Quand on est une femme en Arabie saoudite, réaliser des films ou devenir candidate à des élections municipales s’apparente au militantisme.
Le 12 août dernier, The Perfect Candidate a fait irruption dans les salles françaises après avoir raté sa sortie initiale, prévue en plein confinement.
Derrière la caméra : Haifaa al-Mansour, la première femme à avoir réalisé des films en Arabie saoudite.
Haifaa al-Mansour, une cinéaste pionnière
Elle avait rencontré un franc succès avec Wadjda, son premier long-métrage sorti en 2013 qui lui a non seulement valu une reconnaissance internationale, mais qui a aussi fait figure de premier film produit officiellement par l’Arabie saoudite, pays dans lequel le cinéma était illégal jusqu’en 2017, et dont la première salle a ouvert en avril 2018.
Elle s’était ensuite envolée à Hollywood afin de réaliser deux productions de nouveau centrées sur des personnages féminins forts : le biopic Mary Shelley et Une femme de tête pour Netflix.
Cette année, la réalisatrice saoudienne présente The Perfect Candidate, son nouveau film d’émancipation féminine pour lequel elle est revenue filmer dans son pays natal. Elle y relate l’histoire de Maryam (Mila Alzahrani), une jeune docteure d’un petit village en Arabie saoudite qui prétend à un poste de chirurgienne dans un grand hôpital. ‘Mais au moment de s’y rendre, elle se voit refuser l’accès à l’avion car il lui manque une autorisation de son père pour voyager. Révoltée, Maryam devient donc candidate aux élections municipales de sa ville et entame le parcours du combattant d’une femme faisant campagne en Arabie saoudite.
Haifaa al-Mansour : « Le corps des femmes ne devrait pas servir un agenda politique ou religieux »
À l’occasion de la sortie de The Perfect Candidate
, j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer cette pionnière du cinéma saoudien engagée dans la lutte des droits des femmes.
Alors que je lui explique que madmoiZelle se revendique féministe, elle me lance un pétillant :
I love feminists !
Les prémisses d’un entretien aussi militant qu’enthousiaste avec une femme inspirante.
Alix : Comment avez-vous appréhendé le fait d’être la première réalisatrice saoudienne ? Ce statut a-t-il changé depuis Wadjda (2013) ?
Haifaa al-Mansour : Je suis toujours la première, mais je ne suis plus la seule ! Il y a d’autres réalisatrices.
Je suis très fière mais je n’ai pas vraiment fait exprès. Quand j’ai été diplômée et que j’ai commencé à travailler en entreprise, je me sentais invisible [Haifaa était enseignante d’arabe et anglais dans une compagnie pétrolière avant d’être réalisatrice, ndlr]. Donc j’ai commencé à réaliser des courts-métrages avec mon frère qui tenait la caméra et ma sœur la lumière… Personne ne devrait voir ces courts-métrages, ils sont très nuls !
Je n’avais aucune expérience mais on en a quand même envoyé un au festival d’Abou Dabi, et ils ont accepté le film. Ils m’ont envoyé un billet, m’on trouvé un logement, et tout à coup je me sentais si importante !
J’y suis allée, fière et heureuse, et ils m’ont dit : « Vous êtes la première femme à faire un film en Arabie saoudite » et j’ai répondu : « Ah ok, je ne savais pas mais d’accord ! ».
Pour moi, c’est important d’avoir cette passion, de vouloir faire quelque chose ou être quelqu’un. Je ne pensais jamais réussir, il n’y avait pas de films en Arabie saoudite, pas d’industrie cinématographique. Je pensais que j’allais faire des films, des courts-métrages et des documentaires sur mon temps libre, en tant que hobby.
Si les femmes ont un rêve véritablement authentique, qu’elles n’ont pas hérité d’une quelconque pression sociale, elles ont ce feu en elles de vouloir être heureuses et de faire quelque chose. Il existe un chemin vers le succès si on croit vraiment en soi.
