Article initialement publié le 18 mars 2015.
Cet article a été écrit dans le cadre d’un partenariat. Conformément à notre Manifeste, on y a écrit ce qu’on voulait.
Christelle m’avait donné rendez-vous à la sortie de l’escalier du métro. Quelques zigzags dans la rue plus tard, entre les travaux et les gens pressés, nous voilà sur le canapé de la rédac. Christelle me semble un peu intimidée, mais elle sourit tout en essayant de faire asseoir Elfie, la femelle labrador noire qui l’accompagne et a apparemment décidé que le studio regorgeait de choses marrantes à renifler. Elfie n’est pas un chien de compagnie : depuis quatre ans, elle est le guide de Christelle dans ses trajets quotidiens.
Christelle est aveugle. Elle n’a pas de gêne à parler de son handicap, ou du moins, elle en a l’habitude, m’explique-t-elle, puisqu’elle est bénévole à l’Association nationale des maîtres de chiens guides d’aveugles. J’en profite pour faire avec elle un point sur le vocabulaire :
« Pour les gens qui ne voient pas, on dit aveugle. Dans les textes, on parle de déficient visuel : ça englobe les malvoyants et les non-voyants. Mais entre nous, on peut s’appeler aussi bien les miros que les bigleux, on s’en fiche, franchement. »
En fait, Christelle ne voit pas depuis qu’elle est toute petite. Elle a eu un rétinoblastome, un cancer de la rétine, une maladie génétique orpheline qui touche les très jeunes enfants.
« J’avais un an et demi quand j’ai perdu la vue du premier oeil, deux ans pour le deuxième. »
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De la biologie au bénévolat, un heureux hasard
Dès la maternelle, elle a appris le braille. À l’école, Christelle se rappelle avoir toujours été bien intégrée avec les autres enfants. Elle garde un moins bon souvenir du collège :
« Je devais aller à celui qui était en face de chez moi, mais l’inspecteur a refusé. J’ai été envoyée dans un collège à Créteil, parce qu’une des profs là-bas lisait le braille. J’ai vécu un cauchemar : elle me comparait en permanence à une élève aveugle qu’elle avait eu avant, et qui n’était pas comme moi. »
Au lycée, les choses se sont arrangées. Christelle a fait un bac S. Puis, passionnée par la biologie et la chimie, elle s’est lancée dans une licence en biologie et écologie, pour travailler sur l’environnement et les risques d’impact en bureau d’études ou dans l’hygiène et la sécurité :
« J’ai choisi mes études en fonction des débouchés, et de ce qui était possible : travailler en laboratoire et de faire des manipulations, pour moi, ça ne l’est pas. »
Christelle a poursuivi par un master en risques environnementaux et chimiques. Ensuite, elle a cherché du boulot :
« Au bout d’un moment, on s’ennuie un peu. Je ne suis pas habituée à rester toute seule chez moi. Du coup, je me suis présentée en tant que bénévole à l’Association nationale des maîtres de chiens guides d’aveugles. Après quatre ans de recherche de boulot post-master, j’avoue que je me suis lassée, j’ai lâché l’affaire. Maintenant, je suis à fond dans l’association. »
« Comment tu fais pour te doucher ? »
Depuis trois ans, en effet, Christelle est bénévole à l’Association nationale des maîtres de chiens guides d’aveugles, et depuis un an, elle y est aussi administratrice. Concrètement, elle intervient dans les écoles primaires, les collèges, les lycées, et les entreprises, pour sensibiliser au handicap visuel et présenter les chiens guides d’aveugle. Tout a commencé un peu par hasard :
« Un jour, l’association avait besoin de quelqu’un pour une intervention, et ils m’ont demandé si ça m’intéressait. Honnêtement, je n’ai pas du tout de facilités pour m’exprimer en public. Mais on s’y fait, et puis on connaît plus ou moins le discours, c’est plus facile. »
L’intervention peut être sollicitée par des entreprises ou des établissements, comme les écoles d’infirmières. Parfois, l’association prend aussi l’initiative d’intervenir, comme dans les formations des chauffeurs de taxis, à qui il faut rappeler que le chien guide d’aveugle a des droits et qu’ils ne peuvent pas refuser de le transporter.
