Après une série d’articles Du livre à l’écran dédiés aux romans, attaquons-nous maintenant à une BD américaine, Ghost World, créée par Daniel Clowes de 1993 à 1997 et adaptée en film par Terry Zwigoff en 2001, sur un scénario co-écrit avec Clowes himself.
Nostalgie, cynisme et pop culture
Ghost World est un comics américain underground de Daniel Clowes, connu également pour David Boring ou Art School Confidential (également adapté par Terry Zwigoff). C’est une œuvre très particulière qui traite pourtant du thème plus que bateau du passage à l’âge adulte. Une preuve de plus que c’est dans les plus vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes !
On suit le parcours d’Enid, qui a pour projet de travailler directement après le lycée et de s’installer avec son amie Rebecca. Elle ne veut pas devenir un de ces losers au parcours tout tracé : les études dans l’Ivy League pour devenir comptable ou avocate, c’est pas pour elle. Enid sait ce qu’elle ne veut pas. Mais, comme beaucoup, elle ne sait pas ce qu’elle veut… et au fil de l’été qui succède à sa remise de diplômes, on verra s’entrechoquer doutes et souvenirs jusqu’à un final mélancolique à souhait.
Le trait peut rebuter au premier abord. Il est très « underground », pas toujours facile à apprivoiser. Daniel Clowes, tout en sobriété, sait capter les moindres détails du quotidien et rendre avec justice tout un univers fait de petits riens.
La pop culture se cache à chaque page dans un arrière-plan, sur un poster, un t-shirt, dans une réplique. Tous ces détails accumulés contribuent à créer une atmosphère qui peut sembler nostalgique aujourd’hui. Le bleu, seule couleur utilisée, renforce cette impression en créant une ambiance crépusculaire à la fois douce dans sa pâleur mais également d’une froideur clinique. Ce choix de coloris signifie également le reflet de la télévision sur les personnages et donc la façon dont les médias nous influencent perpétuellement.
Le film, s’il présente des images beaucoup plus colorées, maintient cette mélancolie ambiante en opposant la simplicité d’un thème au piano et les vinyles au son de révolu qu’écoutent Enid et Seymour.
Le thème au piano de David Kitay
https://youtu.be/_mmZFox4Rkg?list=PLrWz48Oeh4dm44o85ubvjpX-uXu31PhRH
Le premier vinyle d’Enid : Devil got my woman
Un réalisateur et un auteur de comics en osmose
Terry Zwigoff est un réalisateur familier du milieu du comics. Son premier film, Crumb, était un documentaire sur Robert Crumb, maître du comics underground américain. Sur Ghost World, il semble avoir harmonieusement travaillé avec Daniel Clowes et cette collaboration s’est même réitérée avec Art School Confidential en 2006.
Le scénario de Ghost World a donc su conserver l’ambiance et les personnages de la BD, mais la différence de format nécessitait un fil conducteur plus marqué que celui du comics ,qui est constitué d’une série de saynètes/tranches de vie.
Le scénario donne donc à Enid des talents artistiques qui permettent de montrer des dessins de Clowes tout en faisant écho à la BD. Une intrigue se crée donc autour d’une classe d’arts que doit suivre Enid et qui la fait se heurter aux « artistes » forts en concepts « engagés »? qui méprisent gentiment ses « petits Mickey » de dessinatrice de comics.
Cette thématique fait fortement écho à Art School Confidential inspiré de l’expérience de Daniel Clowes en école d’art. La scène où une camarade d’Enid est acclamée pour un tampon dans une tasse de thé est d’ailleurs directement tirée du comics Art School Confidential !
Il y a chez Daniel Clowes un refus absolu de la prétention, de l’effet trop visible et cette simplicité apparente se retrouve évidemment chez Zwigoff. La cinématographie, l’esthétique n’est pas mise en avant, tout est au service de l’histoire et pourtant, comme pour la BD, on a toujours des compositions très belles, un rythme bien géré et des images absolument iconiques… en toute discrétion.
Des personnages hors normes
Un personnage a également été fortement étoffé par rapport au comics. Il s’agit de Seymour, un vieux garçon collectionneur compulsif qui, comme Enid, a du mal à communiquer et s’entendre avec les autres gens. Interprété par Steve Buscemi, il s’agit sans doute un autoportrait de Zwigoff qui partage sa passion des vinyles — pour la petite histoire, Enid Coleslaw, l’héroïne, tient son nom d’un anagramme de Daniel Clowes.
Ces deux personnages forment, avec Rebecca (Scarlett Johansson), la charpente du film qui repose essentiellement sur leurs interactions. Alors que Rebecca finit par briser la barrière qui la sépare des autres et s’intégrer dans la société, Enid et Seymour demeurent des outsiders jusqu’à la fin. Et le film comme le comics ne condamnent ni ne louent ces attitudes : la même charge de cynisme et d’humour noir est appliquée partout sans distinction. La prétention des uns vaut bien, après tout, les valeurs mesquines des autres !
Quel regard porter sur Ghost World aujourd’hui ?
Personnellement, même en n’ayant pas vécu mon âge ingrat dans les années 90, je trouve la représentation des adolescents de cette période bien plus juste, poignante et forte que les portraits qu’on a fait de cette tranche d’âge par la suite.
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Dans les 90’s, pas besoin de drama pour vivre des émotions fortes. La morosité d’un quotidien banal était montré comme un ennemi bien plus puissant. Les représentations des ados d’aujourd’hui ne sont plus aussi insupportables, ; bien sûr, il y a des exceptions mais en général, ils ne renvoient plus à la société cette vision implacable et torturée dont Ghost World est un concentré.
Oui, c’est fatigant d’être aussi cinglant-e, mordant-e, désespéré-e et conscient-e de ses limites, mais c’est parfois nécessaire. Ghost World nous offre une grosse claque de mélancolie, et je n’ai jamais vu un film dont la fin était aussi ambivalente, laissant le spectateur voir désespoir ou renouveau dans un plan simple et efficace.
Alors que nous glorifions la décennie 90, force est de constater que les personnages qui y vivent étaient déjà tournés vers le rétro et un passé idéalisé. Dans un sens, Ghost World, la BD et le film, sont des produits de leur époque… Néanmoins, ils sont intemporels et je pense que beaucoup de gens peuvent s’identifier à ces losers semi-pathétiques qui refusent la réalité sans lui trouver d’échappatoire valable.
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