Le 12 novembre 2021
Sur la couverture, une femme noire au visage parcouru de deux cicatrices blanches regarde le lecteur ou la lectrice dans les yeux. L’illustration, signée Ninn Salaün, donne le ton : Nos jours brûlés de Laura Nsafou est une plongée (trop) rare dans un monde afrofuturiste, d’un point de vue afropéen.
Et, chose encore plus rare en France, ce récit épique qui s’inspire des croyances, religions et rituels africains sort dans une grande maison d’édition : Albin Michel.
L’exemple de Nos jours brûlés, audacieuse proposition afrofuturiste
Nos jours brûlés de Laura Nsafou, 16,90€
L’autrice du livre pour enfant Comme un million de papillons noirs (éditions Cambourakis) a commencé par publier son récit post-apocalyptique sur Internet — une manière pour elle de « tester ces imaginaires ». Laura Nsafou explique à Madmoizelle :
« Je savais qu’il allait falloir convaincre le monde de l’édition française de publier ce genre de fiction. Ici, quand on parle de mythologies africaines, les seuls récits disponibles sont ceux de la mythologie égyptienne. Or je voulais vraiment mener un travail de recherche des cosmogonies en Afrique francophone. »
Publié en ligne sous forme de feuilleton pendant le premier confinement, Nos jours brûlés attire toute une communauté de lecteurs et lectrices — parmi lesquelles se trouvent les éditrices d’Albin Michel qui signeront les deux tomes de la saga.
Ce récit, d’une grande richesse, se situe dans une Afrique post-apocalyptique au sein de laquelle évoluent des umdhlebis, des djinns et des deums sur fond de récit d’initiation pour l’héroïne Elikia. Laura Nsafou le souligne :
« Il y a une vraie absence de point de vue de jeunes femmes noires dans la littérature Young Adult française, et c’était très plaisant de l’explorer ».
Par les concernées, pour les concernées : la littérature #ownvoice
Nos jours brûlés fait partie de ce que l’on appelle la littérature ownvoice (ou #ownvoice), un concept qui n’a pas encore d’équivalence française et qui désigne un roman racontant l’expérience d’un ou une membre d’une communauté marginalisée, écrite par une personne concernée. Laura Nsafou l’explique :
« Côté anglophone, l’émergence de la littérature ownvoice a permis beaucoup d’innovations en termes d’imaginaires proposés. En France, un manque de curiosité persiste.
Le monde de l’édition manque trop souvent d’imagination : il ne s’agit pas de faire des versions noires de livres écrits par des personnes blanches mais vraiment de proposer d’autres imaginaires. »
Publier ces récits est encore considéré, comme le souligne l’autrice, comme « un risque ». Pourtant, côté édition, une nouvelle génération d’éditrices compte bien défendre ces imaginaires.
Moderniser le Young Adult en France, l’objectif des éditrices
C’est le cas de Delphine Nguyen qui, après des études de droit et un master d’édition a rejoint la maison d’édition Akata en tant que directrice de la collection « Young Novel ». Sa première publication, la traduction du roman d’Adib Khorram Darius Le Grand ne va pas bien (traduit de l’anglais par Thaïs Cesto), parle de dépression clinique, de métissage et d’identité.
Darius Le Grand ne va pas bien, d’Adib Khorram, 16,99€
L’éditrice est animée par l’envie de « mettre en avant des personnes issues de communautés marginalisées qui sortent de la norme cis, mince, hétéro, valide et neurotypique : je veux valoriser les sujets, thèmes et personnes qui sont souvent snobées ou ignorées par le monde de l’édition ».
En tant que lectrice, la jeune femme a eu l’habitude du mépris français pour la littérature Young Adult qui, coincée entre la littérature générale et la littérature jeunesse, reste à la marge. Selon une étude de 2019, elle représentait pourtant 43% de l’édition jeunesse.
Dès son arrivée à l’été 2021, Delphine Nguyen a pu constater l’ampleur du travail à mener, comme elle l’explique à Madmoizelle.
« J’ai parlé à des agents de maisons d’édition anglophones qui me disaient qu’ils et elles ne proposaient même plus de titres d’auteurs et d’autrices racisées aux maisons d’édition françaises parce que personne ne prenait le temps de les lire. »
Elle s’entend aussi souvent dire que les textes de personnes racisées, côté France, sont de piètres qualité — ou pire, qu’ils n’existent pas.