Christelle se rend aussi dans plusieurs classes d’écoles primaires à Vincennes, et apprécie particulièrement la qualité des échanges avec les enfants :
« En primaire, ils sont curieux, spontanés. Ils n’ont aucun complexe à poser les questions les plus tordues possibles. Ca va de comment tu fais un gâteau au chocolat, à comment tu fais pour te brosser les cheveux, pour te doucher… À cette dernière question, je leur réponds qu’eux non plus n’ont pas de miroir dans leur douche ! Parfois, dans le RER, je croise des gens qui me disent que je suis venue dans leur classe. Je ne sais pas si c’est moi qu’ils reconnaissent ou juste un chien guide, mais c’est assez marrant ! »
Elle regrette que les interventions soient un peu plus compliquées au collège, où le message a du mal à passer :
« Parfois, on parle pendant deux heures sans s’arrêter, et on ne sait pas si les élèves écoutent vraiment. Ils sont dans la phase coincée, où ils n’osent pas poser de questions parce qu’ils ont peur que leurs copains les trouvent débiles et se foutent d’eux. »
Son emploi du temps se remplit vite, surtout pendant les périodes de sensibilisation importantes. En dehors des interventions, Christelle travaille aussi à former les bénévoles qui se rendent dans les entreprises et les établissements. Leur discours doit être harmonisé au sein de la Fédération française des associations de chiens guides d’aveugle, mais aussi adapté à chaque public.
« Avec une autre bénévole, on fait des formations, qui consistent surtout à échanger avec les intervenants. On crée aussi des guides, sous forme de documents écrits. Je travaille souvent de chez moi dessus et je gère mon temps comme je veux. Même si je n’ai pas forcément des choses à faire tous les jours, au final, ça me prend pas mal de temps. »
Le chien guide d’aveugle, encore méconnu
Informer, c’est aussi expliquer ce que le public ne sait pas forcément : les chiens guides d’aveugles ne sont pas réservés qu’aux non-voyants, et les malvoyants peuvent aussi en bénéficier, dès l’instant où ils ne sont pas capables de se déplacer seuls.
« Beaucoup de gens croient que le chien est payant, alors qu’il nous est remis gratuitement. D’autres n’en voient pas l’intérêt et considèrent surtout les contraintes. »
Si Christelle est si bien renseignée, c’est aussi parce que l’idée du chien guide a fait son chemin naturellement chez elle :
« Mes grands-parents n’habitaient pas très loin de l’école de chiens guides de Coubert, en Seine-et-Marne. Depuis toute petite, j’allais aux journées portes ouvertes. J’ai toujours eu des chiens de compagnie, et au bout d’un moment, tu te dis que tant qu’à prendre un chien, autant que ce soit un chien guide ! »
En général, les écoles de la Fédération remettent des chiens guides aux adultes. Il est cependant possible de faire une demande pour les plus jeunes auprès d’une autre école spécialisée, basée près d’Avignon. Mais Christelle a préféré attendre la fin de ses études :
« Je ne vois pas où j’aurais pu mettre le chien dans les amphis blindés. Et dans les salles de TP, avec tous les produits, je ne suis pas sûre que ce soit forcément sa place. Je me disais qu’après, si je bossais, il serait dans mon bureau. En théorie, entre le moment où l’on fait la demande et celui où on a le chien, il s’écoule en moyenne deux ans, alors j’ai fait la mienne à l’école en master 1. »
À chaque chien son maître
Le parcours pour obtenir un chien guide commence par un test avec un instructeur en locomotion, sur un trajet connu et un autre inconnu de la personne déficiente visuelle :
« Il faut savoir dire au chien à quel moment traverser, et être capable de se repérer dans l’espace : quand on est à un carrefour ou un rond-point inconnu, il faut pouvoir savoir la forme qu’il a. On a aussi un entretien avec un éducateur. »
L’instructeur est ensuite venu au domicile de Christelle, pour voir son milieu de vie, établir les trajets qu’elle fait tous les jours, son usage des transports en commun et sa vitesse de déplacement :
« Je marche assez vite et je fais beaucoup de trajets inconnus. Je prends les transports en commun pratiquement tous les jours, de jour comme de nuit, et j’habite à un kilomètre de la gare. »
Elle a rencontrée un psychologue comportementaliste, qui lui a fait passer un entretien pour évaluer sa motivation et son caractère :
« Ils essayent de trouver le chien qui nous correspond. À quelqu’un de sportif, on ne va pas donner un chien qui dort tout le temps ! »
Avant de se voir remettre Elfie, Christelle a essayé plusieurs chiens pour trouver une allure de marche, apprendre à jouer avec eux et à se faire obéir. Ensuite, pendant une semaine, elle a appris à s’occuper du chien et à lui donner des ordres. La semaine suivante, elle a travaillé avec les éducateurs sur ses trajets réguliers.
