pour ça que Bumble se distinguait aux États-Unis puisqu’elle laissait aux femmes le choix de faire le premier pas ou non. Cela sert à créer un sentiment de sécurité sur l’appli, ce qui était au cœur des préoccupations de sa fondatrice, Whitney Wolfe Herd. Après avoir longtemps bossé chez Tinder où elle était la seule femme de l’équipe dirigeante, elle a quitté l’entreprise en accusant son ex, Justin Mateen (qui en est aussi l’un des co-fondateurs), de l’avoir harcelée. C’est notamment pour ça qu’elle voulait rendre le dating plus sûr et bienveillant pour les femmes d’abord et avant tout. Et quand le dating se passe bien pour les femmes, ça se passe bien pour tout le monde, toutes les identités de genre.
Ces dernières années, on assiste à une multiplication des applications de rencontres, toujours plus spécifiques. Comment l’expliquez-vous ?
Tout le monde ou presque veut trouver l’amour. Et on peut croire pouvoir gagner du temps en se tournant vers un service qui regroupe des gens autour d’un parti politique, d’une religion, etc. J’ai l’impression que chaque appli se crée avec le but d’attirer une certaine typologie de personnes afin que ces dernières s’y retrouvent tout en sachant qu’elles partagent les mêmes valeurs ou buts. C’est ce qui contribue à la vitalité de ce marché, particulièrement dense en France. Sans doute parce que c’est un pays où le romantisme occupe une grande place. Paris n’est pas perçue comme la capitale de l’amour pour rien. C’est peut-être pour ça qu’il y a tant d’applis de rencontre made in France, et tant d’applis internationales qui veulent s’implanter et réussir ici.
Cette multiplication des applis peut aussi paraître submergeante et créer un sentiment de débordement et de pression, ce qu’on appelle la dating fatigue. Comment une appli comme Bumble tente de lutter contre ?
Oui, on peut remarquer que plein de gens sont sur plusieurs applis à la fois, et peuvent trouver cela stressant et fatigant. C’est toute l’ironie de l’accumulation de choix : comme il y a toujours plus d’applis, on peut avoir peur de passer à côté de la bonne personne sur l’une d’entre elles, et s’épuiser à vouloir se démultiplier. On peut aussi se sentir obligé·e d’y être alors qu’on n’en aurait pas envie, ce qui est vraiment dommage.
Pour alléger cette pression, je pense que ça peut passer par encourager à la spontanéité. Sur Bumble, après un match, on doit envoyer un premier message dans les 24h, justement pour favoriser cette spontanéité, et s’empêcher de trop réfléchir, trop se prendre la tête. C’est un peu comme si on reproduisait le fait de croiser une personne qu’on trouve charmante dans un bar, par exemple.
Alléger cette pression passe aussi par les fonctionnalités. On peut mettre son profil sur « Snooze » : c’est comme si on disparaissait le temps qu’on décide, sans supprimer pour autant son compte. On peut se mettre en « Incognito » : on peut swiper les autres sans qu’iels ne nous voient (si on veut éviter de croiser de la famille ou des collègues par exemple), et seules les personnes qu’on aura likées pourront alors nous voir sans qu’elles ne sachent qu’on les a déjà likées (à moins qu’il y ait match, bien sûr, ensuite).
Il existe aussi des ressources bien-être sur l’application si l’on veut se renseigner sur ce que Bumble appelle le « burnout amoureux » par exemple. En quoi cette expression empruntée aux maladies professionnelles montrent bien une tendance du grand public a voir le dating comme un job sérieux pouvant donc être épuisant ?
