Le 13 mai dernier, on apprenait qu’une jeune Londonienne, Nicola Thorp, avait été renvoyée chez elle après avoir refusé de porter des talons pour une mission d’hôtesse. Vous avez été très nombreux•ses à réagir, sur notre forum comme sur les réseaux sociaux.
Car le sujet a beau paraître anecdotique, il ne l’est pas, loin s’en faut. Les talons, s’ils ne sont pas l’apanage de la gent féminine, sont dans l’esprit collectif un élément quasi-incontournables pour accessoiriser une tenue ou parfaire une silhouette.
Et qui dit incontournable dit problème, car comme n’importe quelle norme, celle des talons pose la question de sa légitimité et de son origine…
Les talons, « élégants » et « féminins »
De façon générale, j’ai l’impression que les talons sont considérés comme un « truc de nanas » (oui, parce que les talonnettes c’est pas pareil). C’est souvent une manière de merde de distinguer les « vraies filles féminines » des autres. C’est vrai que nouléfilles, on aime être cataloguées en fonction de nos pompes.
Les talons sont devenus une manière de distinguer les « vraies filles », « féminines », des autres.
On est d’ailleurs assailli•es d’images de femmes en talons. À part peut-être dans les pubs pour produits ménagers (faut bien qu’elles puissent récurer efficacement, oh), rares sont les images — animées ou non — d’une femme en pompes plates. Car les chaussures à talons hauts sont censées refléter… quoi, au juste ?
Allez, on fait le test, je vais te poser une question : quelle image les talons renvoient-ils de la personne qui les porte selon toi ? Garde en tête les trois premiers mots qui te viennent à l’esprit… C’est bon ? C’est parti !
Voici quelques réponses de la rédac : séduisante, classe, assurance, courage, mal à l’aise/inconfortable, élégante, grande, sexy, féminine, belle, puissance, coquette, affinée/fine, chic, vulnérable…
L’élégance, la féminité, l’assurance… autant de mots qui reviennent et qui ne sont pas particulièrement surprenants. Alors, ça n’est qu’un très petit échantillon, j’en conviens (et si tu as d’autres termes, laisse-les en commentaire qu’on en discute), mais il est plutôt révélateur du biais que nous avons tou•tes intégré.
En revanche, la plupart de ces termes ne sont pas associés à l’image d’un homme, qui eux aussi gagnent parfois quelques centimètres… mais attention, dans leur cas, on appelle ça des « talonnettes » ! Quand je te disais que les talons étaient considérés comme un truc de nanas.
Mettre des talons pour avoir plus d’assurance, ça peut être une vraie motivation.
Par contre, « l’assurance » a été sur presque toutes les lèvres de mes collègues. Se donner de l’assurance et se sentir bien dans ses pompes (pas toujours littéralement) est une vraie motivation.
Comme le dit Marine, une madmoiZelle qui a participé au débat :
« Mes talons, c’est ce que j’appelle mes 8 cm supplémentaires de confiance en moi. J’ai l’impression d’avoir plus de prestance, d’en imposer davantage. »
Je ne te cache pas que pour ma part, j’aime bien les talons. Par contre, j’abhorre (tout de suite les grands mots) les escarpins étroits qui font mal aux pieds : même si elles sont très élégantes, je boycotte assez violemment ces chaussures-là.
Mais voilà, ma préférence personnelle ne regarde que moi et le reste du monde devrait s’en tamponner le coquillard… en théorie, parce que dans le milieu professionnel, il est souvent question de talons. Et ce qui n’était qu’un accessoire choisi librement peut devenir une véritable contrainte.
Les talons font-ils partie d’un uniforme ?
Dans certains corps de métiers, la chaussure est une affaire d’entreprise, voire de culture d’entreprise. Au même titre que l’uniforme, le style de chaussures permet de faire passer un message.
Il est d’ailleurs tout à fait légal de faire porter un uniforme à ses employé•es, tout comme il est légal d’exiger d’eux/elles qu’ils/elles portent une « tenue correcte ». Une restriction est apportée à cette liberté, par l’article L1121-1 du code du travail :
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »
Pour plusieurs madmoiZelles, le port d’un uniforme s’accompagne de talons, et ils ne sont pas plus illégitimes que le chemisier, ou même le maquillage :
« À mon sens, il est important d’avoir un « uniforme de travail » pour être bien identifiable, un peu à la mode japonaise. Pour ce qui est des occasions formelles du style entretien, soutenance de thèse, présentation orale, il m’apparaît également évident de bien présenter et donc de porter des talons (pas forcément des talons aiguille ou très hauts) et éventuellement un léger maquillage. »
L’uniforme a une double utilité. D’une part, il permet de mettre en avant la fonction, et non la personne, de privilégier des compétences à un caractère.
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D’autre part, il permet d’être identifiable au premier coup d’œil, même au milieu d’une foule, et constitue un repère. Tout comme l’uniforme du policier t’indique que tu es dans la merde parce que t’as grillé le feu dois te garer sur le côté quand il te fait signe.