Des textos et des photos pour la famille d’accueil
Avant d’être confiée à Christelle, Elfie est passée par l’école de chiens-guides, où elle a obtenu son certificat, et par une famille d’accueil. De 3 mois à un an, cette famille est chargée de sociabiliser le chien, de l’emmener dans les magasins et les transports, de lui apprendre à ne pas avoir peur et à être propre. L’animal est confié à une famille de week-end sur les fins de semaines, et à une famille de séjour pendant les vacances de l’éducateur.
Christelle a rencontré les trois familles pendant la première semaine de remise du chien, lors d’un goûter organisé par l’école de chiens guides :
« Je n’ai gardé contact qu’avec la famille d’accueil. On essaye de se voir une fois par an, Elfie est toujours contente de les retrouver. Le reste du temps, j’envoie des mails ou des textos avec une photo d’Elfie, pour leur dire que la chienne va bien. »
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Christelle n’a pas d’obligation d’entretenir cette relation. Certaines écoles ne communiquent pas les coordonnées des familles, et certains maîtres préfèrent s’en détacher. La famille qui s’est occupée d’Elfie a eu trois chiens, mais c’est le seul dont elle prend encore des nouvelles :
« Je pense que leur attachement au chien est peut-être plus important que celui des autres familles : pendant un an, ils s’en sont occupés pratiquement tous les jours. »
Métro, concerts et randonnées
Christelle est très autonome, et selon elle, ce n’est pas le cas de toutes les personnes aveugles : certaines ne sont pas à l’aise pour sortir, même avec une canne. Elle sait que les déficients visuels ont tendance à dire que l’arrivée du chien a changé leur vie. Elle-même tempère cette idée, mais admet que son quotidien est différent :
« C’est vrai que les déplacements sont plus fluides. Avant, je me servais d’une canne blanche. On sait qu’un poteau est là parce qu’on l’a tapé. Le chien, lui, passe à côté, et je ne me rends même pas compte. Dans les transports en commun aussi, c’est super. Quand le métro arrive à quai, le chien t’amène jusqu’à la porte, qu’elle soit ouverte ou fermée : plus besoin d’écouter ! Quand je cherche un escalator, Elfie va me présenter directement celui qui va dans le bon sens. »
Christelle a toujours été très sportive : elle a fait de l’équitation, de la natation, de la danse de salon, de la gym douce… Et ce n’est pas près de s’arrêter. Depuis qu’elle est la maîtresse d’Elfie, tous les dimanches, elle part marcher en groupe dans la nature :
« Pour être efficace au travail, Elfie a énormément besoin de se défouler. Sur Internet, j’ai trouvé deux clubs de randonnée dont l’objectif est notamment la détente des chiens guides. »
Le concept diffère un peu de celui d’un club classique :
« On part dans la forêt en transports en commun. Arrivés là-bas, on lâche les chiens pour qu’ils fassent leur vie, pendant que les personnes voyantes du club nous guident. Dans l’un des clubs, on est une dizaine de participants, dans l’autre, encore moins, et au final, c’est plutôt devenu une bande de potes. »
Christelle est aussi une fan de musique. Elle assiste à un concert par mois en moyenne, et là encore, Elfie l’accompagne :
« Elle se met en boule sous le siège et attend que ça se passe. »
En général, la présence du chien est bien acceptée dans les lieux publics. Christelle prend le temps d’expliquer le rôle d’Elfie, et se heurte à peu de refus. Mais il y a toujours des exceptions :
« Au dernier concert où je suis allée, au Zénith, ça s’est mal passé parce qu’ils ne veulent pas laisser rentrer les chiens. Ils les « gardent » en-dehors de la salle, devant l’infirmerie. J’ai refusé qu’ils le fassent cette fois, parce qu’il faisait froid, mais surtout parce que ça m’était déjà arrivé l’année dernière, et des gens étaient venus me voir à l’entracte en me disant que ma chienne hurlait dehors. Quand on essaye de contacter la salle, ils ne répondent pas au téléphone ni aux mails. Du coup, je pense que je vais les attaquer par Facebook… »
