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Amours

Comment j’ai coupé les ponts avec mon père

Il y a dix ans, Marie a coupé les ponts avec son père. Mais quelques jours avant son anniversaire, celui-ci est réapparu dans sa vie et a remis en question des années de silence.

Il y a quelques jours, mon père a refait une apparition dans ma vie. Voilà dix ans que je n’avais pas eu de ses nouvelles.

Mon histoire avec lui ressemble à celle de tant d’autres.  

Quand j’avais deux ans, il a commencé à boire. Une bouteille de Label 5 enquillée tous les soirs ou en pleine journée, planquée au sous-sol, au fond des placards ou dans le coffre de son scooter amoché par les mille et un accidents.

Mon papa, c’était un sacré joueur, il trouvait toujours des planques originales. Parfois avec maman, on retrouvait des bouteilles et on les vidait dans l’évier d’une traite, comme lui vidait notre compte en banque, trop rongé par ses démons pour percevoir dans quelle merde noire il nous plongeait.

Quand on partait en balade, il s’amusait à se cacher, pour nous faire croire qu’il nous avait abandonnés.

Ouais, mon papa, c’était un créatif. Il me racontait des histoires que je gobais les yeux écarquillés parce qu’il aimait bien m’impressionner, mais quand je lui en reparlais le lendemain, il me disait que j’avais rêvé, qu’il ne m’avait jamais raconté tout ça.

Mon papa, il m’aimait tellement qu’il me disait avant chaque cure de désintox : « Si tu travailles bien, j’arrêterais vraiment de boire, je te le promets. »

J’ai grandi dans la peur de perdre mon père

Mon papa, ce n’était pas cet homme qui me maintenait sous emprise et me maltraitait. Mon papa, il voulait qu’on apprenne ensemble Ce rêve bleu d’Aladdin pour le chanter tous les deux. Mon papa, ce n’était pas cette personne sans vie, sans amis et sans envie. Mon papa, il construisait des barrages pour préserver mes châteaux de sable sur la plage de Cavalaire.  

Mais c’était aussi un imposteur. Un papa pour lequel j’ai eu peur, si souvent.

Comme cette fois où alors que la voiture était lancée à 90 km/h, il a ouvert la portière en hurlant que puisque ma mère lui faisait des reproches, il n’avait « qu’à sauter maintenant, devant les enfants ». Comme cette fois où il a secoué fort mon petit frère en lui criant dessus, je sais plus pour quelle raison, pendant que maman était pas là. Comme cette fois où il est venu nous chercher à l’école complètement bourré et où il a insisté pour qu’on monte à l’arrière de son scoot déjà bien amoché. Comme cette fois où après la bouteille de trop, une rupture d’anévrisme l’a fait tomber dans le coma.

J’avais 10 ans quand j’ai vu mon père quitter la maison pour la dernière fois, enfoncé dans une civière du Samu. Je ne me souviens plus de ce que j’ai ressenti ce jour-là. Je crois que c’était un mélange de profonde tristesse et de soulagement. Mon papa risquait de mourir… mais sans cet accident, c’était peut-être nous qui n’aurions pas réussi à nous en sortir.

Il est resté une dizaine de jours dans un profond sommeil et en est ressorti avec d’importantes séquelles. Handicapé à 80%, il a dû réapprendre à marcher, à écrire, à parler, mais c’est jamais revenu à la normale. En même temps, c’est quoi, normal ?

Mais surtout, il sentait toujours le whisky.

Mon père m’a mise sous emprise

Ma maman courage, mon modèle, mon étoile, elle a tout fait pour qu’on s’en tire. On n’avait pas beaucoup d’argent alors elle travaillait beaucoup et je gardais mon frère le mercredi. Un week-end sur deux, on allait voir mon père qui vivait désormais comme un ado chez ses parents. Il se plaignait des menus répétitifs de mamie, il passait ses journées devant la télé et il clopait comme jamais.

