“Vous voulez mon avis, Madame Labot ? Vous avez eu de la chance.” Ces mots sont prononcés par le capitaine pendant la déposition de la victime, sous le choc après avoir été brutalement agressée tôt le matin, sur la rivière de la Sambre, dans le Nord de la France. Elle a perdu connaissance pendant l’agression et s’est réveillée allongée, son pull relevé au-dessus de ses seins. Après des questions déplacées et orientées (“Que faisiez-vous seule le matin ? Est-ce qu’il avait un accent ?”), le capitaine affirme à Christine Labot qu’il s’agit là d’un vol raté.
Dans la tête des victimes
À la fin de ce premier épisode, glaçant de réalisme, un message s’affiche : “Cette série vise à rendre hommage aux victimes”. Si seules les victimes de Dino Scala (rebaptisé Enzo Salina dans la série) peuvent nous dire si la série a atteint son but, les scénaristes Marc Herpoux et Alice Géraud (autrice du livre “Sambre. Radioscopie d’un fait divers”, qui sert de base à la série) et le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade ont eu à cœur de rendre aux victimes la place qui leur appartient.
Adapter un fait divers réel en fiction comprend un risque de sensationnalisme. Évitant ainsi toute tentation voyeuriste, le réalisateur fait le choix de ne filmer quasiment aucune agression et de multiplier les points de vue, sans jamais perdre de vue celui des victimes, qui s’accumule. Chaque épisode adopte la perspective d’un protagoniste de cette affaire, qui débute en 1988 pour s’achever en 2018, par l’arrestation d’Enzo Salina.
Centré sur Christine Labot, incarnée avec une grande justesse par Alix Poisson, le premier épisode démontre à quel point la police ne sait pas accueillir la parole des femmes victimes de violences sexuelles. Rien ne va, que ce soit dans le manque d’empathie ou dans l’incapacité à écouter la victime, qui donne des indices importants, comme l’odeur de camboui de son agresseur.
Sambre se penche aussi sur les conséquences psychologiques de l’agression pour la victime, sur le court et le long terme. En hyper-vigilance constante, Christine est victime d’insomnie, de paranoïa. Elle se réfugie dans la boulimie, et son mari finit par la quitter. Toute sa vie a été bouleversée par cette agression, qui a aussi un impact sur la vie de sa fille, bien des années plus tard. D’autres personnages féminins, victimes du violeur, sont mises en scène avec autant de soin, tandis que la police place des preuves dans un frigo, entre les croissants et les cafés, et que les viols et les dépositions mal menées se poursuivent dans l’indifférence générale.
Les dysfonctionnements d’une justice patriarcale
Dans les années 90, une juge prend enfin l’affaire au sérieux et fait le lien entre les viols, mais elle doit aussi affronter le sexisme du milieu judiciaire et policier. Le troisième épisode met en lumière le combat d’Arlette Caruso (fantastique Noémie Lvovsky), maire d’une bourgade industrielle de la Sambre, dont une des employées est victime d’Enzo Salina. Ce personnage, basé sur Annick Mattighello, ancienne Maire de Louvroil , montre ce qu’il en coûte de briser la loi du silence, autant pour les victimes que pour les lanceuses d’alerte. Quelques années plus tard, c’est une scientifique spécialisée dans la data, incarnée par Clémence Poesy, qui est à deux doigts de trouver le coupable. Les méthodes scientifiques ont évolué, mais le patriarcat de la justice et de la police, assez peu.
En 2012, l’affaire est reprise par le service cold case de la PJ, dirigé par le commandant Étienne Winckler (un très bon Olivier Gourmet). Ses méthodes bienveillantes d’approche des victimes contrastent avec celles d’une police toujours aussi mal formée à accueillir la parole des victimes de viols. Une scène terrible du dernier épisode, qui a lieu en 2018, dévoile une déposition catastrophique, durant laquelle une policière traite une mineure traumatisée, victime de Salina, de menteuse. On comprend, à la fin des six épisodes de Sambre comment les dysfonctionnements de la police (des dépositions de victimes de viol incomplètes ou transformées en main courante, des preuves mal conservées…) et de la justice ont permis au violeur de la Sambre de sévir en France et en Belgique pendant 30 ans. Ces dysfonctionnements sont systémiques et expliquent pourquoi les chiffres concernant violences sexuelles faites aux femmes sont encore si catastrophiques en France, en 2023.
Le violeur était “un bon père de famille”
Le dernier épisode est centré sur le violeur, Enzo Salina, dont on suit aussi la vie par bribes durant toute la série. L’audience connaît son identité depuis le début, ce qui ne retire rien à la dramaturgie. Ouvrier dans une usine, cet homme sans histoire et sans casier judiciaire est marié et père de famille. Les scénaristes dessinent le portrait d’un homme au double visage, aux accès de colère inquiétants dans l’intimité, mais toujours avenant en public. Un homme qui sait parfaitement mentir et manipuler la police et son entourage.
Le personnage d’Enzo Salina correspond à la figure du “bon père de famille”, au-dessus de tout soupçon et récemment décortiquée par Rose Lamy dans son essai, “En bons pères de famille”, sorti en septembre 2023. Dans la série, le violeur est coach de foot pour des jeunes. Serviable, bon camarade, c’est un monsieur tout le monde. Un portrait à la fois terrifiant et réaliste : dans 91% des cas de viols et de tentatives de viols, la victime connaît l’agresseur. C’est un père, un frère, un ami, et il n’y a pas écrit “violeur” sur son front. L’une des grandes réussites de Sambre est de démystifier la figure du violeur.
Une série d’utilité publique
Mise en ligne sur France TV Slash et diffusée sur France 2 en novembre, Sambre a connu un succès d’audience surprise, avec une moyenne de plus de 3 millions de spectateur·ices devant leur écran et un record sur la plateforme France TV. C’est une nouvelle réjouissante, au vu de la qualité de la série, autant dans son propos que dans ses choix de mise en scène ou de son impeccable casting.
Si les États-Unis ont Unbelievable, une brillante série sortie en 2019 sur Netflix sur la même thématique de femmes victimes de viols que l’on ne croit pas, la France manquait d’une œuvre référence. C’est chose faite avec Sambre, une série juste et puissante, qui vous hante longtemps après son visionnage. Et qui, on l’espère, ouvrira la voie à une meilleure représentation sur les écrans français des violences sexistes et sexuelles faites aux femmes.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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