Avoir un chien guide représente un certain nombre de contraintes :
« La canne, on la plie et on la range dans un placard. Le chien, ça marche moins bien ! Il faut le nourrir, le faire soigner, le sortir… Le soir, s’il ne pleut pas, on fait un tour de pâté de maisons. Et quand je suis disponible le matin, je vais la lâcher sur les bords de Marne où on fait une bonne balade d’une heure. »
À l’étranger, pas sûr que le chien soit accepté
En juin, pour la première fois, Elfie prendra l’avion avec Christelle, qui va se rendre au Congrès national de la Fédération des associations de chiens guides d’aveugle à Toulouse. Mais lorsque Christelle se déplace à l’étranger, elle confie Elfie à ses parents, qui habitent à dix minutes de chez elle, à son petit frère, à leurs amis ou à l’école de chiens guides :
« En mai, je vais partir en vacances au Maroc. Je n’emmène pas Elfie, je pars juste avec une canne blanche. Je vais faire de la montagne pendant dix jours et nous avons un guide par personne, du coup je ne vois pas l’intérêt d’avoir le chien avec moi. »
Christelle estime être assez bien prise en charge dans les aéroports et à la SNCF, où elle bénéficie d’un accueil personnalisé. Elle veut aussi s’éviter certaines difficultés supplémentaires qui pourraient survenir dans des pays où la culture du chien n’est pas la même qu’en France :
« Il y a aussi des endroits où je ne suis pas sûre que le chien soit très bien accepté. En Chine, par exemple, les chiens guides d’aveugle ont eu le droit de prendre les transports pendant les Jeux Olympiques, mais depuis, ils sont de nouveau interdits. S’il faut se battre pendant une semaine à cause de la léglislation, ça ne vaut pas la peine. »
Un super chien, mais un chien quand même
Grâce à son éducation, le chien guide a le droit de rentrer partout, à l’exception des salles de soins et des chambres d’hôpital, qui sont soumises à des normes d’hygiène. Christelle insiste sur cet aspect : Elfie est dressée et ne fait pas n’importe quoi. Mais elle aimerait aussi que les gens prennent conscience que sa chienne n’est pas infaillible :
« Quand quelqu’un l’appelle dans la rue, elle tourne de l’autre côté… Des fois, on se mange un peu des poteaux, ça arrive. En principe, tu fais demi-tour et tu lui fais refaire l’exercice. Après, j’avoue que quand je n’ai pas le temps, je lâche un peu l’affaire. Ah oui : elle ne sait pas lire, et elle ne sait pas non plus si le feu est rouge ou vert ! Ce n’est pas un animal avec des supers pouvoirs, c’est juste un chien. »
Lorsque Christelle lui enlève son harnais et qu’elle n’est pas à l’extérieur, Elfie redevient un animal comme un autre :
« À la maison, elle ne monte pas sur le canapé, et elle ne va pas dans la chambre. Il faut qu’elle reste à sa place de chien, ce n’est pas un enfant ou je ne sais quoi, et ce ne serait pas bon pour elle de la traiter comme ça. »
Comme les autres chiens guides d’aveugles, Elfie partira en retraite au bout de dix ans maximum :
« À huit ans, les chiens passent un bilan gériatrique. En Île-de-France, ils prennent les transports en commun : c’est du stress, et ça peut entraîner des problèmes articulaires, puisqu’à la base, un chien n’est pas fait pour monter et descendre des escaliers. »
Christelle pense donc refaire une demande d’ici deux ans :
« Dans l’association, je connais des gens qui en sont à leur quatrième ou à leur sixième chien. Bien sûr, il ne faut pas comparer, car chaque chienne est différente. »
Dans tous les cas, l’important pour la bénévole est de continuer à aller de l’avant :
« Parfois, on se dit que les choses seraient mieux si elles étaient autrement, mais de toute façon, on n’a pas le choix. Soit on se replie sur soi-même et on ne fait plus rien, soit on fait avec, et on se débrouille. »
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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