Je n’ai pas les mots pour exprimer à quel point j’appréhendais ces week-ends. J’y retrouvais un homme aigri, solitaire, amorphe. Il sentait toujours fort l’alcool mais non non, il buvait pas, comment on pouvait croire ça ? Dès qu’il en avait l’occasion, il nous bloquait dans une pièce avec mon frère et il crachait son venin.

« Votre mère est une pute, elle vous ment. Vous êtes nuls, des bons à rien. Vous me faites honte, vous ne deviendrez rien. »

Quand Papi se rendait compte de ce manège sordide, il en était tellement désolé qu’il nous gâtait. On allait à Leclerc et il nous disait : « Prenez le jeu, les livres et les bonbons qui vous plaisent. Vous voulez des glaces ? Et si on allait à Astérix demain ? ».

Il a fait ce qu’il a pu pour nous préserver et pour nous donner envie de revenir. Alors naturellement, quand Alzheimer l’a emporté, le rouage s’est grippé.

À 20 ans, quelques jours après le divorce de mes parents, j’ai coupé les ponts avec mon père. Sans dire au revoir, sans explication.

À 20 ans, j’ai fait le deuil du père dont toutes les petites filles rêvent. J’ai compris que le sang qui coulait dans nos veines ne déterminait ni notre relation, ni ce que je deviendrai.

Depuis, j’ai mis des mots sur tout ce que nous avons vécu, je l’ai analysé, je l’ai compris et grâce au boulot d’une formidable psy, je me sens maitresse de ma vie. Ça m’a pris du temps et de l’énergie, de ne plus l’attendre, de ne plus espérer, de ne plus essayer de l’aimer.

J’ai longtemps porté la culpabilité d’avoir coupé les ponts

Couper les ponts quand on est la fille de son père, ça ne se fait pas. Tout le monde nous le dit : on n’a pas le droit de ne pas aimer ses parents, on n’a pas le droit de ne pas aimer ses enfants, enfin, voyons, fais des efforts, vous êtes du même sang, appelle-le, pardonne-lui, ce n’est qu’un homme. 

Pas un jour n’est passé sans que je me demande si j’aurais un jour des regrets. J’ai beau savoir que je ne veux pas le revoir, que je serai déçue, qu’il ne sera jamais le papa attentif et aimant que je mérite, une partie de moi questionne toujours ce choix, comme si un fil invisible me reliait toujours à lui.

Tous les matins, je me réveille en me demandant si la prochaine fois que j’entendrai parler de mon père, c’est pour apprendre sa mort. Tous les soirs, j’ouvre ma boite aux lettres en guettant une enveloppe froide et rigide d’un notaire qui me convoquerait pour percevoir mon héritage. C’est pas vraiment une peur, c’est comme une rengaine, une mélodie au fond de mon crâne, un truc imperceptible qui est là et que j’écoute de temps en temps. 

Une fois, une copine m’avait confié qu’elle aussi, elle était fille d’alcoolique. C’est drôle, mes copines, elles ont toutes des parents cassés et ce sont les meufs les plus puissantes que je connaisse.

Elle, son père était allé au bout, il était tellement malade qu’il en était mort. Quand elle m’a raconté ça, je me souviens avoir pensé : la chance, au moins il n’a pas eu le temps de faire plus de mal.

Je me suis sentie terriblement mal et j’ai longtemps porté la culpabilité de souhaiter la mort de mon père. Coupable, nulle, je me sens tout le temps coupable. J’ai pas dû assez bien travailler, je dois pas être une assez bonne fille, puisqu’il a pas arrêté, non ?

Mon cœur et ma raison se tirent la bourre. J’ai eu du temps pour imaginer toutes les discussions que je n’ai jamais eues avec lui, pour lui poser toutes les questions qui n’obtiendront sans doute jamais de réponse. Pourquoi j’ai pas eu droit à un papa normal ? Pourquoi tu t’es fait tant de mal ?   

J’ai eu 30 ans il y a quelques jours et c’est le moment que mon père a choisi pour réapparaître dans ma vie…

Dans son prochain article, Marie te racontera un coup de fil qui a changé sa vie.

Et toi, as-tu coupé les ponts avec une personne de ta famille ? Comment l’as-tu vécu ?

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