The Perfect Candidate est un film à la fois très réaliste et très optimiste sur la situation de la femme en Arabie saoudite. Au regard de l’actualité, pensez-vous qu’il est encore possible d’aborder le féminisme avec optimisme ?
Absolument, je pense qu’on devrait toujours être optimistes. On ne peut rien faire si on est tristes ou en colère, on a toujours besoin d’être plein de vie et prêt à tout. Prêt à se battre !
Je pense qu’on vit à l’âge d’or du féminisme. Il existe un effort conscient, au moins dans l’industrie du divertissement, qui tend à transformer les espaces pour les femmes afin qu’elles puissent travailler sans y être harcelées, à leur donner plus d’opportunités pour travailler et s’épanouir. Nous n’y sommes pas encore, mais il y a une faille dans le système.
Pendant longtemps, les réalisatrices pouvaient faire un bon premier film, le présenter en festivals, et le faire marcher au box-office, mais ensuite elles ne parvenaient pas à réaliser un autre film pendant dix ans.
En revanche, un homme qui réalise un film réussi va tout de suite faire un plus gros long-métrage, et son troisième sera peut-être un film de studio avec des grosses stars, mais ce n’est pas pas la même trajectoire pour les femmes. Ou du moins ça ne l’était pas. Aujourd’hui les femmes ont davantage d’opportunités et on tente de les promouvoir consciemment.
Mais c’est à nous aussi d’avoir la volonté de travailler ensemble et de cultiver la sororité et la solidarité.
Savoir s’affirmer, c’est très important. Sur un plateau, les femmes ne peuvent pas compter sur le bénéfice du doute. Elles doivent travailler dur et montrer qui elles sont et ce qu’elles valent pour que les autres aient confiance en elles. Les hommes font le chemin inverse. Ce sont les patrons ! Pas vrai ? Et ça peut être exaspérant pour beaucoup de femmes, mais je pense que c’est très important de savoir comment tout ça s’articule, de travailler très dur, et puis enfin de diriger avec bienveillance.
S’assumer et montrer du respect pour les gens, ça encourage forcément les gens à te respecter en retour, et il feront tout leur possible pour te satisfaire, quoique tu leur demandes.
Je pense que tout ça est injuste pour notre génération, mais j’espère qu’avec la prochaine, les femmes pourront commencer là où commencent les hommes. Comme des patronnes à qui il est possible d’accorder le bénéfice du doute.
Maryam se présente aux élections municipales simplement dans le but d’améliorer son quotidien et celui de ses patients. Mais elle finit par prendre part au débat politique de son combat en tant que femme candidate. J’ai eu l’impression d’assister à la découverte de son féminisme. Et vous, comment avez-vous découvert que vous étiez féministe ?
Je suis féministe depuis toujours ! J’ai grandi en Arabie saoudite, où la mentalité était très conservatrice. Ma famille n’avait pas beaucoup d’argent, on était une famille normale, mais mes parents étaient très bienveillants, encourageants, et ils nous ont toujours dit que les garçons et les filles, c’était la même chose.
Mais quand je suis arrivée à l’école, on m’a dit que les hommes allaient devant, et que ma place n’était qu’à l’arrière-plan, que j’étais là simplement pour subvenir à leurs besoins. Et moi je disais : « Non, ce n’est pas ce qu’on me dit chez moi ! On est pareils, on peut avoir accès aux mêmes métiers. » Ils m’ont dit que non. Donc depuis que je suis enfant, j’ai été confrontée à mon identité en tant que femme, et je devais toujours défendre mes compétences, à l’école ou ailleurs.
Et je n’étais pas populaire. Je venais de cette famille un peu folle et tout le monde autour de moi était très conservateur. Donc je n’avais pas beaucoup d’amis parce que je ne partageais pas leurs valeurs. Je ne sais pas si à l’époque je me définissais déjà comme féministe, mais j’avais une perspective différente sur ce que pouvaient faire les femmes. Ma mère est une femme très forte, mes sœurs sont des femmes fortes aussi, et je ne comprenais pas pourquoi on voulait absolument nous limiter.
