Tout ça pour ça. Jeudi 8 février dans la soirée, après des semaines d’interrogation quant à l’éviction du juge Édouard Durand à la présidence de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), et seulement trois jours après sa prise de fonction officielle, Sébastien Boueilh, co-fondateur de l’association Colosse aux pieds d’argile et nouveau président de l’instance, a annoncé qu’il démissionnait.
Son départ, indiqué avec fracas dans un communiqué publié sur le compte Instagram de la CIIVISE, fait suite à des semaines de remous et de controverses, qui ont atteint leur apogée au lendemain de la présentation de la feuille route de la CIIVISE nouvelle version, lorsque sa nouvelle vice-présidente, la pédiatre et légiste Caroline Rey-Salmon, a fait l’objet d’une plainte pour agression sexuelle. Elle-même avait annoncé sa « mise en retrait totale » de la Commission mercredi 7 février, au lendemain du dépôt de plainte par une jeune femme, qu’elle avait reçu en qualité d’experte légiste en 2020 dans le cadre d’une enquête judiciaire pour inceste.
Un « changement de doctrine » manifeste
Dans le communiqué de la CIIVISE, Sébastien Boueilh explique être « la cible de calomnies, d’attaques personnelles » et la commission faire « l’objet de controverses qui ne permettent pas la sérénité nécessaire à la réalisation de ses missions ».
Il faut dire que la nomination de l’ex-rugbyman, engagé dans la lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants dans le sport, ne s’est pas faite sous les meilleurs auspices. Elle est très contestée par les acteurices de la protection de l’enfance, qui tous réclamaient le maintien du juge des enfants Édouard Durand à la tête de la commission indépendante. Profondément engagé, il avait été écarté, tout comme sa vice-présidente Nathalie Mathieu malgré son souhait de poursuivre sa mission à la tête de la CIIVISE. Selon Mediapart, sa ligne était jugée « trop politique, trop militante, trop féministe » par le gouvernement, qui lui avait donc préféré Sébastien Boueilh, à l’approche plus consensuelle.
L’éviction du juge Durand avait suscité, en décembre dernier, colère et incompréhension de la part du milieu associatif et des membres de la CIIVISE. Douze d’entre eux avaient remis leur démission en signe de protestation, et avaient fait part de leur inquiétude quant au risque de « changement de doctrine » de l’instance.
De fait, ils avaient vu juste. Présentée lundi 5 février, la feuille de route de la CIIVISE 2 s’éloigne fortement de la ligne conductrice édictée en 2021 sous l’égide du duo Durand-Mathieu. Exit les réunions publiques, qui ont pourtant permis de « gagner du terrain sur le déni » de l’inceste selon Édouard Durand grâce aux 30 000 témoignages recueillis en l’espace de trois ans. Mais aussi parce que l’acte II de la CIIVISE préfère ouvrir son champ de compétences à d’autres terrains (la cyberpédocriminalité, les violences sexuelles faites aux personnes handicapées, la prostitution des mineurs), plutôt que de poursuivre son travail de déconstruction du tabou de l’inceste. Aucune garantie non plus que les 82 préconisations émises par la précédente équipe de la CIIVISE dans un rapport remis en novembre dernier seront appliquées.
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La fin de « Je te crois, je te protège »
Mais surtout, ce qui a choqué, ce sont les prises de position de la nouvelle équipe dirigeante. Opposé à l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles commis sur les mineur·es, Sébastien Boueilh avait claqué la porte de la CIIVISE 1 l’an dernier, tandis que Caroline Rey-Salmon en avait aussi démissionné en 2022, refusant de s’aligner sur l’une des préconisations phares de la commission : celle de rendre obligatoires les signalements des violences sexuelles sur mineur·es par les médecins.
La pédiatre et légiste avait tenu des propos ambigus sur le « syndrome d’aliénation parentale », pseudo-concept scientifique qui décridibilise la parole des enfants victimes de violences sexuelles et celle de leur parent protecteur. « Je suis pour qu’on écoute la parole des enfants, mais elle doit être analysée, étudiée. J’ai toujours dans la tête les déflagrations qu’a suscitées l’affaire Outreau et je ne souhaiterais pas qu’on ait d’autres affaires comme celle-là », avait-elle déclaré à Mediapart, suscitant l’indignation des ex-membres de la CIIVISE et des associations de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants.
Qu’en est-il alors, de la doctrine cardinale de la CIIVISE, celle qui justifie sa création et doit guider chacune de ses actions, « Je te crois, je te protège » ? Elle a fini par être foulée au pied mardi 6 février sur le plateau de l’émission « Quotidien » lorsque Sébastien Boueilh, interrogé sur l’accusation d’agression sexuelle portée à l’encontre de sa vice-présidente, a préféré apporter son soutien à « Caroline » plutôt qu’à Louison, sa victime présumée. Avant d’ajouter : « Si la victime a porté plainte tant mieux, je pense que Caroline le fera aussi et la justice tranchera ».
Oubliant au passage que non, la justice ne fait pas toujours son travail lorsqu’il s’agit de violences sexuelles, a fortiori faites aux enfants. Et que la vérité judiciaire est loin de se ranger derrière toutes les victimes ou leur parent protecteur, comme le montrent de nombreuses décisions de justice.
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Le gouvernement attendu sur l’avenir de la CIIVISE
Qu’attendre désormais alors de la CIIVISE ? Du côté des associations et des acteurs engagés contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, persiste un profond sentiment d’échec et de perte de temps.
Sur X, Arnaud Gallais, membre démissionnaire de la CIIVISE 1 et cofondateur de l’association Mouv’Enfants n’a pas caché sa colère. « Quel gâchis », commente-t-il, avant d’appeler directement Emmanuel Macron à « faire preuve de responsabilité » : « Nous n’avons pas compris pourquoi le juge Édouard Durand avait été évincé de ses fonctions de président de la CIIVISE. Il n’est jamais trop tard, nous pouvons avancer. Vous pouvez agir, soyez à la hauteur des enjeux. »
Pour l’heure, ni Emmanuel Macron, ni Sarah El Haïry, ministre déléguée à l’enfance, à la jeunesse et aux familles nommée hier dans la soirée, n’ont réagi. Le gouvernement a simplement indiqué « prendre acte » de la démission de Sébastien Boueilh. « Nous réunirons dans les prochaines semaines les acteurs du secteur pour étudier les suites à donner à la commission », a indiqué l’entourage de Catherine Vautrin, ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités.
Cela signifie-t-il que la fin pure et simple de la CIIVISE, alors que la lutte contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants ont tant besoin de mobilisation de tous les acteurices concerné·es au sein d’une instance forte et indépendante ? Réponse dans les prochaines semaines.
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Les Commentaires
Je n'aurai jamais imaginé un tel scénario. Je doute que le gouvernement va revenir sur sa décision et je ne pense pas que cette commission sera maintenue.
Comme d'habitude, ça sera aux associations et aux personnels de la fonction publique impliqués de se battre sans aucun soutien.