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Féminisme

Lettre à celle que j’ai laissée derrière moi après un viol conjugal

Qui a-t-il après un viol conjugal, après une relation toxique ? Comment se relève-t-on, se relève-t-on vraiment d’ailleurs ? Trois ans après son premier témoignage, cette madmoiZelle s’adresse une lettre.
Il y a trois ans, cette madmoiZelle avait déjà témoigné ici, suite aux viols conjugaux qu’elle avait subis par son compagnon.

Elle avait expliqué l’incompréhension, la prise de conscience, le déni, la confusion, la survie et le regard qui pèse sur les survivantes…

Aujourd’hui, elle témoigne de nouveau, sous la forme d’une lettre qu’elle s’écrit à elle-même, comme une marque du temps qui passe et de la vie qu’il y a, après.

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Chère Léa* d’avant,

Voilà, ça fait 3 ans et demi. Ça fait 3 ans et demi depuis la nuit où je t’ai perdue.

C’est encore récent. Pourtant, le temps continue de s’écouler et je commence, vraiment, à envisager le fait que je peux vivre avec ton souvenir, que ton souvenir est une force.

Depuis ton départ, j’ai vécu dans 4 villes différentes, certaines dans lesquelles tu n’aurais jamais imaginé mettre les pieds. J’ai eu un certain nombre d’amant•es, j’ai vécu quelques jolies histoires d’amour et d’amitié, dont quelques-unes semblent prêtent à durer.

J’ai lu plus de livres que je ne saurais les compter, me suis passionnée pour des domaines qui t’étaient inconnus, testé des boulots dont tu ignorais l’existence.

J’ai beaucoup voyagé, fait des tatouages, appris à brasser de la bière, eu mon diplôme de fin d’études, me suis mise au dessin et à la danse, ai passé mon permis.

Aussi curieux que ça puisse paraître, il y a donc une vie possible après toi.

Comment est-on supposé vivre dans l’après ?

J’aurais aimé que quelqu’un me le dise, cet automne où je promenais ton cadavre dans la ville grise, avec l’impression d’avoir un trou béant dans le corps, ne comprenant pas pourquoi les passants ne hurlaient pas de douleur avec moi.

J’ai passé un temps fou à essayer de décortiquer ce qui t’était arrivé, à essayer de trouver une forme de paix. C’est ce à quoi j’aspire : à parvenir, non pas à t’oublier, mais à vivre en paix avec toi.

Tu sais, j’ai conscience du fait que je ne devrais pas me sentir coupable. Mais c’est un fait : je me sens atrocement coupable. De ne pas t’avoir assez protégée, assez défendue. Peut-on cesser de de se sentir coupable ? Je n’en ai aucune idée.

Je me suis sentie coupable, aussi, d’être continuellement décentrée, en déséquilibre. Je pensais que l’équilibre se rétablirait avec le temps, et pas tellement, finalement. Mais je commence à me dire que ça doit être normal, d’être décentrée durablement, face à une situation de violence radicale. De pas être complètement réparable.

Je reste sidérée par l’inconscience de certains hommes, par le naturel avec lequel ils soumettent et prennent, en laissant derrière eux une brûlure impossible à éteindre.

Je vis dans l’après, tu es dans l’avant. Je possède tes souvenirs, j’écoute tes disques et fais rire tes amis. Mais je ne suis pas toi.

Tu es la partie de moi morte cette nuit-là, je suis la partie qui t’a survécu. J’ai pris ta place et tout le monde n’y a vu que du feu.

Comment est-on supposé vivre dans l’après ? Je n’ai jamais eu envie de mourir, mais j’ai eu beaucoup de mal à cesser de te regretter, beaucoup de mal à comprendre comment vivre avec tout ce vide à l’intérieur.

Comment ? Personne ne semble capable de me l’expliquer.

Après ça, plus rien de pire ne peut arriver

Je t’ai perdue, et après ça, je n’ai plus eu grand chose à perdre. Cette épée de Damoclès qu’on nous oblige à supporter — cette idée qu’on peut toutes se faire violer un jour, et que ça sera de notre faute — finalement m’est tombée dessus.

Je n’ai plus eu peur de rien après ça. Comprends moi bien : j’ai plein d’angoisses, mais plus de peurs.

Qu’est-ce qui peut m’arriver de pire ? Pire que cette nuit où je suis sortie de ce corps pour t’observer, regarder tes yeux se vider, avoir trouvé ça très long, avoir eu la conscience aiguë que ce qui se passait n’était pas un acte d’amour, mais un meurtre lancinant, silencieux.

Tout ça, en me disait que j’étais encore très jeune, en fin de compte, et condamnée à me sentir très âgée. Condamnée à avoir complètement perdu la sensation d’innocence.

