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Société

Je veux comprendre… la théorie du Choc des civilisations

Lorsque le mur de Berlin s’effondre, certains voient dans le triomphe de la démocratie libérale la fin des controverses idéologiques et des tensions internationales. C’est la thèse qu’a défendue le politologue américain Francis Fukuyama en 1992 dans son essai La fin de l’Histoire.

En réaction à cet ouvrage, Samuel Huntington publie l’année suivante un article dans Foreign Affairs intitulé « Le Choc des Civilisations », développé dans un livre portant le même titre sorti en 1996. Selon lui, le recul des idéologies, l’abandon de l’opposition binaire Est-Ouest et le retour des religions au niveau mondial ne marquaient pas la fin de l’Histoire et des conflits, mais bien l’apparition d’un nouveau genre de conflictualité, opposant les civilisations et non plus les Etats.

Si Huntington ne se limite pas aux relations entre monde occidental et monde musulman, sa thèse a cependant beaucoup gagné en popularité à partir des attentats commis contre le World Trade Center en 2001 et de l’invasion américaine en Irak en 2003, qui semblaient la valider. Pourtant, l’idée du Choc des Civilisations va bien au-delà.

D’après Samuel Huntington, l’origine profonde des futurs conflits ne serait ni idéologique, ni économique, mais bien culturelle. Le 19ème siècle ayant été le siècle du conflit entre nations, le 20ème siècle celui du conflit des idéologies, le 21ème siècle serait donc, selon lui, celui du conflit entre civilisations.

Alors que l’Occident a joué pendant des siècles le rôle de civilisation prééminente imposant sa religion et sa langue, notamment par le biais de la colonisation, la fin du XXème siècle est marquée par l’émergence d’un monde multicivilisationnel, qui remet en cause cette domination occidentale. Ce monde multicivilisationnel est partagé en 8 aires définies par Huntington :

– la civilisation latino-américaine,
– la civilisation chinoise,
– la civilisation hindoue,
– la civilisation islamique,
– la civilisation occidentale,
– la civilisation japonaise,
– la civilisation orthodoxe,
– et la civilisation africaine.

Huntington explique qu’une civilisation est une entité culturelle, définie à la fois par des éléments objectifs communs (la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions), et par l’identité subjective des personnes qui s’y reconnaissent. Chaque aire civilisationnelle se dote d’un Etat leader, que Huntington appelle "Etat phare". Ce sont par exemple l’Afrique du Sud pour la civilisation africaine, ou les Etats-Unis pour la civilisation occidentale. Les Etats chevauchant plusieurs aires civilisationnelles sont appelés "pays déchirés".

Les conflits les plus violents surviendraient donc essentiellement le long des lignes de démarcation plus ou moins nettes entre les différentes aires culturelles : Bosnie-Herzégovine, Nigéria, Timor-Oriental, Cachemire…

Les déterminants de la dimension essentiellement culturelle des conflits le long de ces frontières sont clairement établis par Huntington : les différences civilisationnelles sont fondamentales, indépassables et beaucoup plus fortes que toutes les autres. Or du fait de la mondialisation économique et des interactions croissantes entre les diverses civilisations identifiées, les personnes deviennent de plus en plus conscientes de ces différences.

En outre, la religion commence à prendre le pas sur l’Etat-nation comme source d’identification et d’identité transnationale, en particulier dans le monde non-occidental. Alors que la Guerre froide permettait une lecture simple et binaire des relations internationales, la chute du Bloc soviétique a remplacé la question "de quel côté êtes-vous ?" par "à qui vous identifiez-vous ?"

Huntington trouve dans les premiers conflits des années 90 (première Guerre du Golfe, éclatement de la Yougoslavie, conflit en Tchétchénie, etc.) la confirmation de sa thèse : les anciennes allégeances ont éclaté, révélant des antagonismes anciens, que la Guerre froide avait gelés. Ces conflits peuvent être soit locaux, c’est-à-dire qu’ils éclatent entre deux pays voisins appartenant à des aires civilisationnelles différentes, soit globaux, en impliquant les Etats phares de différentes civilisations.

La civilisation occidentale a été la seule à avoir eu de l’influence sur les autres en diffusant ses valeurs par le biais d’une forte expansion territoriale. Mais depuis la décolonisation et la fin de la Guerre froide, la civilisation occidentale est en repli, permettant l’émergence de nouvelles civilisations sur les terres qu’elle a abandonnées. Cet effacement de l’Occident est particulièrement clair dans le domaine économique : dès 1991, parmi les 7 économies dominantes, 4 ne sont pas occidentales : la Chine, le Japon, l’Inde et la Russie.

Or son modèle est aujourd’hui d’autant plus contesté qu’il a longtemps été imposé : sa contestation passe donc par un repli identitaire, dans lequel les civilisations non-occidentales sont soudées par leur opposition à l’Occident.

Face au pouvoir et aux valeurs de l’Occident, trois sortes de réactions sont envisageables : l’isolationnisme, l’acceptation des valeurs occidentales ou le développement de relations économico-militaires entre puissances non-occidentales comme signe de rejet de ce modèle culturel. Huntington insiste particulièrement sur l’importance de ce qu’il appelle la "connexion islamo-confucéenne", c’est-à-dire de la solidarité entre la civilisation islamique (puissance démographique) et la civilisation chinoise (puissance économique) dans leur opposition à l’aire occidentale. Il souligne en particulier que la prolifération des armes de destruction massive touche quasi-exclusivement des pays de ces deux zones (Irak, Iran, Corée du Nord, Pakistan…), notamment grâce à une coopération technologique entre eux.

Si certains exemples récents ont pu sembler donner raison à Huntington, sa thèse n’est pourtant pas exempte de critiques, et il semble que sa vérification empirique soit en partie liée à une lecture biaisée des événements récents.

