Nous sommes le jeudi 11 mars, et dans le 20e arrondissement de Paris, il pleut sur La Colline. Avec deux majuscules, oui, car il ne s’agit pas là d’une colline ordinaire, mais bien d’un des quatre théâtres nationaux français, dirigé par Wajdi Mouawad.
À première vue, rien d’exceptionnel. Il est 15 heures, la rue est vide : aucune raison de trouver ici qui que ce soit, ni spectateur ni comédien, puisque le théâtre, à l’instar de tous les lieux culturels français, est fermé en raison de la crise sanitaire.
Fermé, vraiment ? Plus maintenant : depuis le 9 mars à 17 heures, les étudiantes et étudiants de l’Ecole supérieure d’art dramatique (ESAD) se sont emparés des lieux, très vite rejoints par de jeunes comédiens, intermittents et autres élèves de conservatoires ou d’écoles privées. Oui, la jeunesse française a vu son moral fortement impacté par la crise sanitaire ces derniers mois. Mais cela ne l’empêche pas de lutter, à sa manière.
Sur la façade vitrée de La Colline, les pancartes pleuvent : « On ne (co)vide pas les théâtres », « La Colline veut des yeux », « Roselyne, assieds-toi faut qu’j’te parle
», « On va mourir et même pas sur scène ». Malgré l’humour, le message est clair : occuper pour réouvrir.
Une occupation symbolique
Pourquoi ce lieu en particulier ? Maria, 26 ans, étudiante en deuxième année à l’ESAD et occupante, n’hésite pas une seconde avant de donner une réponse :
« Avant tout, il y a le symbole que c’est, le théâtre national de La Colline. L’occuper alors qu’il est fermé. L’occuper avec l’accord de la direction. L’occuper alors qu’on n’a pas pu y être depuis des mois et des mois, parce qu’il n’y a pas de spectacles.
Le symbole que c’est aussi d’avoir la jeunesse réunie : ça aussi, on se dit que c’est extrêmement puissant, et que ça peut avoir un impact. »
Une action symbolique donc, qui s’inscrit dans la continuité des différentes occupations menées au sein des théâtres français depuis plus d’une dizaine de jours.
De l’Odéon au TNS : un mouvement national
Commençons par le commencement : tout a débuté le jeudi 4 mars. Après une journée de mobilisation, la CGT-Spectacle décide d’occuper le théâtre national de l’Odéon. Depuis, des techniciens, des comédiens, intermittents ou non, vivent et dorment sur place.
Une action symbolique là aussi, pour ce que représente la date du 4 mars 2021 : le triste anniversaire des un an de restrictions sanitaires connues par le milieu culturel.
Très vite, les élèves du Théâtre national de Strasbourg (TNS) décident de soutenir le mouvement… Et occupent à leur tour le TNS. Rapidement, ils sont suivis par d’autres écoles d’art dramatique : occupations, rassemblements et assemblées générales fleurissent depuis plus de dix jours auprès de nombreux lieux culturels à Lille, Angers, Rennes, Lyon, Saint-Etienne, Toulouse… Aujourd’hui, pas moins de 52 théâtres sont occupés.
Un Instagram commun à toutes les écoles a même été créé pour diffuser en direct sur les réseaux sociaux les actions menées aux quatre coins de la France : @ouverturesssentielles.
Tous et toutes soutiennent les mêmes revendications dans chacun des communiqués de presse édités :
- « Une prolongation de l’année blanche (renouvellement des allocations et indemnisations des intermittents sans qu’ils n’aient besoin d’atteindre leur minimum de 507 heures annuelles, ndlr), son élargissement à tous.tes les travailleurs.ses précaires, extras et saisonniers.ères entre autres, qui subissent les effets, à la fois de la crise sanitaire et des politiques patronales, ainsi qu’une baisse du seuil d’heure minimum d’accès à l’indemnisation chômage pour les primo-entrants.es ou intermittents.es en rupture de droits
- Un retrait pur et simple de la réforme de l’assurance chômage (cette réforme ne touche pas directement les intermittents et intermittentes du spectacle, mais les personnes qui enchaînent des emplois sur le court terme, avec des périodes de chômages récurrentes entre chacun de leurs contrats. Par souci de solidarité avec les travailleurs et travailleuses précaires, le mouvement soutient également cette revendication, ndlr.)
- La réouverture des lieux de culture dans le respect des consignes sanitaires
- De toute urgence, des mesures pour garantir l’accès à tous.tes les travailleurs.euses à l’emploi discontinu (pigistes, saisonniers et saisonnières, intermittents et intermittentes, ndlr) et auteurs.rices aux congés maternité et maladie indemnisés
- Des mesures d’urgence face à la précarité financière et psychologique des étudiants et étudiantes
- Un plan d’accompagnement des étudiants.es du secteur culturel en cours d’étude et à la sortie pour leur permettre d’accéder à l’emploi
- Un financement du secteur culturel passant par un plan massif de soutien à l’emploi en concertation avec les organisations représentatives des salariés.es de la culture
- Des moyens pour garantir les droits sociaux – retraites, formation, médecine du travail, congés payés etc – dont les caisses sont menacées par l’arrêt des cotisations. Pour porter ces revendications, nous exigeons, dans les plus brefs délais, une réunion du CNPS (Conseil national des professions du spectacle, ndlr) avec le Premier ministre »
Une colère fédératrice
Dans le but d’interpeller le gouvernement et la population, des rassemblements sont organisés quotidiennement devant ces lieux culturels français. Au théâtre La Colline, c’est à 16 heures tous les jours.
