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« Je n’ai pas de mot pour décrire ce que j’ai vécu » : une rescapée des camps d’internement en Chine témoigne

Sayragul Sauytbay a survécu aux camps d’internement chinois, à la torture, aux mauvais traitements. Aujourd’hui elle témoigne au nom des milliers d’Ouïghours et de Kazakhs persécutés en Chine. Madmoizelle l’a rencontrée.

Il est difficile d’imaginer tout ce qu’a vécu Sayragul Sauytbay quand on la rencontre lors de son passage en France pour parler de son histoire de son livre Condamnée à l’exil – Témoignage d’une rescapée de l’enfer des camps chinois, paru chez Hugo et Cie. Car à 44 ans, cette femme kazakh a connu l’horreur.

Enfermée pendant plusieurs mois dans un camp de rééducation chinois entre 2017 et 2018, elle a été forcée d’être enseignante auprès d’autres détenus. Elle a participé alors malgré elle à l’endoctrinement des minorités musulmanes ouïghoures et kazakhs mis en œuvre par le gouvernement chinois.

Sayragul Sauytbay a réussi à fuir et à rejoindre le Kazakhstan où se trouvaient déjà son mari et leurs enfants et où elle a été jugée pour avoir passé illégalement la frontière. Menacée d’être reconduite en Chine, elle a alors fui avec sa famille vers l’Europe en 2019.

Le livre qu’elle a écrit avec la journaliste allemande Alexandra Cavelius raconte son histoire et constitue un témoignage indispensable pour comprendre ce que subissent à l’heure actuelle et depuis des années les musulmans du Xinjiang.

Quand je rencontre Sayragul Sauytbay se trouve à ses côtés un traducteur, auquel je demande son nom pour pouvoir le mentionner — et remercier — dans l’article. Il décline : sa sécurité est en jeu, ses proches encore en Chine lui ont récemment conseillé de faire profil bas.

Ces quelques mots sont une piqûre de rappel des menaces qui pèsent sur toute personne dénonçant les atrocités que subissent les Ouïghours et Kazakhs musulmans dans les camps d’internement dans l’ouest de la Chine.

Sayragul Sauytbay raconte la culture kazakh

L’histoire de Sayragul Sauytbay et de sa famille, c’est celle de son peuple.

Dans les premiers chapitres,  elle a pris le temps de raconter la vie d’avant la répression : une existence semi-nomade avec sa famille dans les plaines du Turkestan oriental, l’ancien nom de la province du Xinjiang. Raconter l’avant, c’est une nécessité aujourd’hui, pour transmettre ce qu’est la culture kazakh, continuer à la faire vivre à travers les mots, comme elle l’explique à Madmoizelle :

« Si j’ai parlé de ma vie au début du livre, c’est pour dire que le Parti communiste chinois nous a colonisés, a détruit notre culture petit à petit, a détruit notre identité. C’est aussi pour partager ce qu’on vivait, ce qu’on ressentait avant les camps de concentration. »

Car raconter son enfance, son adolescence, comment elle est devenue médecin, c’est raconter comment l’étau s’est resserré inexorablement sur les minorités musulmanes.

La répression d’une communauté, les attaques ciblées contre une minorité, cela prend du temps. Cela n’arrive jamais du jour au lendemain. C’est ce que l’on comprend en lisant les mots de Sayragul Sauytbay. Elle décrit dans son témoignage comment s’organise progressivement les atteintes aux libertés, comment petit à petit, elle et son peuple ont été considérés « comme des sous-humains ». 

Voici par exemple comment elle raconte, dans son livre, comment le processus de « sinisation » se met en route au début des années 2010 :

« Le gouvernement organise la colonisation massive du Turkestan oriental, qui perd un peu plus chaque jour de son histoire, de son visage et de son identité. Les entreprises chinoises du bâtiment envahissent le moindre village kazakh pour y ériger, en un temps record, des centaines de logements – des bâtiments froids et impersonnels – à destination des nouveaux arrivants. »

Puis ce sont les allées et venues des populations qui sont scrutées, de même que leurs moyens de communication — le téléphone, Internet, tout est surveillé. Des voisins sont emmenés par la police sans que l’on sache pour quel motif, ni quand ils vont revenir. La nourriture est rationnée.

