Le 18 mai 2021
Cela fait quasiment dix ans que Tinder est apparu sur nos écrans, bouleversant nos manières de se rencontrer. Le terme « swiper » est entré dans le langage courant, et les applications de rencontre se sont multipliées. Mais depuis quelque temps, de plus en plus d’internautes, particulièrement des femmes hétérosexuelles, pointent l’usure des rencontres contemporaines : trop de profils, d’incivilités, de rencontres insignifiantes, de montagnes russes émotionnelles…
Ce sentiment quant aux rencontres porte un nom : la dating fatigue, ou la lassitude des rencontres en VF.
La Dating Fatigue : la lassitude du couple, pas juste des applis
« Il y a des moments où tu te demandes à quoi ça sert, à quoi ça tient, un swipe à droite ou à gauche ? » explique Justine, fraîchement trentenaire. Depuis fin 2019, elle fréquente les applications pour des relations plus ou moins suivies. Cette lassitude, elle n’est pas seule à éprouver, tant les applications influencent nos relations, même si on ne les utilise pas — c’est ce que constate Judith Duportail, journaliste et autrice, qui y consacre son dernier livre (Dating Fatigue : amours et solitudes dans les années (20)20). Elle confie à Madmoizelle :
« Je pense qu’il y a un épuisement généralisé, qui n’est pas seulement lié au fait d’utiliser des applications de rencontre, mais à un état d’esprit cynique et quantitatif, qu’on est beaucoup à ne plus pouvoir supporter. »
Dating Fatigue va au-delà des applications de rencontre — d’ailleurs, Judith Duportail les quitte au début du livre. Car cela va plus loin. Ce n’est pas que les applis, cette fatigue, c’est le monde du dating, des relations, de l’hétérosexualité. C’est la violence de l’hétéropatriarcat, c’est la dichotomie entre le célibat et le couple, nourrie par la solitude, les peurs.
Notez que cette lassitude ne touche pas que les personnes hétérosexuelles, mais les applications de rencontre mainstream (Tinder, Bumble et consorts) ayant été faites par et pour les hétéros, les personnes LGBTI+ — les femmes lesbiennes par exemple — peuvent y vivre des violences spécifiques.
L’autrice pose aussi, dans Dating Fatigue, une question essentielle : alors que la majorité des femmes ont vécu des violences sexistes et sexuelles, comment dater en toute innocence ?
« À force d’entendre la multiplication des témoignages des femmes qui sont victimes, on se pose la question sur les hommes qu’on rencontre : est-ce qu’il insulte des femmes sur Tinder ? Est-ce qu’il tient un fichier Excel des femmes avec qui il a couché ? Est-ce qu’il est capable du pire ? »
Vous l’aurez compris, en 2021 ce n’est plus seulement le swipe le problème.
Quand la pression du couple nous pousse vers des applis bourrées d’incivilités
Nos expériences affectives et sexuelles sont liées au numérique et à ses impolitesses, voire violences : être ghostée, bloquée ou harcelée. Pour Justine, qui a déjà vécu du ghosting et d’autres violences numériques, ces incivilités sont des marqueurs de domination masculine. Et elles impactent, malgré elle, son utilisation des applications :
« Le ghosting, pour moi, c’est la même chose que de laisser quelqu’un au resto avec l’addition. Ça joue sur la fatigue, parce que je suis un peu plus méfiante, même si je m’y refuse. »
Surtout que Tinder, c’est la vraie vie : même les espaces virtuels n’échappent pas aux problématiques de sexisme et de discriminations. « Les applis promettent de rencontrer des gens, on ne devrait pas subir du mépris, de la condescendance voire du harcèlement ou des propos misogynes parce qu’on y est inscrites »
, insiste Justine.
Malgré toute cette violence, et malgré le sentiment de vacuité, on reste, dans le doute. Car si les applications de rencontre fonctionnent, c’est par leur promesse de nous offrir la version moderne des happy endings de contes de fées : le couple. Notre société est pensée pour la vie à deux, monogame et hétérosexuelle, des logements aux formalités administratives… Auxquelles s’ajoute la pression des proches.
