Peu de gens ont le réflexe de regarder l’étiquette de composition d’un vêtement avant de l’acheter, encore moins de vérifier les éventuels labels de certification de qualité et de conditions de production des matières en question. Mais ce réflexe se démocratise. Du coup, l’utilisation de coton bio s’affiche de plus en plus comme un argument éthique et écolo pour les marques, et donc de vente dans la mode.
Or, la réalité s’avère beaucoup plus complexe que ces trois petites lettres apposées à cette matière historiquement si violente à produire et aujourd’hui fortement greenwashée…
Une édifiante enquête du New York Times le développe en partant de la graine dans les champs — illustrant beaucoup de choses déjà évoquées dans l’épisode Cotons du podcast Matières Premières.
Écouter le podcast Matières Premières
On vend plus de coton bio qu’on en produit
Dans le podcast, je vous disais déjà qu’un grand écart existe entre les champs de culture de coton bio connus et la quantité astronomique de cette matière prétendument « certifiée » qui se retrouverait sur le marché du vêtement. Pour le dire autrement, les marques vendent beaucoup plus de coton déclaré bio qu’il n’en est réellement cultivé.
Le New York Times confirme à son tour cet écart illustrant bien qu’il y a mensonge sur la marchandise. Pour s’en rendre compte, le grand quotidien étatsunien s’est rendu en Inde, premier producteur mondial de coton biologique — il représente à lui seul la moitié de cette matière bio vendue dans le monde.
Et la culture bio de ce qu’on surnomme « l’or blanc » continue de croître à une vitesse exponentielle : selon Textile Exchange, l’un des principaux promoteurs du bio, la production de coton biologique dans ce seul pays a augmenté de 48 % en 2021, malgré la pandémie.
Alors forcément, avec une telle croissance, les capacités de bien tout contrôler et certifier peuvent rapidement s’effilocher.
L’Inde, premier producteur mondial de coton pas si bio
Au cœur du problème se trouve un système de certification opaque en proie à toujours plus de tentations et d’opportunités de fraudes, explique le New York Times :
« Les consommateurs sont assurés d’avoir une matière “biologique” par les marques, qui s’appuient sur des labels officiels d’approbation d’organismes externes. Ceux-ci s’appuient à leur tour sur des rapports d’agences d’inspection locales opaques qui fondent leurs conclusions sur une seule inspection annuelle planifiée (dans le cas des installations) ou sur quelques visites aléatoires (pour les exploitations). »
Face à ces nombreux intermédiaires parfois opaques et qui multiplient les possibilités de fraudes et de corruption, la crédibilité des agences d’inspection s’est ternie.
Si bien que l’Union européenne vient de voter en novembre 2021 pour refuser les importations biologiques indiennes certifiées par les principales sociétés responsables du coton bio : Control Union, EcoCert, et OneCert. En janvier 2022, l’agence internationale qui fournit l’accréditation aux agences d’inspection biologique, IOAS, a retiré à OneCert la capacité d’inspecter et de certifier les transformateurs de coton pour ces labels.
La moitié (voire plus) du coton « bio » indien ne serait pas bio
D’après Crispin Argento, fondateur et directeur général de la Sourcery, une petite société de conseil qui aide les marques à s’approvisionner en coton biologique, entre la moitié et les 4/5e de ce qui est vendu comme du coton bio cultivé en Inde ne le serait pas.
Cela fait près d’une décennie que des acteurs textile locaux et internationaux s’en inquiètent, tout en redoutant qu’un scandale n’explose et ne conduise à un effondrement de cette industrie si importante pour le pays…
La réalité de l’agriculture biologique, c’est que ça exige évidemment plus de temps, de main-d’oeuvre, et d’argent de cultiver du coton bio que du conventionnel. Et les quantités produites sont bien moindres : 28% moins abondantes. Les fibres s’avèrent également plus courtes, offrant un résultat pouvant sembler de moins bonne qualité.
Les agriculteurs bio indiens, premiers lésés dans cette vaste arnaque
Pour illustrer combien le coton bio rapporte moins que le conventionnel aux agriculteurs qui le cultivent, le New York Times prend l’exemple d’agriculteurs de l’État central du Madhya Pradesh, en Inde, où l’or blanc se cultive beaucoup.
Ces derniers gagnent en moyenne 17 079 roupies (environ 200 euros) sur une récolte, soit près de 21% de moins que les producteurs de coton conventionnel, selon un rapport de 2017 d’Organic Cotton Accelerator, une organisation fondée en 2016 pour encourager la culture de l’or blanc bio.
À cela s’ajoute le fait que convertir ses sols à l’agriculture biologique prend déjà beaucoup de temps et d’argent, donc ceux qui tentent de faire les choses bien y perdent largement aux changes. Voire doivent souvent fermer, quand ils ne se suicident pas sous les pressions financières, comme on l’explique dans Matières Premières.
Le plus injuste, c’est que des primes émanant d’organismes promouvant l’agriculture biologique sont censées être versées aux cultiveurs pour leur donner envie de s’y convertir, mais ces derniers ne la touchent presque jamais — à cause d’intermédiaires qui se servent dedans.
Une responsabilité internationale
Pendant ce temps, les marques négocient toujours plus auprès de leurs fournisseurs afin payer du coton bio au même tarif que le conventionnel. Cela renforce la pression, et donc les envies de frauder à coups de pesticides et d’engrais pas du tout biologiques pour répondre à une demande abusive.
