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Féminisme

20 euros le paquet de tampons : au Liban, la précarité menstruelle fait des ravages

Depuis le début de la crise économique au Liban, tout manque, et les protections périodiques sont reléguées au rang de produits non essentiels. Une situation qui affecte durement les femmes sur le plan sanitaire, psychologique et social.

« Nous sommes cinq filles à la maison. Je vous laisse imaginer le nombre de serviettes périodiques dont nous avons besoin tous les mois…

Au début de la crise, notre père a fait des réserves, mais nous avons épuisé notre stock en trois mois. Et avec l’hyperinflation, elles sont devenues si chères ! Nous ne savons pas si nous allons pouvoir continuer à en acheter. »

Rena a une vingtaine d’années. Appartenant auparavant à la classe moyenne, elle vit désormais sous le seuil de pauvreté, comme près des trois quarts des Libanais et Libanaises

La Banque mondiale définit la situation libanaise actuelle comme l’une des pires crises économiques au monde depuis 1850. L’inflation devrait atteindre 100% d’ici à la fin de l’année et la monnaie nationale a perdu plus de 90% de sa valeur.

Les Libanais et Libanaises ont faim, et de nombreux médicaments essentiels ne sont plus disponibles. Les explosions du port de Beyrouth en août 2020 ont par ailleurs ravagé plusieurs quartiers et hôpitaux, laissant des milliers d’habitants dans le dénuement le plus total.

Les femmes, elles, doivent supporter un fléau supplémentaire : celui de la précarité menstruelle.

Le prix délirant des protections hygiéniques au Liban

Depuis l’automne 2019, le prix des protections périodiques a triplé, voire quintuplé. Un paquet qui valait autrefois 3000 livres (1,69€) peut coûter aujourd’hui 35.000 livres, soit un peu moins de 20€. Assil, elle aussi fortement affectée par la crise, n’avait jamais connu ça auparavant.

« Avant, nous achetions plein de paquets de serviettes et nous les stockions à la maison. On n’en manquait jamais. Désormais, nous ne savons pas si nous allons pouvoir continuer à en acheter. » 

Trois femmes sur quatre touchées par la précarité menstruelle au Liban

L’ONG locale Fe-male, à l’origine d’une étude sur le sujet publiée en juillet dernier, estime que trois femmes sur quatre dans le pays (les Libanaises, mais aussi les réfugiées syriennes et palestiniennes) ont aujourd’hui des difficultés pour se procurer des protections menstruelles tous les mois.

Pour ces personnes, dont certaines étaient déjà dans une situation de grande pauvreté avant la crise, il n’est d’ailleurs même plus question d’en acheter.

« Certaines doivent choisir entre des protections et du lait pour leur bébé », se désole Evelina Llewellyn, réalisatrice britannique expatriée au Liban. En 2021, elle a créé avec Assil Khalife le festival Jeyetna (« Nous avons nos règles » en arabe libanais), qui lui a permis de projeter à travers le pays un documentaire sur la précarité menstruelle qu’elle a réalisé en quelques mois.

Un dessin de culotte ensanglantée avec inscrit en arabe libanais : « Si c'est pour faire du profit, barrez-vous »
« Si c’est pour faire du profit, barrez-vous » — @jeyetna

À chaque projection, l’équipe distribue des protections réutilisables aux femmes dans le besoin. En allant à la rencontre des Libanaises et des réfugiées, Evelina et Assil ont pu établir une définition précise de la précarité menstruelle, qu’elles définissent par quatre piliers :

  • Le manque d’accès à des protections périodiques 
  • Le manque d’accès à une salle de bain propre et sécurisée
  • Le manque d’accès à des informations sur ses règles et son corps
  • Le manque d’accès à un « safe space » durant ses règles

Papier, carton, chiffons et vieux t-shirts 

Les personnes concernées utilisent ce qu’elles peuvent pour absorber leur flux menstruel — « Elles prennent du papier ou du carton, des chiffons, de vieux tissus, de vieux t-shirts » observe Asma Kurdahi, directrice du bureau libanais du Fonds des Nations unies pour la population, qui organise des distributions de serviettes et des campagnes de sensibilisation sur la santé sexuelle. 

D’autres gardent des protections pendant plusieurs jours et contractent parfois des infections vaginales ou vulvaires, ce que déplore l’activiste Myriam Skaf :

« Quand c’est le cas, elles n’ont pas d’argent pour aller voir un médecin. Et quand bien même elles en auraient, elles n’ont pas d’argent pour acheter des médicaments ou pour aller à la pharmacie. Dans les zones les plus pauvres, il est impossible de se déplacer, et les taxis coûtent une fortune. »

En 2020, cette jeune femme a arrêté ses études et a créé l’association Jeyetik (« j’ai mes règles » en arabe libanais), qui collecte et distribue des serviettes jetables dans tout le pays. 