Les parents de Maryam sont musiciens, donc ils ont des valeurs plus libérales. Ils sont traditionnels, ils vont prier et tout, mais ils sont très engagés dans les arts. Les artistes en Arabie saoudite, surtout ceux qui ne sont pas devenus des stars, ne sont pas respectés. Parfois ils vont au supermarché et on refuse de les servir, parce que ce sont des pécheurs.
La mère de Maryam, comme la mienne, avait l’habitude de chanter.
Mais [Maryam, ndlr], qui voulait s’intégrer, être respectée, ne voulait pas chanter. Alors elle est devenue médecin. Mais au fur et à mesure que son personnage évolue et qu’elle avance dans son parcours, elle comprend ce que signifie la lutte de ses parents. […] la véritable récompense, c’est la connaissance qu’elle acquiert sur elle-même et le monde qui l’entoure.
Au début, Maryam a l’impression de ne pas pouvoir être prise au sérieux à cause de la carrière artistique de ses parents. Est-ce que vous, en tant qu’artiste, ne vous sentez pas prise au sérieux ?
Bien sûr que non je ne suis pas prise au sérieux ! Comme je l’ai dit, ce n’est pas personnel, parce que ces biais inconscients sont inhérents à notre monde, et la seule manière de les déconstruire est de prouver de quoi on est capable, et de ne pas attendre que les opportunités viennent à nous. On doit se dire : « Je suis concentrée, je vais réussir, je m’en fous de ce que le monde entier m’a dit, je peux le faire. »
J’ai une vraie relation avec le personnage de Maryam. Ma mère a eu 12 enfants et voulait qu’on soit tous docteurs. Elle voulait être la mère des docteurs !
Mais je ne pouvais pas être docteure, ni ingénieure, alors elle m’a dit « Au moins prof ! ». Ma sœur, elle, est médecin donc j’ai grandi avec les hôpitaux. J’allais la chercher au travail, je discutais avec ses amis… Les jeunes femmes, les saoudiennes, sont toujours remises en cause dans leur habilité à poser un diagnostic, parce que les hommes ne veulent pas être touchés par des femmes, ils ne leur font pas confiance.
Et comme celle de Maryam, ma mère adorait chanter.
Elle savait qu’elle ne pourrait jamais en faire son métier, alors elle chantait aux rassemblements d’amis, de famille. Une vraie diva ! Et tout le monde attendait le passage de ma mère, parce qu’elle était le clou du spectacle. Ça m’a vraiment appris ce que signifiait avoir ses propres valeurs. Elles ne devraient pas être empruntées à quelqu’un d’autre, elles sont ce qui nous rend heureux. Il faut les graver en soi et les protéger.
Dans le film, le père de Maryam est en tournée. Il assiste donc à toutes ses aventures de loin. Quel rôle souhaitiez-vous lui donner ?
Je suis féministe, mais je ne veux pas faire des hommes les grands méchants. Le féminisme, c’est donner une représentation égale des sexes.
Je suis certaine que dans le Moyen-Orient, beaucoup d’hommes contrôlent leurs enfants, et dans le cinéma, c’est l’image de cet homme macho qui est souvent représentée, celui qui frappe sa fille, qui la contrôle. Mais je pense que c’est important de célébrer un autre type de masculinité, celle d’un homme doux, gentil et encourageant, qui n’a pas peur de pleurer ou de montrer ses émotions.
Je pense que c’est important de créer des références de cinéma pour ces hommes, pour qu’ils se sentent représentés et célébrés. Surtout dans le Moyen-Orient où la masculinité passe par le pouvoir.
Le père [de Maryam, ndlr] est très similaire au mien, très bienveillant, toujours là pour moi. Il est décédé il y a quelques années mais il a toujours été à mes côtés.