Certaines anecdotes glacent le sang tant elles illustrent la violence vécue par ces peuples, en toute hypocrisie. À l’automne 2017, par exemple, un programme est mis en œuvre pour maintenir la pression sur les musulmans, mais se présente comme un moyen de faire se rencontrer les populations : les musulmans doivent se rendre chez des familles chinoises et partager des moments avec eux. Sayragul Sauytbay raconte :

« Il faut que nous allions partager un repas, peu importe chez qui. Qu’importe si les Chinois servent du porc à leurs convives musulmans. Celui qui reçoit est prié de photographier chaque moment et d’envoyer ces clichés à qui de droit.

“Ah ! Parfait, ils ont partagé un repas ensemble !” Et voici une case cochée dans la liste du fonctionnaire en charge des vérifications. »

Les persécutions s’accélèrent pour les musulmans, méprisés et ostracisés par la population chinoise, forcés de renoncer à leur culture, internés dans des camps (présentés par le gouvernement chinois comme des « camps de formation »), violentés, victimes d’expérimentations médicales et de stérilisations forcées, torturés.

Plus d’un million de personnes seraient concernées selon des experts des Nations Unies. Si les médias occidentaux parlent plus volontiers des Ouïghours, plusieurs ethnies du Turkestan oriental sont visées par ces répressions : les Kirghizs, les Tadjiks, les Huis, les Tatars, les Mongols…

Le régime chinois affirme vouloir lutter contre le terrorisme islamiste. Mais le travail des ONG et de nombreux journalistes montre plutôt un « génocide culturel » en cours et orchestré par Pékin.

Certaines scènes décrites dans le livre, celles où la vie du camp est décrite, sont insoutenables. Sayragul Sauytbay relate le jour où, après avoir tenu dans ses bras quelques secondes une femme qui la suppliait de l’aider, elle a vu cette dernière emmenée par des soldats et torturée. Ou celui où elle a assisté à un viol sous ses yeux.

« Je n’ai pas de mot pour décrire ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu, et à mon avis, ce genre d’angoisse, de traumatisme, va me suivre jusqu’à la fin de ma vie. Tout ce que je souhaite, c’est que le peuple du Turkestan oriental soit libéré. Que ces gens puissent vivre comme des êtres humains. »

Que faire pour aider les populations opprimées en Chine ?

À lire le livre de Sayragul Sauytbay, une question surgit. Une question qui ne nous quitte plus. Que faire ? D’ici, en France, comment aider ?

Avec cette question surgit aussi un profond sentiment d’impuissance. En France, il est possible d’apporter son soutien à des organisations de défense des droits humains, comme Amnesty International France

, ainsi que l’Association des Ouïghours de France, ou encore l’Institut Ouïghour d’Europe. Mais que faire pour que l’horreur s’arrête ?

Cela fait plusieurs années que l’on sait les atrocités commises dans le Xinjiang. Et cela fait plusieurs années que le silence perdure. « Sans la pression communauté internationale, les Chinois ne reconnaîtront jamais le génocide », nous assure Sayragul Sauytbay.

Dans les médias, les mots « camps de rééducation », « nettoyage ethnique », « tortures » ont été prononcés. Et pourtant, rien ne semble pouvoir enrayer la machine de mort chinoise. Sayragul Sauytbay ne se résigne pas, mais sans soutien, la lutte est difficile :

« Je mène mon combat à la fois avec le livre, avec les médias, avec d’autres activistes. J’aimerais que ceux qui lisent mon livre nous encouragent pour ne pas qu’on baisse les bras. Rien que partager ce qui se passe avec sa famille, avec ses proches, partager ce que nous vivons, c’est déjà énorme et ça nous soulage beaucoup. »

La crise sanitaire mondiale a-t-elle joué un rôle en entretenant l’indifférence générale envers les minorités kazakhs et ouïghoures ? Pour la courageuse Kazakh, c’est clairement le cas.

