Au moment des faits, j’ai 16 ans, lui aussi. Je le connais depuis la maternelle, il a été mon premier petit ami au collège, mon premier baiser et mes premières mains moites lorsque je le retrouvais dans le centre-ville pour aller au cinéma. On se revoit lors d’une soirée avec des ami·es en commun. C’est l’époque des premières soirées, des premiers verres d’alcool de Manzana trop sucrée et des joints qui tournent. Il est en couple, mais l’ambiguïté entre nous reste intacte, on ne se voit pas souvent, mais quand c’est le cas, nous sommes plutôt heureux·se de nous retrouver. Un brin désinhibés, nous nous embrassons alors que les lumières s’éteignent pour tout le reste de la maison. Les baisers continuent et son souffle devient plus fort, plus lourd. Ses mains se baladent sur mon corps pétrifié, allongé sur un matelas peu confortable, à quelques centimètres du sol. Je sais que je ne veux pas, ni lui, ni ça. Je dis « Arrête », je dis « Arrête, s’il te plaît », à de nombreuses reprises et distinctement. Et même si c’est un effort difficile, je le répète. Il me répond « Ne t’inquiète pas », à de nombreuses reprises, en continuant à parcourir mon corps et mon sexe, toujours pétrifiés, quasi inertes.
« Pendant 2 ans, j’ai vécu avec cette zone d’ombre dans ma mémoire »
On me dira sûrement que j’aurais dû partir, que j’aurais pu être plus agressive, que j’aurais pu utiliser la force, mais je ne l’ai pas fait. J’ai eu souvent honte de la raison, mais je crois que c’était par politesse ou docilité. En tant que femme ayant grandi en tant que femme « stéréotypée », on m’a vite appris à être gentille, apprêtée et agréable en société. On m’a appris à sourire plutôt qu’à dire ce que je pense. Et on m’a aussi appris que mon corps était susceptible d’être une menace pour moi-même ; qu’il soit dans la rue, dans les transports, au travail, et même dans mon propre lit d’adolescente. Tout ça pour dire que j’ai dit « Arrête, s’il te plaît » (avec marque de politesse apparente, vous en conviendrez) et qu’il m’a répondu « Ne t’inquiète pas ». Il semblait assez clair à ce stade que le respect du consentement ne paraissait pas si naturel.
Suite à cette nuit-là, je me suis sentie faible, impuissante, car j’avais échoué à protéger mon corps de ces caresses non consenties et d’avoir été perçue volontairement inaudible pour les oreilles de mon agresseur/ex-petit ami/ami d’enfance. Pendant 2 ans, j’ai vécu avec cette zone d’ombre dans ma mémoire comme un rappel que j’allais devoir me battre pour que mon corps m’appartienne. Puis un traumatisme en sauve parfois un autre. J’ai vécu d’autres violences sexuelles avec mon copain quelques années après, et j’ai cessé d’y penser.
« Je veux qu’on parle de cette soirée-là »
Cette longue histoire pour arriver 8 ans plus tard, dans un bar parisien, l’un en face de l’autre, à partager une bouteille de blanc. Il m’a contactée pour mon anniversaire il y a 2 mois, et nous avons poursuivi la discussion. J’accepte de le voir. Je n’attends rien de lui, car je me sens profondément en adéquation avec moi-même, je vais bien. Lui, il est toujours aussi grand. La légère tachycardie des nouvelles rencontres laisse place à une discussion décontractée sur nos vies actuelles, notre école primaire et nos ami·es d’enfance. Puis, je ne sais plus vraiment la manière dont il enchaîne le pas, mais ça donne un truc du genre : « Je veux qu’on parle de cette soirée-là ». Il n’y a pas de mise en contexte, mais on sait pourtant très bien tous les deux de quoi on parle.
Ce moment, je ne m’y étais jamais préparée, je l’écoute. Il me dit qu’il s’en veut, depuis le lendemain, depuis 8 ans. Il s’en est toujours voulu, et s’en est toujours souvenu ; de l’alcool, du matelas sur le sol, de mes « Non, arrête », de ses mains qui m’effrayaient, il s’en souvient. Il en a fait des cauchemars, il y a repensé à chaque fois qu’une femme lui parlait d’agression sexuelle qu’elle avait vécue. Il sait ce qu’il a fait ce soir-là et il ne cherche pas à ce que je l’excuse. Enfin, c’est ce qu’il dit, peut-être qu’inconsciemment (ou non), c’est une forme de rédemption de payer sa tournée et de confronter de vieux démons. Il poursuit sur les relations qu’il a eues après cette nuit-là, et sur notamment son point d’honneur à mettre sur un piédestal toutes ses copines : en les écoutant, les choyant et protégeant toutes les femmes qui l’entourent. Il avait hésité à m’en parler parce qu’il avait peur de ressasser de très mauvais souvenirs. Bon, vous l’aurez compris, il l’a fait quand même.