Je me souviens, quand j’étais petite, il adorait regarder les infos et je me plantais à côté de lui pour lui dire : « Quand je serais grande, je serai astronaute ». Il me regardait et me disait : « Oui, tu peux ! ». Quelles sont les probabilités pour qu’une petite fille d’une petite ville d’Arabie saoudite devienne astronaute ? Pratiquement zéro, mais il ne me l’a jamais dit ! Et ça, c’est génial.
Dans le film, Maryam rencontre des problèmes quand les hommes voient son visage découvert. Est-ce qu’avoir un visage connu et reconnu en Arabie saoudite en tant que réalisatrice est bien vu, ou cela peut-il être dangereux parfois ?
Le dress code s’est un peu assoupli pour les femmes, certaines enlèvent même leur voile. Mais en général, ça me rend triste que les femmes doivent couvrir leur visage, parce que le visage est une source de fierté, et est une identité. C’est important d’être fière de son visage et de qui on est. C’est à nous, musulmans, arabes, femmes musulmanes et arabes en général, de déconstruire ça.
C’est pour ça que dans le film, Maryam revendique son identité. On doit discuter du voile, et de ce que ça implique pour la psychologie des femmes. En tant que jeune fille en Arabie saoudite, on m’a dit que ma valeur s’apparentait à un morceau de gâteau : si je ne le couvre pas, des mouches voleront autour. C’est très destructeur pour une jeune personne, c’est l’image qu’elle a de sa valeur, la réification de son corps.
Le corps des femmes ne devrait pas servir un agenda politique ou religieux. Les femmes devraient respecter leur corps et devraient être leur propre représentation de leur identité.
Le film sera-t-il distribué en Arabie saoudite ?
Oui. Il sortira en mai [l’interview s’est déroulée avant le confinement, ndlr]. J’ai hâte, et j’ai peur, j’espère que les gens aimeront le film.
Le cinéma est légal à présent, et les artistes montent en puissance en Arabie saoudite, on fait beaucoup de films, de musique et d’art en général. Et j’espère que tout ça contribuera au changement des valeurs au Moyen-Orient.
Peut-être que quelqu’un ira voir le film, puis ira boire le thé en ayant cette conversation : « Tu penses pouvoir voter pour une femme ? » « Non je ne pense pas. » « Ah ! Pourtant ta sœur est une femme forte, peut-être que moi je voterai pour elle ! ».
Vous voyez ce que je veux dire ? Ce genre de dialogues autour d’un dîner ou d’un café, ça peut vraiment changer les gens et les conventions.
C’est ça votre but ? Créer du dialogue ?
Oui ! Je veux créer une atmosphère dans laquelle le changement peut survenir, dans laquelle les gens se détendent et discutent simplement. Les gens ne devraient pas être toujours aussi tendus, belliqueux. Je pense que c’est important d’adoucir les moeurs avec une discussion autour d’une chanson, d’un film, de la culture !
Tous vous films sont centrés sur des femmes fortes et puissantes. Est-ce que vous considérez ces portraits comme votre marque de fabrique cinématographique ?
Je n’aime pas faire des portraits de victimes. Les femmes ne sont pas des victimes, elles sont pleines de ressources, drôles, et elles apportent tellement au monde.
Les choses seront difficiles pour les femmes. Surtout dans le Moyen-Orient, et partout dans le monde, les femmes seront toujours sujettes à ces biais inconscients qui entourent nos existences. Nous voulons évoluer, nous voulons être promues, nous voulons réussir. Pour ça, nous ne devrions jamais assimiler ces biais ou la dure réalité dans laquelle nous vivons, nous devrions rester en dehors d’elles, et réussir pour de bon.
Cette interview a été condensée pour des raisons de clarté.
The Perfect Candidate d’Haifaa al-Mansour est au cinéma depuis le 12 août.
À lire aussi : Comment j’ai découvert le plaisir de flipper devant un film d’horreur
Les Commentaires