Des protections prêtes à être distribuées.
Des protections prêtes à être distribuées. — @jeyetik

Depuis les explosions du port de Beyrouth, Myriam a fait de la lutte contre la précarité menstruelle son combat principal. Car c’est aussi une lutte contre le patriarcat :

« C’est ce que j’explique aux gens – surtout aux hommes – qui me disent que ce n’est pas une priorité parce que nous devons manger.

Comment les femmes en précarité menstruelle peuvent-elles aller à l’université ? À l’école ? Comment peuvent-elles avoir une vie riche ? Ou seulement normale ?

Elles n’ont aucune stabilité émotionnelle, elles ne peuvent se concentrer sur rien. Sur le long terme, elles ratent leur vie. Et les hommes continuent comme avant. Je ne peux pas l’accepter. » 

Assil, directement touchée, se sent marginalisée et discriminée à cause de son genre.

« Cette société est patriarcale. En pleine crise, le gouvernement décide de subventionner les rasoirs pour les hommes, qu’il considère comme une nécessité, et ignore le fait que les femmes saignent tous les mois. Je suis sûre que si c’étaient les hommes qui avaient leurs règles, les choses seraient gérées différemment. »

« Est-ce que cette cup va briser mon hymen ? »

Les conséquences psychologiques de la précarité menstruelle sur les personnes concernées sont dévastatrices, assure Asma Kurdahi.

« Elles souffrent davantage d’anxiété car il n’existe pas de réseau d’entraide où elles pourraient discuter de ces problèmes. »

Evelina abonde en son sens :

« Cette charge mentale est affreuse ! Déjà que la vie est dure au Liban : il n’y a pas d’électricité, pas de nourriture, et en plus, t’as tes règles, tu sais pas comment les gérer. Et il ne faut pas en parler. » 

La faute à un vaste tabou social et culturel, selon Asma, qui prend l’exemple des tampons.

« On n’en utilise pas dans la plupart des pays conservateurs car il y a des idées reçues sur la virginité [on pense qu’insérer un tampon brise l’hymen, ndlr]. Quand vous travaillez avec des communautés conservatrices, il est déconseillé de parler de ça. »

Un extrait du documentaire sur la précarité menstruelle au Liban
Un extrait du documentaire sur la précarité menstruelle au Liban — @evelinallewellyn

Pour les mêmes raisons, il est difficile pour les humanitaires et les associations de promouvoir une solution durable et abordable comme la cup. C’est ce que constate Myriam Skaf sur le terrain :

« Un jour, une femme est venue me voir et m’a demandé : “Est-ce que cette cup va briser mon hymen ? Car si c’est le cas, mon père peut me frapper.”

C’est un peu touchy parce que dès que vous abordez le sujet, il faut parler de l’hymen. Expliquer qu’il est flexible, que toutes les femmes en ont un. C’est pour ça qu’il faut travailler avec un gynéco. Mais même en délivrant des informations scientifiques, on ne peut pas se débarrasser du patriarcat. » 

« C’est une question de droits humains »

Evelina se veut tout de même optimiste : dans la majorité des endroits où elle s’est rendue avec le festival Jeyetna, le dialogue a été possible. Certaines participantes sont même reparties avec des coupes menstruelles ou des tampons réutilisables.

« J’ai l’impression qu’un changement rapide peut s’opérer. Par exemple, avec la cup, tu as réglé les problèmes de règles d’une personne pour 5 à 10 ans ! »

Reste à convaincre le grand public que la lutte contre la précarité menstruelle est un combat majeur, et que les protections périodiques sont un produit de première nécessité. Laissons donc le mot de la fin à Asma Kurdahi :

« C’est une question de droits humains.

Actuellement, dans le monde, près de 3 milliards de femmes sont en âge de procréer. La gestion de l’hygiène menstruelle est donc fondamentale, nous devons sensibiliser à ce problème. Et en parler, ça ne se résume pas à la distribution de serviettes, c’est aussi une question de dignité, d’intégrité et d’opportunités de vie.

Quand vous faites en sorte qu’une fille ait des protections chaque mois, elle va à l’école. Si elle va à l’école, elle aura une éducation. Si elle a une éducation, elle aura plus de chances de trouver un travail et donc d’avoir un salaire. Et elle se mariera plus tard, au lieu de se marier encore enfant.

C’est un cercle vertueux, et c’est comme ça qu’on doit considérer ce problème. »

Lutter contre la précarité menstruelle au Liban

Pour aider les personnes concernées par la précarité menstruelle au Liban, soutenez l’association Darwati, parlez de l’importance des protections menstruelles autour de vous, défendez leur gratuité, leur caractère remboursé ou le fait qu’elles soient considérées comme des produits de première nécessité !

À lire aussi : Précarité menstruelle : « Nous voulons que le gouvernement tienne ses engagements »

Crédit photo : @evelinallewellyn


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Les Commentaires

11
Avatar de Patacha
3 octobre 2021 à 13h10
Patacha
Faut-il encore pour accéder à une eau de bonne qualité et des produits de lessive. Laver ses vêtements ou quoi que soit d'autre de manière adéquate peut être une gageure aussi.
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Voir les 11 commentaires

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