C’est à mon tour de parler. Je ne lui dis pas que je l’excuse, ni que je le remercie. Je lui dis que l’eau a coulé sous les ponts, et que même s’il y a encore des barrages dans ma vie, ce souvenir n’en fait plus partie. Je lui réponds que c’est important d’en avoir pris conscience pour lui et toutes les femmes qu’il rencontrait. J’ai accueilli sa parole, pas pour le féliciter, mais pour lui dire qu’on en avait besoin, pas nous les victimes, mais nous la société. Comme on a besoin que la parole des victimes soit crue, comme on a besoin que les hommes changent et admettent leurs erreurs publiquement.
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Ni pardonner, ni accueillir la charge morale
Après cette discussion, nous avons pris une bière et nous sommes allé·es jouer au babyfoot. Les choses auraient pu être différentes : j’aurais pu ne pas accepter de le voir, j’aurais pu être encore traumatisée, j’aurais pu lui en vouloir, j’aurais pu ne pas être aussi sereine. Mais j’ai décidé d’apprendre à vivre pour moi, sans laisser d’autres personnes interférer avec l’amour que je me porte.
Si j’écris aujourd’hui cette histoire, ce n’est en aucun cas pour pardonner ou accueillir de manière empathique la charge morale d’un coupable d’attouchements, non plus pour dédramatiser un traumatisme. Certain·es seront indigné·es, pour moi c’est primordial de pouvoir en parler ; parler de nos histoires et en parler avec nos agresseurs si on en exprime l’envie ou le besoin. Les récits « ordinaires » de nos agresseurs sont, le plus souvent, ceux de nos amis, nos pères, nos frères, nos cousins, nos collègues, nos proches. Leur laisser cette place-là dans l’espace public, c’est pour moi, l’opportunité de mettre en lumière le nombre vertigineux de violences faites dans un cadre de confiance. Et abattre l’idée malsaine qu’un auteur de violences est typiquement un inconnu déviant, cela passe aussi par laisser s’exprimer ces personnes qui ont volé des instants de nos vies. Cette lutte féministe, ce n’est pas uniquement une affaire de femmes qui souffrent, c’est une affaire d’hommes qui grandissent avec des comportements problématiques qui font souffrir les femmes.
Alors, tu ne seras pas toute ta vie un agresseur, mais tu l’as été une fois. Agir contre le consentement d’une personne ne sera jamais un comportement juvénile, c’est grave et traumatisant pour la victime. On ne l’excusera jamais, mais il est essentiel de changer et d’agir pour que les gens autour de nous et les futures générations ne perpétuent pas ce cercle insupportable des violences.
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Les Commentaires
Enfin encore faudrait-il mettre en place de véritables actions à l'échelle de la société entière... On est d'accord c'est pas une partie de baby-foot qui va régler le problème.
Je suis assez d'accord aussi avec l'idée de démystifier la figure de l'agresseur. C'est dangereux d'entretenir le mythe que l'agresseur sexuel c'est juste un type chelou au coin de la rue, ça permet aux autres de se déresponsabiliser en se disant "non mais moi je suis pas comme ça". L'agresseur, ça peut être n'importe qui, ce sont les hommes (en majorité) que l'on côtoie tous les jours, avec qui on se marre, en qui on a confiance. Personne n'est à l'abris, et par-dessus tout, il ne faut pas qu'eux-mêmes se sentent à l'abris de faire de la merde et relâchent leur vigilance parce que ce sont des "mecs bien".
Et effectivement ce n'est pas une question de contexte social, ou alors on parle du contexte social général, parce que, ça rejoint l'idée précédente, TOUT LE MONDE peut être un agresseur peu importe d'où il vient même si il est d'un milieu aisé, éduqué, d'une famille saine, etc. etc. C'est la société dans sa globalité qui a un problème. C'est pas seulement les gens que l'on aime reléguer à la catégorie "cassos", pour se rassurer soi-même en se disant qu'on n'est pas comme eux.
Ce témoignage est peut-être difficile à lire pour certain.e.s survivant.e.s (mais je ne suis pas concernée donc je ne veux pas parler en leur nom), et ça se comprendrait tout à fait, mais il soulève des points que je trouve assez intéressants.