L’uniforme a donc une place importante dans le milieu professionnel mais aussi la vie de tous les jours. Pour Altyane, une autre madmoiZelle, revenir dessus n’est pas forcément bon :
« Je trouve qu’à vouloir tout déconstruire systématiquement pour affirmer son « identité », on finit par aller dans l’extrême. De plus, cela favorise une perte de repères et une course à l’individualisme exacerbé, qui peut tôt ou tard nuire à la vie en société. »
Au-delà de son caractère sanitaire (dans les milieux médicaux ou alimentaires) et sécuritaire (porter un casque sur un chantier), la tenue de travail est aussi une question d’image distinctive et claire. Mais le cœur du problème se trouve davantage dans le respect de ses engagements…
Les talons VS les contrats
La pierre angulaire du débat autour de l’affaire « talons au boulot » était le contrat de Nicola Thorp. Pour se prémunir des mauvaises surprises, les entreprises mettent souvent en place un code vestimentaire dans leurs contrats, parfois détaillé jusqu’à un degré frisant l’absurdité comme ce dresscode d’UBS.
Cette sécurité leur permet de s’assurer de l’aval de leurs collaborateur•trices et ainsi d’éviter les différends. Pour certaines madmoiZelles, la responsabilité incombait à Nicola Thorp de lire correctement son contrat avant de le signer, plutôt que de revenir dessus a posteriori.
« Si les cartes sont données dès le départ, ça me paraît mal venu de critiquer une règle que tu connais et que tu as enfreinte (même si ça implique des problèmes de santé, de maux de dos, etc). Si les conditions ne sont pas connues, là c’est un autre débat. »
Les conditions du contrat de Nicola Thorp n’étaient pas publiques, mais le porte-parole de Portico, l’entreprise qui l’employait, avait évoqué la présence d’« appearances guidelines » (d’indications sur la tenue vestimentaire) sans préciser si les talons étaient explicitement mentionnés dedans ou non…
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Cependant, beaucoup de madmoiZelles s’étaient interrogées sur l’intérêt de travailler pour une entreprise avec laquelle on ne partage pas les mêmes valeurs. Il s’agirait alors d’une perte de temps et d’énergie qui ne satisferait ni l’employeur ni l’employé•e, même si beaucoup sont aussi conscientes que la situation économique de chacun•e ne leur laisse pas forcément le choix :
« Si le job ne te plaît pas ou si tu n’es pas d’accord avec les contraintes imposées, tu le quittes. Certes, c’est souvent facile à dire, et il y a le contexte à prendre en compte (on a tou•tes besoin de manger).
Dans le même ordre d’idée, si à l’entretien on te dit que tu dois porter tous les jours tailleur et talons, c’est à toi de voir si tu peux supporter la situation, quitte à chercher un autre boulot en serrant les dents pendant un an ou deux peut-être… »
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Là où le contrat à son importance, au-delà des considérations matérielles, c’est qu’il permet d’établir une relation de confiance entre l’employeur et l’employé•e, de veiller à ce que les termes sur lesquels les deux parties se sont mises d’accord soient respectés.
Marine, une madmoiZelle qui a beaucoup travaillé dans l’hôtessariat, a donné quelques détails dans le cas d’une mission d’hôtesse :
« Il ne faut pas croire que les « filles » veulent absolument travailler, il arrive très souvent que certaines refusent à cause de la tenue, soit parce qu’on leur demande des habits qu’elles n’ont pas dans leur garde-robe, soit parce qu’elles ne sont pas à l’aise avec l’idée de la porter.
Mais au final, dans ce cas précis, l’hôtesse a été appelée, on lui a bien dit qu’il fallait porter des talons et elle a signé en connaissance de cause. Le client, quant à lui, a payé pour avoir une hôtesse en talons. Et quand il voit qu’une hôtesse n’en porte pas, il peut demander un remboursement partiel… et ça complique la relation commerciale.
Au-delà de ça, il y a aussi l’harmonie : trois filles en talons et une en ballerines, ce n’est pas joli.
Après, les talons sont une torture pour les hôtesses : avec de mauvaises chaussures, tu peux sortir d’une mission de trois jours les pieds en sang. Ce serait important que les clients en prenne conscience.
Dans mon emploi actuel, je précise toujours que je souhaite que les hôtesses soient en ballerines. Parce qu’une fille bien dans ses baskets sera plus efficace qu’un flamant rose qui se dandine d’un pied sur l’autre. Et les hôtesses me remercient systématiquement, ce qui prouve que ce type de demande est rare… »
Le port des talons concernerait donc des branches professionnelles spécifiques comme le mannequinat, l’hôtessariat, la restauration ou l’hôtellerie : des métiers où on reste debout la plupart du temps. Paradoxal, vous avez dit ?