« Pourtant quand j’avais des positions ouvertes je recevais des textes. Peut-être que les auteurs et autrices racisées n’envoient pas leurs manuscrits parce qu’ils et elles sentent que certaines maisons n’ont pas une ligne éditoriale très ouverte sur ces sujets… »
Diariatou Kebe, fondatrice de l’association Diveka qui œuvre pour une meilleure représentation dans la littérature jeunesse, a organisé avec la maison d’édition Rageot un concours d’écriture sur le thème des identités dont le résultat paraîtra sous forme de recueil de nouvelles en avril 2022. Elle a pu constater que lorsqu’on leur donne la parole, des voix trop souvent silenciées émergent, comme elle l’analyse pour Madmoizelle :
« Il faut bien orienter le thème des concours pour que les personnes qui voudront parler de ces sujets se sentent visées et puissent venir vers nous. »
Diveka et Rageot ont reçu une centaine de textes. Diariatou Kebe confie :
« On a choisi le thème de l’identité parce que c’est un sujet sur lequel la parole est confisquée. Quand on est une personne noire, LGBTQ+ ou en situation de handicap, on nous impose des récits. Ces identités-là sont interconnectées et ont du mal à percer dans la société française. »
Loin des normes étriquées, les lectrices de Young Adult se libèrent
Certaines lectrices décident quant à elles de s’affranchir des maisons d’édition pour monter leurs propres structures — comme Vox Eorum, une maison d’édition indépendante qui passe par des financements participatifs pour ses publications ; la première, Les Diamants de givre, est un livre de fantasy Young Adult écrit par Melissa Mimouni.
Soutenez Les Diamants de givre tome 1, jusqu’au 21 novembre 2021
Philippine Prévost, Laetitia Dohen et Elodie-Aude Arnolin, qui évoluent toutes dans la blogosphère littéraire, ont eu envie de se lancer dans leur propre aventure à force de devoir se tourner vers les publications anglophones pour trouver des récits ownvoice. Les fondatrices de Vox Eorum, rencontrées par Madmoizelle, rappellent :
« Tout le monde peut écrire sur ce qu’il ou elle souhaite ; nous avons simplement décidé, nous, de publier uniquement des personnes concernées par le sujet qu’elles évoquent, par les personnages de leur livre. »
Tout comme Delphine Nguyen et Diariatou Kebe, les éditrices de Vox Eorum veulent faire taire l’idée que « les personnes concernées ne “savent pas écrire” ». Car « Écrire », rappellent-elles, « n’est pas une activité propre aux personnes blanches, cisgenres, valides, neurotypiques. »
Laura Nsafou, qui a déjà publié trois albums jeunesse avant Nos jours brûlés, voit aussi désormais se profiler un autre changement dans le paysage français :
« Il y a désormais une communauté de lecteurs et lectrices averties qui ont à cœur de lire de la littérature représentative. »
Parmi ces communautés ownvoice, citons le site Planète Diversité, qui tient une veille très exhaustive des sorties Young Adult, ou les groupes de lectrices comme les Bookvengers (composé de Elodie-Aude, Lydie, Imane, Amandine et Lydia) qui organisent notamment des lectures collectives.
« On a décidé de monter ce collectif pour promouvoir la diversité et l’inclusion mais aussi taper du poing sur la table quand c’est nécessaire », soulignent les Bookvengers, qui se sont rencontrées sur Twitter en 2020, « pendant le pic des conversations sur la diversité dans l’édition française, qui découlaient du mouvement Black Lives Matter » et espèrent se constituer en association à l’avenir. Interrogées par Madmoizelle, elles l’affirment :
« L’invisibilisation des minorités et des identités marginalisées dans la littérature est un symptôme de quelque chose de systémique. »
Diariatou Kebe souligne que les choses évoluent, mais très lentement et que tout le système est à revoir — de la rémunération des auteurs et autrices à la promotion de la littérature par des communautés marginalisées.
Reste à espérer que le changement se fasse, une initiative après l’autre.
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Crédit de une : Thought Catalog / Unsplash
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