Aujourd’hui, c’est parole libre : chacun, chacune prend le micro et livre à la foule ses raisons d’être là. Anne-Marie, cheveux poivre et sel, regard pétillant, et fougue jusqu’au bout des doigts, s’avance à son tour. La pluie ne l’arrête pas : déterminée, sa prise de parole séduit et provoque acclamations et applaudissements. Pour elle, il s’agit avant tout de communiquer son soutien à une jeunesse qu’elle admire :
« Les jeunes, quelques fois, on a l’impression qu’ils ne s’intéressent pas, qu’ils sont sur leur portable, dans la consommation. Mais quand je les vois qui occupent, qui sont déterminés, qui veulent se fédérer avec les autres, je trouve ça formidable, ça me donne du courage. Ça me fait sortir de chez moi. Je me suis dit “ Je vais aller voir ce qu’ils défendent et leur dire que, moi, je suis avec eux.” »
Pour Anne-Marie, l’écoeurement est total devant la situation subie par la culture ces derniers mois. Ces occupations sont l’occasion, selon elle, de se rassembler et de se fédérer autour d’un même combat : celui de sauver l’art, la culture.
« Ça me désole, et ça me désespère. Qu’on ferme les théâtres. Déjà avant, ils voulaient fermer les librairies ! Mais dans quel monde on est ? Ça me met en colère, et je ne décolère pas. Moi je vais venir tous les jours ici, et à l’Odéon. C’est indéfinissable, on ne peut pas vivre ça. »
Sa colère semble partagée. Victor Hugo, étudiant en première année à l’ESAD, a vu naître la sienne aux alentours des fêtes de fin d’années.
« Moi c’est à Noël que je me suis révolté. Tous les magasins qui étaient ouverts, toutes les queues devant les boutiques, aucun geste barrière respecté. Moi, j’avais envie d’offrir une place de spectacle à quelqu’un, et je ne pouvais pas. Ça n’a pas de sens : au théâtre on pourrait très bien ne pas se toucher, être à deux, trois sièges d’écart. »
Pour sa part, c’est cette révolte qui le pousse à rejoindre les occupations aujourd’hui. Mais aussi l’une des revendications soutenues par le mouvement : le plan d’accompagnement destiné aux futurs diplômés en arts dramatiques.
« Il faut un soutien aux étudiants qui vont sortir des écoles, et qui vont avoir un trou de deux ans dans la programmation. Toute la programmation d’ici deux ans c’est des “reports”, des projets déjà montés et reportés par le covid. Les castings sont faits, il n’y a pas de place pour nous. »
La jeunesse au porte-voix et à l’écoute
La pluie n’arrête personne : des lettres sont lues, des appels au ralliement sont lancés, la foule semble portée par une volonté commune : celle de se faire entendre (et écouter). Le micro ne cesse de passer de main en main, mais attention, toujours après une petite dose de gel hydroalcoolique minutieusement administrée. Ce que souligne ironiquement Maria : « Tous les gestes barrières sont respectés, madame Bachelot ! ».
La phrase fait rire le public, mais la jeune chanteuse-comédienne tient à rappeler au gouvernement que les occupations ne sont pas là pour nuire à la santé de quiconque. Ou pire, pour dégrader les lieux occupés, ce qu’avait insinué Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, le 10 mars dernier comme le rapporte Le Monde.
« Nous, par respect, on prend soin du lieu. On n’a pas envie de casser les vitres, de détruire les théâtres. On les aime, on les chérit, on veut qu’ils soient ouverts, on veut les voir vivre, on veut les faire vivre, et on veut que le public les fasse vivre aussi. »
Un discours que soutient Walid, lui aussi étudiant en école nationale d’arts dramatiques. Il se refuse à nommer laquelle car pour lui, seul compte l’identité du mouvement, et non celle des membres qui le composent. L’identité d’une jeunesse qui lutte, que certains déconsidèrent trop à son goût :
« On sait très bien qu’un mouvement jeune peut être décrédibilisé, que les gens vont voir là où ça fait mal. S’il y a quelque chose qui est mal interprété dans les médias, ce n’est pas grave. Notre volonté on sait qu’elle est saine, et c’est ça le plus fort. »
Il est 17 heures, l’heure est venue de clôturer le rassemblement : à cette heure-ci, devant tous les lieux occupés, les foules se réunissent, et poussent un cri de ralliement. Une action symbolique, de nouveau : celle d’une jeunesse en manque de culture, qui espère que son hurlement parvienne jusqu’aux oreilles du gouvernement.
Alors, que se passera-t-il pour la suite ? Tous espèrent que le mouvement prenne de l’ampleur, « que le feu jaillisse », que des solutions soient apportées.
Les occupants et occupantes de La Colline, en réponse aux propos tenus par Madame Bachelot, l’ont invitée à venir visiter les lieux, afin d’échanger avec elle. Le moyen pour eux, selon Maria, d’être écoutée, de faire bouger les choses avec celles et ceux qui détiennent le pouvoir décisionnel. Même s’il faut crier tous les jours à 17 heures devant tous les théâtres de France pour se faire entendre.
« J’espère qu’on est indigestes. J’espère qu’on est hyper indigestes.
J’espère qu’on fait peur. Parce qu’on ne peut pas, nous, à notre niveau et avec notre statut, changer la bureaucratie française. On peut juste faire chier, dire ce qu’on ressent, et montrer à quel point on est engagés là dedans, à quel point on veut profondément, sincèrement que les choses changent.
Et espérer être écoutés. »
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