Les talons choisis plutôt que subis
Même si les contrats sont clairs et qu’il est possible de refuser de les signer, ces clauses ont-elles le droit d’exister en premier lieu ? De mon point de vue, le problème ne se situe pas du côté de la légalité mais plutôt du côté de l’éthique.
Déjà, il y a un souci de différence de traitement entre les genres. Comme dit plus haut, l’entreprise considère ses employé•es comme des fonctions qu’ils/elles occupent, en dépit de leurs individualités, et c’est d’ailleurs pour gommer ces individualités qu’elle impose un uniforme.
Dans ce cas, comment justifier cette différence entre hommes et femmes ? Pourquoi les femmes sont-elles assignées aux talons alors qu’elles sont debout toute la journée ?
De la même façon, pourquoi les hommes sont-ils tenus de porter la cravate même en temps de canicule ? Il y a la clim’ vous me direz, mais tomber la cravate et baisser la climatisation me paraît une alternative bien plus sensée et économique (ne serait-ce que pour l’entreprise, mais aussi pour la planète) !
À partir du moment où il y a une différence de traitement de cette envergure, qui peut de surcroît affecter l’efficacité de l’employé•e, quel intérêt pour l’entreprise de conserver de telles normes ? Hormis celui d’appâter le chaland en exhibant une femme « féminine, sexy et élégante », il me semble que le choix n’est ni stratégique, ni éthique.
De la même façon, le maquillage est généralement de mise pour ces missions et types d’emploi, pourtant, les hommes ne se maquillent pas.
L’obligation de porter talons et maquillage traduit bien plus un dysfonctionnement de notre société qu’une simple culture d’entreprise, car cette différence de traitement entre hommes et femmes est systémique et se retrouve dans plein d’autres aspects de la vie en société.
Et il y a une vraie différence entre les vêtements d’un uniforme et des talons. Si un tailleur (ou un costume) peut être gênant et entraver un peu les mouvements, ce n’est en rien comparable au port de chaussures hautes, comme le dit Morgane, une madmoiZelle du forum :
« Je suis en ce moment à la recherche d’un emploi et je ne sais pas tellement ce que je ferais si un employeur me demandait dans le contrat de porter des talons.
Je suis farouchement contre le fait d’imposer quelque chose d’aussi inconfortable à quelqu’un, surtout qu’on sait tou•tes très bien à quel point le port de talons de manière régulière est mauvais pour la santé. Malheureusement, beaucoup trop de personnes n’ont pas d’autre choix que d’accepter des contrats avec des clauses de ce genre, avec lesquelles elles peuvent être en désaccord. »
Car les talons hauts peuvent porter atteinte à l’intégrité physique de la personne, que ce soit avec des pieds plein d’ampoules ou en sang comme on a pu le voir récemment, ou des problèmes de plus longue durée comme des douleurs dorsales ou une déformation des pieds, un changement de stature et de maintien…
Refuser un emploi est un luxe, et n’est donc pas à la portée de tout le monde.
Quant à la question du contrat, si ça ne convient pas à ses idées personnelles, il est possible d’en changer… enfin, d’essayer de trouver une entreprise qui ne pratique pas cette discrimination (car c’en est bien une) dans le même secteur d’activité, et d’être recrutée en ayant drastiquement réduit ses possibilités d’embauche.
Refuser un emploi est un luxe, et n’est donc par définition accessible qu’à une frange réduite de la population, aisée ou du moins confortable. Légiférer sur ce point, en bannissant l’obligation de porter des talons et en en faisant plutôt un choix, permettrait de faire baisser la pression sur les épaules des femmes et de rétablir un véritable lien de confiance avec l’employeur, plutôt que d’agiter la contrainte comme argument principal.
D’ailleurs, il est étonnant de voir que lorsqu’il s’agit d’enfreindre une clause de son contrat, par exemple la clause de confidentialité, pour dénoncer des pratiques douteuses ou honteuses commises par son employeur, l’employé — ou Antoine Deltour pour ne pas le nommer — fait l’unanimité !
En revanche, lorsqu’il s’agit d’une femme qui s’exprime sur un sujet considéré comme « trivial » par une partie de la population, le son de cloche n’est pas le même.
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Les Commentaires
J'habite à Londres donc j'avais signe la pétition contre les talons et autres dérives sexistes de l'uniforme au travail et j'ai donc reçu un mail ce matin avec la réponse du gouvernement
https://petition.parliament.uk/petitions/129823?reveal_response=yes
"Employers are entitled to set dress codes for their workforce but the law is clear that these dress codes must be reasonable. That includes any differences between the nature of rules for male and female employees, otherwise the company may be breaking the law. Employers should not be discriminating against women in what they require them to wear.
The Government takes this issue very seriously and will continue to work hard to ensure women are not discriminated in the workplace by outdated attitudes and practices.
Government Equalities Office"
Je trouve que dans le choix des mots ça reste un peu frileux mais au moins pour les talons je pense que je peux être tranquille maintenant