Selon les rapports annuels sur l’état de l’industrie de Textile Exchange (une organisation américaine fondée en 2002 pour promouvoir la durabilité), la production de coton « bio » indien a doublé ces quatre dernières années : de 60 000 tonnes en 2021 à 124 000 en 2021.
Alors forcément, quand la demande explose mais que l’offre ne peut suivre, et que les organismes de certifications manquent de rigueur, vous obtenez la recette parfaite pour une tricherie à l’échelle industrielle, vaste secret de polichinelle.
La triche se situe donc du côté des intermédiaires, entre les organisations occidentales de certifications et leurs bureaux de contrôle locaux. Le label de référence, c’est Global Organic Textile Standard (GOTS).
GOTS a été fondé en 2006 en Allemagne et prétend contrôler dès l’étape de l’égreneuse (quand la fibre de coton est séparée de la graine). Sauf que l’entreprise sous-traite le contrôle auprès de bureaux locaux d’entreprises internationales d’inspection comme OneCert, EcoCert, ou encore Control Union… Et ces entreprises sont payées par les égreneurs, filateurs et agriculteurs qu’elles sont censées contrôler.
Vous avez dit conflit d’intérêt ?
L’effet boule de neige de la falsification du coton bio
C’est en effet à ce niveau-là qu’il est facile de bâcler les tests censés détecter la présence d’OGM et compagnie, et de quand même estampiller « biologique » du coton conventionnel. Surtout qu’il s’agit alors d’un bout de papier, littéralement, que les grands patrons de petits agriculteurs peuvent ensuite falsifier pour augmenter le volume censé avoir été inspecté et validé afin d’y ajouter encore plus de coton conventionnel et le faire passer pour bio.
Censés aussi surveiller les étapes de traitement, de filage, de tissage, et de teinture de coton pour le certifier, ces bureaux de contrôle n’interviennent qu’une fois par an. Ce qui laisse encore beaucoup de marge de manoeuvre pour gonfler les chiffres à chaque étape, faute de base de données centralisée qui permettrait de se rendre compte aisément de telles falsifications.
Et ça crée un effet boule de neige : les bureaux de contrôle inspectent une petite quantité, et chaque intermédiaire peut grossir le chiffre sur le papier en y ajoutant du coton conventionnel à chaque étape.
La Chine, la Turquie et d’autres pays également dans la sauce du coton bio
En bout de course, les marques testent rarement la présence d’éventuelles substances indésirables en bio sur leurs produits finis.
Comme si tout cela ne suffisait pas, s’ajoute le fruit du travail forcé ouïghour dans la province productrice de coton du Xinjiang. Certaines marques et certains gouvernements veulent désormais le boycotter. Mécaniquement, puisque cela fait un sacré trou dans l’offre, la demande sur les autres régions de Chine et pays producteurs s’avère encore plus forte, la pression grandit, et donc les tentations de fraudes aussi.
Et les tricheries autour de l’or blanc ne se limitent évidemment pas à l’Inde. La Chine et la Turquie connaissent également des problèmes de certifications du coton biologique déjà recensés, par exemple.
Que faire face aux mythos autour du coton bio ?
Quelles pourraient donc être les solutions ? À l’échelle de l’industrie, les marques pourraient elles-mêmes investir directement auprès d’agriculteurs biologiques, afin d’avoir un meilleur contrôle. À l’échelle individuelle, plutôt que de chercher le label éthique parfait, on peut commencer par acheter moins. Avez-vous vraiment besoin d’un nouveau jean ou énième t-shirt ? Et faut-il que ces pièces soient de première main ?
Rappelons d’ailleurs qu’un vêtement en coton conventionnel de seconde main, qui aurait déjà été beaucoup lavé, aura déjà éliminé beaucoup des éventuelles substances indésirables utilisés pendant l’agriculture, le filage, le tissage, et la teinture de cette matière première tant controversée.
Celle-ci peut d’ailleurs être recyclée géographiquement près de nous pour donner naissance à des vêtements. Du coton recyclé localement peut en effet faciliter les étapes de contrôles qualité et d’innocuité.
Enfin, des marques innovent pour donner un aspect coton à d’autres matières telles que le lin, le chanvre, ou encore le lyocell. Les marques hexagonales 1083 et Atelier Tuffery ont même récemment sorti des jeans en mélange de laine française et coton bio ou recyclé.
Pour conclure, même si l’on arrête pas le progrès, le meilleur geste mode éthique à faire reste quand même de porter et user jusqu’à la corde (puis les raccommoder) les fringues en coton qu’on possède déjà.
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Crédit photo de Une : pexels-artem-podrez-6787007
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Les Commentaires
Est-ce que vous savez si pour le coton qui vient d'Ouzbékistan la situation est similaire à l'Inde ? Et concernant les labels commerce équitable, y a t'il eu des enquêtes ? Je me méfie en général des articles qui critiquent le bio, l'équitable, car souvent ça sert à discréditer des filières qui sont quand même mieux que le "conventionnel" même si pas parfait, mais là que les paysans qui passent en bio soient ainsi défavorisé alors que ça devrait leur apporter un revenu meilleur (ou au moins équivalent avec les économie sur les intrants) ça me scandalise!