« Le virus est partout. Les gens se préoccupent d’abord de leur santé. Ça permet au gouvernement de continuer son génocide tranquillement. »

Sans oublier que le covid-19 devient une cause de décès bien pratique pour les autorités chinoises : « Ça permet de dire que les gens meurent du covid et non par des exactions. »

Ces dernières années, des marques de vêtements ont été accusées de se fournir en matière première auprès de la Chine. Le coton qu’elles utilisent proviendrait des camps d’internement et serait donc le produit du travail forcé de milliers de personnes qui y sont aujourd’hui enfermées. Uniqlo, Nike, H&M ou encore Zara sont concernées et elles sont loin d’être les seules enseignes.

Boycotter ces marques pourrait-il avoir un impact ? « Pour créer autant de camps, il faut de l’argent », rétorque Sayragul Sauytbay.

« Les détenus sont utilisés comme des esclaves pour produire, pour rattraper ce qu’ils ont dépensé. Le fait de boycotter peut permettre de couper leur économie. »

Retrouver une vie normale après les camps en Chine

Désormais installée en Suède avec sa famille, Sayragul Sauytbay a retrouvé une vie normale avec son mari et ses enfants. Ils sont encore jeunes, « mais tellement matures », nous assure-t-elle, en ajoutant pudiquement : « ils font des analyses très justes, qui dépassent leur âge. » Comme une façon d’expliquer qu’ils ont vécu des choses qui les ont fait grandir trop vite.

« Par contre, pour mes proches, mes cousins qui sont là-bas, je n’ai pas de nouvelles, ça m’angoisse. » En évoquant cette partie de sa famille qu’elle sait toujours en danger, Sayragul Sauytbay a la voix tremblante. Ses yeux se brouillent.

« Par l’intermédiaire de gens qui vivent au Kazakhstan, je peux avoir des nouvelles, mais j’entends des choses très variées : que ma soeur et ma mère ont été interrogées et enfermées plusieurs mois, qu’elles sont surveillées H24 avec des caméras installées dans leur appartement, que leur téléphone est surveillé pour ne pas qu’elles communiquent… »

L’indifférence n’a que trop duré et le temps presse :

« Un jour de silence coûte plusieurs vies. Je ne comprends pas pourquoi on ne réagit pas tous ensemble, tous les êtres humains ensemble, pour défendre la vie de ceux qui sont là-bas. »

Dans son livre, on peut lire aussi sa colère face à l’indifférence et au déni : « Les Chinois savent pertinemment qu’on leur ment. Mais qu’en est-il des Occidentaux ? Sont-ils dupes ou se contentent-ils de jouer le jeu, de fermer les yeux ou de détourner le regard ? »

Sayragul Sauytbay ne perd pas espoir.

« Je reste optimiste et je regarde aussi du côté de ceux qui agissent, car c’est là qu’on peut récolter de l’énergie jusqu’à la libération du peuple du Turkestan oriental. J’aimerais que la France, un pays de démocratie, reconnaisse officiellement le génocide et qu’il rejoigne d’autres pays qui l’ont reconnu, c’est pour ça que je viens en France. »

Si la France a condamné en septembre 2020 les agissements du gouvernement chinois contre les minorités musulmanes du Xinjiang, pourra-t-elle à l’avenir aller plus loin, frapper au portefeuille comme l’exhorte l’auteur et député européen Raphaël Glucksmann, en envisageant par exemple avec d’autres puissances de sanctionner économiquement la Chine ?

Une volonté politique, qui pour l’instant, manque cruellement à l’appel…

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Condamnée à l’exil de Sayragul Sauytbay et Alexandra Cavelius est disponible à la Fnac et en librairies

À lire aussi : En tant que gitane, je cherche ma place dans la lutte antiraciste

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Les Commentaires

2
Avatar de o0kami
18 mai 2021 à 20h05
o0kami
Vous ne répondez pas à la question que vous posez "Que faire"? Il faut relayer l'information, et il faut arrêter d'acheter des habits/accessoires/chaussures de l'une des 83 marques qui contribuent à ce massacre.
Sandro, Maje, Zara, Bershka, Uniqlo, Skechers, etc.
5
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