« Pendant longtemps, je suis restée très vigilante. Je faisais très attention à tout. Hygiène, vêtements… J’avais cette peur irraisonnée que les services sociaux ouvrent une enquête, alors qu’il n’y avait pas de raison. » À 47 ans, Nathalie se rappelle cette pression constante qu’elle s’infligeait pour être une « mère parfaite ». École, visite médicale… Tout devait être « dans les clous ». Placée en foyer à l’âge de 4 ans, puis en famille d’accueil, elle est aujourd’hui mère de deux jeunes filles âgées de 22 et 19 ans.
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Nathalie évoque la difficulté, pour des personnes issues de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et découvrant la parentalité, de trouver conseils et soutiens, au vu d’une histoire jalonnée de ruptures et d’une famille « originelle » dysfonctionnelle et/ou maltraitante.
« C’est ça qui m’a beaucoup manqué. Quelqu’un de proche, de ma famille, auprès de qui déposer mes peurs. » L’aînée semble avoir perçu l’inquiétude de sa mère. « C’était une enfant sage, facile. Comme si elle ne voulait pas m’ébranler. Son arrivée a été douce. Elle m’a aidé à prendre cette place de maman. »
Avec son parcours de vie et ses traumas, Nathalie, dont les filles ont pris sereinement leur envol, s’est donc construite seule en tant que mère. Comment expliquer ce grand vide autour de la notion d’accompagnement à la parentalité ?
Catégorisation des parents
Pour Catherine Sellenet, docteur en sociologie, spécialiste de la parentalité et ex-psychologue clinicienne à l’ASE, il est déjà très récent de s’intéresser au devenir des anciens enfants placés, « alors les questions de parentalité ensuite, personne, hélas, ne s’en préoccupe ».
Il est très important de ne pas catégoriser ces futurs parents « public à risques ». D’autant que les profils et parcours sont multiples, insiste la chercheuse, qui fait partie du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE).
« Ceux qui ont grandi dans des familles d’accueil stables sur une longue durée auront eu un modèle de famille davantage structurant. Or ce sont ces figures stables qui vont par la suite permettre de savoir décoder les émotions chez l’autre, et donc celles de son enfant. »
Surtout, il faut s’autoconvaincre qu’une parentalité sécure et aimante est possible, là où la société assène encore trop souvent le contraire. On entend encore que « les enfants des enfants placés le seront aussi », s’agace Nathalie. Il faut donc avoir la foi qu’on ne va pas « être dans la reproduction familiale ».
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Catherine Sellenet insiste : « C’est une théorie mutilante qui est dans une forme de projection anticipatrice. Cette image catastrophiste en fait douter certains sur leurs capacités à être parents, alors qu’ils seraient très bien ».
Créer des liens et du dialogue
Un mantra erroné, sur lequel Suzanna, 66 ans, ne s’est pas attardée une minute. Mieux, « je n’y ai même jamais pensé ! Mon histoire ne m’a jamais posé de problème quant au fait de devenir mère ».
Prise en charge bébé par ce qu’on appelait encore la DDASS, Suzanna a été placée en famille où, à la mort du mari, lorsqu’elle a 12 ans, celle qu’elle nomme « la mère tape-dur » s’est révélée maltraitante. Sa mère biologique, avec qui elle est restée quelque temps, l’était également. « En tout cas, moi, enceinte, j’étais heureuse. J’ai peut-être eu beaucoup de chance, mais je n’ai pas souffert de ça, ni fait souffrir mes enfants. »
Tout comme Nathalie, qui aime son rôle de mère et a créé avec ses filles un lien fort, « une relation de confiance et de dialogue ». Un jour, elles ont voulu visiter le foyer où leur mère a été placée enfant. Puis lire le dossier de cette dernière. Nathalie les a accompagnées dans cette démarche.
Des femmes qui se construits « en contre-modèle » résume Catherine Sellenet, qui va même plus loin. « On critique beaucoup la théorie de la ‘réparation’. Or, on peut peut-être parfois le voir comme une force et cesser de penser pathologie ! Colmater son passé à travers son enfant n’est pas forcément négatif. »
« Ce jour-là, j’ai compris que je ne pourrais même pas me permettre de pleurer »
Quoi qu’il en soit, il conviendrait d’aborder frontalement un sujet aujourd’hui encore confidentiel. Joana Manciaux s’y emploie. À 36 ans, cette mère de trois enfants est coach et formatrice, notamment sur les questions de parentalité. Son parcours ASE débute alors qu’elle est âgée de seulement 18 mois, son beau-père lui faisant subir mille sévices. Deux familles d’accueil maltraitantes et un contrat jeune majeur (CJM) plus tard, la voilà qui entre dans « un parcours du combattant pour devenir mère ». « Il m’était littéralement impossible d’avoir un garçon, mue par la peur de lui faire du mal. »
La jeune femme mettra au monde trois filles, aujourd’hui âgées de 13, 7 et 5 ans. Sur son dossier, à chaque fois, est inscrit « Parcours ASE », comme un tampon indélébile. « Une seule fois à la maternité, j’ai demandé à ce qu’on me prenne ma fille une heure pour dormir. Le lendemain, j’avais une psy à mon chevet. Ce jour-là, j’ai compris que je ne pourrais même pas me permettre de pleurer. »
Elle va vivre ainsi dans la peur de nombreuses années, à la moindre chute de ses enfants.
« Dans notre situation, toutes les craintes parentales habituelles sont multipliées par 10. »
Cette « épée de Damoclès » insupportable des anciens enfants placés devenus parents, qui ne doivent montrer aucun signe de faiblesse, c’est ce qu’elle nomme « maltraitance bienveillante » et ce pour quoi elle se bat.
Ne pas négliger son passé
Joana interviendra bientôt sur le sujet aux Assises nationales de la protection de l’Enfance. Car si la question « qu’est-ce que devenir parents ? » intéresse une majorité de personnes, il ne faut pas, pour un certain nombre d’entre elles, négliger leur passé. « C’est quoi, devenir parent quand tu n’as pas (eu) de repères/quand tu sors de l’ASE/quand tu as de lourds traumas ? » rajoute Joana.
Si ces parents craignent de demander de l’aide par peur qu’on leur retire leur enfant, « c’est là qu’ils risquent de craquer, en s’isolant ». La formatrice préconise à la société de s’intéresser également « aux 1000 jours avant l’enfant », à cette construction de l’idée même de devenir parent. « On peut tout à fait devenir un parent structuré et structurant après avoir été enfant placé », résume l’ancienne universitaire Catherine Sellenet. « Il n’y a aucune fatalité, si ce n’est celle que l’on s’accorde », conclut pour sa part Joana.
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