Il y a des films qui ont tout pour séduire, mais échouent pourtant à provoquer le moindre frisson d’excitation chez le spectateur.
Malheureusement, en dépit de toutes ses qualités et de ses bonnes intentions, Madame Claude, le nouveau succès de Netflix, est de cet acabit…
Madame Claude, la maquerelle de la Ve République
Chez Madame Claude, il n’y a pas de clients. Que des « amis ». Des acteurs, des politiques, des hommes riches globalement, qui viennent quémander l’affection de femmes « bien mises » contre quelques milliers de francs.
Car Madame Claude n’est pas une proxénète comme les autres : elle est sans doute la plus connue de Paris, et la mieux réputée. Ses « filles » sont éduquées par ses soins, habillées à la dernière mode, dînent et flirtent chez Castel.. avant de satisfaire des hommes en costumes aux fantasmes variés.
Madame Claude est une femme dans un monde d’hommes, pensé par des hommes pour le plaisir des hommes. Autant dire que si elle a du succès, la maquerelle la plus chic de Paris est aussi dans le viseur d’escrocs à chapeaux et autres individus malintentionnés jalousant son business florissant ! Car il est mal vu d’être une femme pleine aux as, indépendante et influente dans un Paris gangrené par la magouille et la violence des hommes.
Ainsi, Madame Claude traverse les années en solitaire, protégeant son cœur et son argent, dévorée par une tristesse certaine, qui perce l’écran.
Ce portrait signé Sylvie Verheyde, réalisatrice de Confession d’un enfant du siècle et Sexdoll, évoque les réflexions intimes, les déceptions, les colères et les soucis de Fernande Grudet (le vrai nom de la proxénète), de 1968 aux années 2000.
Un portrait qui avait tout pour réussir, sur le papier… Oui mais voilà : du papier à l’écran, les déceptions ont le temps de naître.
Madame Claude, pas vraiment un exemple de female gaze
Ce n’est pas que Madame Claude est mauvais, bien au contraire ! La performance de Karole Rocher a déjà largement de quoi satisfaire les abonnés Netflix, les costumes sont superbes, et l’intrigue passionnante.
Cette nouvelle proposition va heureusement bien plus loin que la version superficielle et insupportablement sexiste de Just Jaeckin sortie en 1977, qui effleurait seulement les thématiques ici creusées avec passion par Sylvie Verheyde et ses scénaristes.
Mais si la promesse est là, le résultat est un poil décevant.
En effet, au tout début de ce film durant presque 2h, Madame Claude explique à sa nouvelle recrue qu’ici, on « baise les hommes de l’intérieur » — car elle en a, des griefs contre les hommes. Il faut dire qu’ils l’ont trompée, frappée, arnaquée, et qu’elle n’est pas la seule à avoir subi leur fureur.
Ainsi, au démarrage, Madame Claude a des airs de pamphlet féministe qu’on aurait aimé davantage jusqu’auboutiste.
Madame Claude : l’esthétique et l’excitation avant le propos
Malheureusement, et contrairement à nos consœurs de chez Slate, on ne trouve pas que ce film soit un bel exemple de female gaze… Au contrair : dès le départ, les héroïnes du film sont sexualisées.
Normal, vous nous direz, pour un film qui parle de prostitution ; oui mais voilà, il aurait été passionnant de détourner les poncifs du genre pour ne livrer que les introspections des filles qui travaillaient ardemment pour Madame Claude !
Dommage, donc, de voir une Garance Marillier sexualisée au possible, dont on filme les seins nus avec une appétence puissante, qui laisserait imaginer un homme derrière la caméra.
Dommage, la scène où Roschdy Zem se tape deux meufs dans des lumières rougeoyantes, réalisant ici un fantasme archi-masculin, et un cliché par la même.
Dommage, les scènes de danses lascives de Hafsia Herzi. Dommage, la scène de bondage de Mylène Jampanoi.
On ne dit pas que les scènes de sexe ou de nudité devraient être absentes d’un film, surtout quand celui-ci parle prostitution, mais simplement qu’elles ne devraient pas être à ce point sublimées ; la scène de bondage, par exemple, est ultra-léchée, laissant croire que l’esthétique des plans et l’excitation du spectateur sont ici plus importantes que le potentiel ressenti de la jeune femme à ce moment là. On aurait préféré savoir ce que pensait la prostituée, la voir douter, avoir peur, être écœurée peut-être…
On aurait préféré voir une réalité plus crue, qui aurait démontré que la prostitution n’est pas glamour, qu’elle est au contraire souvent violente.
Une fois qu’on a dit ça, il convient de rendre à César ce qui appartient à César : d’autres séquences du film précisent que le métier de ces jeunes femmes était dangereux et souvent cruel. L’une des prostituées est tabassée avant de disparaître, assassinée sans doute par son « ami », par exemple. Mais l’évocation de la cruauté du quotidien de ces femmes n’est ici que superficielle.
On précisera tout de même que Madame Claude est un film intéressant — qui lève le voile sur cette mystérieuse figure de la Ve République — dont l’esthétique soignée fait mordre à l’hameçon. Toutefois, il reste encore un peu de boulot, d’après nous, pour qu’il se défasse totalement d’un male gaze apparemment intériorisé, même par les réalisatrices.
Mais on est sur la bonne voie !
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Les Commentaires
Le male gaze a été théorisé par la féministe Laura Mulvey dans les années 70. Le male gaze (regard masculin) n'est pas l'idée que les hommes ne peuvent pas écrire de bons personnages féminins. Le male gaze c'est le fait que dans énormément de films (surtout à son époque, mais ça se retrouve encore), le spectateur est mis dans le rôle d'un regard masculin sur les personnages féminins, même quand elles sont les héroïnes. Cela se passe par l'hypersexualisation du corps féminin et l'absence totale de sexualisation du corps masculin (car le spectateur est toujours envisagé comme un homme hétéro qui serait mis mal à l'aise par la sexualisation d'un homme hétéro).
Des exemples précis de male gaze seraient : les corps des femmes filmés par morceaux par la caméra (que les seins ou que les fesses ou que les pieds, sans le visage, ce qui est déshumanisant), les personnages féminins mis dans des tenues ultra sexuelles/nues juste pour faire plaisir au spectateur, un plaisir à mettre en scène et à sexualiser la torture des femmes (surtout dans les films d'horreur)...
Bref, l'idée est qu'on prend (ou qu'on est censés prendre) un plaisir voyeuriste voire sadique à regarder les femmes à l'écran comme objet - y compris des héroïnes très bien écrites.