On peut effectivement ressentir de la frustration faute de match ou de la déception après des rendez-vous insatisfaisant, ce qui peut provoquer un sentiment de détresse qu’on appelle le « burnout amoureux ». Cette détresse résulte aussi des pressions et injonctions de la part de la société à la mise en couple, ce qui peut être difficile à supporter et atteindre la santé mentale. C’est ce qu’on essaye d’éviter sur Bumble en mettant à disposition des gens pleins de ressources pour leur bien-être, mais aussi des liens vers des associations de luttes contre les violences sexistes et sexuelles. Et puis, on peut aussi chercher sur Bumble à se faire des connexions professionnelles et/ou amicales, car ce n’est pas conçu que pour des rencontres sexuelles et/ou amoureuses.
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Avec l’essor des applis de rencontres, se multiplient aussi des termes en anglais pour décrire avec humour des pratiques plus ou moins violentes comme le « ghosting », « cookie jarring », « breadcrumbing », et autre « orbiting ». Comment l’observez-vous ?
On doit beaucoup l’émergence de ces termes aux jeunes générations qui en font parfois des tendances sur TikTok, ce qui joue dans leur popularisation. Si la Gen Z [NDLR : née après 1995 et avant 2010] en parle parfois avec humour, peut-être qu’il y a du bon, car cela enlève de la pression et permet de décrire avec des mots nouveaux des situations qui étaient peut-être moins courantes avant. C’est une génération qui challenge beaucoup de normes, y compris dans le dating.
C’est un peu différent des millenials [ou génération Y : née de 1980 à 1995] qui sont perçues comme une génération qui bosse énormément, sujette au burnout : on a observé qu’elle avait plus tendance à verser dans la jobification du dating. C’est-à-dire considérer le dating presque comme un job, où il faudrait que la personne qu’on date coche toutes les cases, ce qui est facilité par beaucoup d’applis. On va vouloir scruter ses habitudes de vie, son CV, ses hobbies, etc. Mais prend-on encore le temps de se demander si on a ressenti quelque chose durant le date ?
Quant au vocabulaire du dating qui emprunte tant à l’anglais, je pense que c’est une bonne chose qu’on puisse nommer les choses dans le positif comme dans le négatif. Je ne sais pas si cela contribue à banaliser des micro-violences, mais je pense que ça aide à en prendre conscience, en tout cas. Si des choses vont mal, on doit pouvoir en comprendre les contours, pouvoir les nommer pour les conscientiser et pour les dénoncer, plutôt que les minimiser.
En quoi les applications de rencontres peuvent avoir un rôle à jouer dans l’éducation affective et sexuelle ?
Bumble est une entreprise avec des fortes valeurs de bienveillance, de sécurité, d’égalité et d’inclusivité, donc on est engagées et proactives sur ces sujets-là. On a, par exemple, participé à ce que le cyber-flashing [NDLR : l’envoi non-sollicité de photos dénudées à quelqu’un·e] soit punissable par la loi au Royaume-Uni, ce qui est le cas depuis mars 2022. C’est quelque chose qui est déjà interdit en France, mais on aide aussi à ce qu’une loi semblable passe pour l’ensemble de l’Union européenne. On a des équipes sur l’appli qui sont dédiées à traiter les signalements sur la question. On a aussi développé une fonctionnalité qui reconnait les photos dénudées au moment de leur envoi, afin de redemander à la personne expéditrice si elle est sûre d’elle, et de la présenter floutée par défaut à la personne récipiendaire qui doit alors double-cliquer en connaissance de cause afin de la rendre nette, comme une manière de consentir à la voir. Ce private detector est une technologie en open source qu’on rend donc disponible aux autres entreprises. C’est par toute une multitude de choses qu’on peut participer à l’éducation affective et sexuelle en tant qu’appli. Cet exemple du private detector contribue à sensibiliser le grand public au fait que qu’envoyer et recevoir des photos dénudées n’est pas un acte anodin, qu’il faut que tous les partis y consentent, autrement ça peut être répréhensible. Encore aujourd’hui, plein de gens ne savent pas qu’envoyer une dickpic non sollicitée est une violence, et même un délit dans certains pays comme la France.
Puisque les applis font de plus en plus partie de la vie affective des gens, ça devient aussi de leur responsabilité de participer à toute cette sensibilisation.
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