Paradoxalement, c’est là que j’ai découvert la liberté

Après toi, j’ai découvert la liberté : celle de m’en foutre

, de faire ce que je voulais, quand je le voulais, avec qui je le voulais. Je m’en privais pas particulièrement avant. Mais, en te perdant, j’ai compris le mensonge monstrueux qu’on m’avait enseigné.

J’ai réalisé que faire peur aux femmes était un excellent moyen de les tenir sous contrôle, en permanence, jusqu’à dans leurs solitudes et leurs intimités.

« Ne sors pas seule le soir, sois gentille avec les hommes qui t’abordent dans la rue, cette jupe est trop courte, ce rouge à lèvre est trop voyant, ne sois pas prude, n’invite pas de garçons chez toi, cette rue est dangereuse, ne va pas dormir chez un homme, sois séduisante, ne dis pas non après avoir dit oui, fais un effort pour lui faire plaisir.. »

Le pouvoir des hommes sur les femmes : ces injonctions multiples et contradictoires, irréalisables, qui pèsent sur nous, avec cette menace omniprésente du viol comme sanction possible à tout manquement.

Puisque c’est arrivé, je peux donc te le dire maintenant : rien ne protège complètement, rien, jamais. Il est impossible de ne pas être en danger.

La bonne nouvelle, puisqu’il est impossible de se protéger, c’est que toutes les règles sautent.

Je n’ai plus besoin d’essayer de correspondre à une femme idéale, bien sous tout rapport. Je suis tachée, abîmée, coincée avec ton souvenir. Dans le jeu du patriarcat, je suis une denrée irrécupérable, bonne à jeter. Je suis complètement libre.

Je ne suis pas désolée de continuer à vivre

Parallèlement à l’idée que nous sommes responsable, on nous enseigne un deuxième mensonge : l’idée que la vie après ça est impossible.

Mais ce n’est pas le cas. Je l’admets : c’est encombrant, un corps comme un tombeau. Froid, vide et silencieux. Tu es encombrante, tu prends beaucoup de place.

Je sais que pour certain•es, la vie s’est arrêtée, définitivement. Mais, pour moi, elle a continué, et je suis fatiguée d’être désolée pour ça.

Je suis fatiguée de cette idée rageante selon laquelle une bonne victime doit être au minimum traumatisée et incapable de sortir de chez elle, au mieux morte.

Nous avons survécu, nous sommes là. Nous avons toujours des désirs, des envies, des projets, des amours. Nous avons encore le droit d’exister.

Il faut faire de toi un souvenir

Aujourd’hui, ça fait 3 ans et demi, et tu m’accompagnes toujours.

Tes souvenirs surgissent parfois, et c’est insupportable.

Je ne veux pas deviner les traits de ton bourreau dans chaque homme qui lui ressemble.

Je ne veux pas tressaillir quand un homme m’approche trop près, trop vite.

Je ne veux pas me retenir de grimacer quand quelqu’un mentionne son prénom devant moi.

Je ne veux pas que le sexe devienne une zone de combat dès que tu t’y invites.

Je n’ai plus envie que tu m’accompagnes comme tu le fais maintenant. Présente, pressante. Je crois qu’il est temps que tu deviennes un souvenir, un guide, qui ne pèse plus sur mes épaules.

Finalement, te perdre m’aura appris plein de choses. Tu m’auras appris à ne plus me taire. Tu m’auras appris combien je suis forte, précisément parce que te survivre était un tour de force.

Tu m’auras appris à être courageuse, à être libre. Tu m’auras montré combien j’aime la vie, combien je suis reconnaissante d’exister. Tu m’auras appris à être empathique, à prendre soin des autres.

Aurais-je été la même ?

Une dernière question m’a hantée : comment les choses auraient-elles tourné si rien ne t’était arrivé ?

Ça m’a réécrite. Qui aurais-tu été ? Aurais-tu été la même personne, un peu cabossée, beaucoup trop sensible, une tête froide et analytique, un énorme appétit de vivre, tour à tour trop lucide et trop utopique ?

Je t’imaginais totalement différente de moi.

Je suis plus dure que toi, plus endolorie. Mais c’est tout.

Contrairement à ce que j’ai cru, tu aurais été sans doute la même personne, juste un peu plus légère, un peu moins seule.

Ce qui s’est passé n’a pas changé mon identité, qui tu étais et qui je suis maintenant. Ça m’a juste obligée à porter quelques cicatrices supplémentaires.

Les cicatrices, avec le temps, deviennent d’excellentes cartes.

Je t’aime, Léa*

*Prénom changé

À lire aussi : Victime de violences conjugales, je refuse de devenir « la femme battue »

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Les Commentaires

12
Avatar de Mymy Haegel
30 août 2018 à 17h08
Mymy Haegel
@stl44 : Courage à toi, je suis sûre que tu vas t'en sortir. J'espère que ta thérapie t'aidera <3
2
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