  • Des conflits plus complexes qu’un simple affrontement culturel

Ne s’attacher qu’à la composante culturelle des conflits, si elle joue bien un rôle, est cependant le plus souvent simpliste. Le conflit du Darfour, à ses débuts, pouvait être vu comme un simple affrontement entre communautés.

Or une étude plus approfondie montre que les matières premières y jouent un rôle crucial, conformément aux conflits plus anciens (c’est d’ailleurs ce qu’on entend par le terme de géopolitique, qui renvoie à une typologie très classique et ancienne des conflits). 

  • La définition des aires civilisationnelles est assez largement arbitraire et contestable

D’une part, définir des aires civilisationnelles figées ne permet pas de prendre en compte le fait que les civilisations sont mouvantes, dans leur contenu culturel comme dans leur occupation géographique.

D’autre part, les critères de Huntington ne sont pas évidents : il n’avance par exemple aucune explication de la scission du continent américain en deux civilisation (alors que l’Amérique du Nord comme du Sud sont des terres qui ont été colonisés par les Européens selon des méthodes similaires), ou pour la distinction de la civilisation japonaise en dehors de la civilisation confucéenne.

Enfin, le choix de la religion comme critère déterminant des civilisations est sujet à caution : l’opposition entre chiites et sunnites au Moyen-Orient prouve que des tensions infra-civilisationnelles peuvent être aussi meurtrières que les conflits issus du "choc des civilisations".

  • L’incontournable original : Samuel Huntington, Le Choc des civilisations

Ce qu’en dit l’éditeur :  Menacé par la puissance grandissante de l’islam et de la Chine, l’Occident parviendra-t-il à conjurer son déclin ? Saurons-nous apprendre rapidement à coexister ou bien nos différences nous pousseront-elles vers un nouveau type de conflits, plus violents que ceux que nous avons connus depuis un siècle ? Pour Samuel Huntington, les peuples se regroupent désormais en fonction de leurs affinités culturelles. Les frontières politiques comptent moins que les barrières religieuses, ethniques, intellectuelles. Au conflit entre les blocs idéologiques de naguère succède le choc des civilisations… Le livre qu’il faut lire pour comprendre le monde contemporain et les vraies menaces qui s’annoncent…

 

  • Une critique constructive de la théorie du Choc des civilisations : René Rémond, Du Mur de Berlin aux Tours de New York

Ce qu’en dit l’éditeur : René Rémond s’interroge sur l’avenir ouvert par la chute du Mur de Berlin en 1989 et se pose la question de savoir si les attentats du 11 septembre 2001 viennent clore, ou non, l’espoir qu’avait suscité l’événement de 1989. Qu’avons-nous fait de cet espoir ?, se demande l’auteur qui examine tour à tour les grands thèmes de la culpabilité occidentale, de l’anti-américanisme, du rapport à l’Islam, de l’égalité – ou non ? – des différentes civilisations, de la mondialisation, de la richesse et de la pauvreté des nations. Bilan politique et historique d’une douzaine d’années particulièrement importantes, ce livre est un essai de réflexion à chaud de la part d’un historien spécialiste du contemporain. Il s’interroge enfin sur une assertion qu’on a entendue partout : Est-il vrai que plus rien ne sera après le 11 septembre comme avant ?

 

  • Pour faire le point sur l’histoire du monde depuis 1989 : Thierry de Montbrial, Quinze ans qui bouleversèrent le monde, de Berlin à Bagdad

Ce qu’en dit l’auteur :  Au regard de l’histoire universelle, la chute du communisme, entre 1989 et 1991, marque une rupture aussi importante que la Révolution française. Il y a un "avant" et un "après" bien distincts, même si les traces du passé s’effacent toujours lentement et jamais complètement. L’objet de ce livre, dont la conception est originale, est de faire revivre l’évolution du monde depuis la désagrégation des régimes du pacte de Varsovie. Il ne s’agit pas seulement de saisir les événements et leurs articulations, mais de restituer en temps réel comment la manière même de voir les problèmes du monde a évolué au cours d’une période de transformation accélérée. Comment est-on passé de l’euphorie consécutive à la chute du mur de Berlin à l’humeur sombre du début de ce siècle ? En embrassant ces quinze années, mon intention n’est pas seulement de répondre à la curiosité de lecteurs détachés, mais intéressés par l’histoire de leur temps au-delà de l’effervescence quotidienne qui brouille immédiatement la mémoire des contemporains. Je m’adresse plus généralement à celles et ceux qui éprouvent le besoin de déchiffrer un environnement qui les déconcerte.


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Les Commentaires

6
Avatar de Soja
2 janvier 2009 à 00h01
Soja
Ton article est complet et bien rédigé. On l'avais fait en cours, la prof nous avait expliquer oralement la théorie et nous avions regarder une vidéo sur le sujet, ça m'avait passionée =D ! De plus cette théorie a été mise au devant de la scène suite aux attentats du 11 septembre pour pointer du doigts un coupable en nous donnant le sentiment qu'il s'agit d'un "affrontement" religieux entre les 2 "aires" occidentale-islamique.. En gros c'est l'explication facile aux conflits internationaux alors que ces conflits ne sont pas ( ou pas uniquement) d'origine culturelle ou religieuse...
Honnêtement après le cours qu'on a eu, je me suis rendue compte que ce qu'on venait d'apprendre c'était ce que beaucoup ignorait. Vous allez pensez que je suis vraiment naïve de dire ça car beaucoup de choses nous sont caché à nous le "peuple" mais ça m'a bien "réveillée". Bon j'vais arrêter de raconter ma vie
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Voir les 6 commentaires

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