« Je vivais assez mal mon célibat ; j’étais heureux dans la vie, mais ça restait une tache sombre au tableau » raconte Quentin, 30 ans. Pendant plusieurs années, il a jonglé entre différentes applis de rencontre, et se souvient pour Madmoizelle :
« Je m’y suis inscrit dans l’espoir de trouver quelqu’un. Plus le temps passait, plus j’étais prêt à combler mon manque d’affection, quelle que soit la forme de l’interaction. À la fin, je n’y croyais plus, je scrollais presque par habitude. »
« Les gens ont l’ambition de trouver la bonne personne, l’âme soeur : l’importance de faire couple est prépondérante » explique Aurore Malet-Karas, sexologue et docteure en neurosciences, qui voit dans son cabinet de nombreuses personnes atteintes de cette dating fatigue. Les femmes sont spécifiquement concernées, tant elles ont été éduquées à considérer le couple comme un accomplissement. La quête du couple se heurte à la réalité des violences subies, aux problématiques de charge mentale et émotionnelle, à faire respecter son consentement.
De plus, se détacher de cette quête du couple comme source d’accomplissement n’est pas aisé, rappelle Judith Duportail :
« Ça demande beaucoup de force de caractère et d’autonomie de détricoter ces paroles, même à l’intérieur de soi, et de se dire : non, je ne suis pas “prise ou libre” comme une place de parking, je suis une personne qui expérimente différentes formes affectives. Le couple n’est pas la seule façon d’avoir de l’amour, et des liens forts et solides dans son existence. »
Dans son livre, l’autrice et journaliste égrène ces réflexions : le polyamour est-il possible sans ressentir de la jalousie ? Qu’est-ce que ça veut dire, « voir des gens » ? Peut-on sortir de l’hétérosexualité en continuant à relationner avec des hommes cisgenres hétérosexuels ? Pourquoi notre statut social dépendrait-il du fait qu’on soit célibataire ou en couple ? Est-ce qu’une relation peut nous sauver de la solitude ?
Judith Duportail n’a pas toutes les réponses, mais a le mérite de revendiquer « un droit politique à l’émotion ».
La nécessité d’une révolution romantique
Pour Aurore Malet-Karas, « pendant très longtemps, on a été encouragés à avoir des expériences sexuelles, à aller voir ailleurs, à ne pas s’attacher ; du coup, les rapports à l’autre sont un peu brouillés. » Face à cette fatigue, que faire ? Pour certaines, cela passe par faire des pauses, changer d’appli, voire supprimer son compte. Pour d’autres, essayer de rencontrer « autrement ». Mais s’il fallait voir plus loin, et repenser tout notre modèle relationnel ? Judith Duportail éclaire :
« Il y a une nécessité de recréer de nouveaux repères qui ne soient pas de nouvelles injonctions, et une révolution de l’amour et de la sexualité. »
Son livre est une réponse à ces questionnements, pour tenter de rester dans la vie, dans l’amour.
« C’est une promesse que je me fais, à 35 ans, de ne plus jamais coucher par politesse. C’est difficile de faire entendre ses limites, son désir, quand on nous a élevée dans l’idée d’être gentille. De rester debout et digne, que les désirs des autres ne deviennent pas des ordres pour qu’on se fasse aimer. »
Et d’essayer de tendre vers des relations plus égalitaires, respectueuses, qui se réinventent.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Perso j'adhère au concept d'être "en couple avec soi-même", c'est à dire que je prends soin de moi avant tout et je laisse les relations amoureuses à leur juste place : quelque chose qui gravite autour de moi comme tout le reste (amis, famille, boulot etc). Je suis claire sur mes besoins, attentes et limites et ça je pense que c'est super important. Ça demande beaucoup d'introspection (et du coup j'ai aussi l'exigence d'être avec un partenaire qui a fait le même boulot de son côté). Du coup j'ai pas de mec mais je m'en fous je suis déjà casée (avec moi :cretin